Une poétique de l’Image
En
plein terroir avignonnais, lieu culte de toutes les audaces scéniques,
l’Association culturelle La Licorne et le Dragon ne pouvait convier qu’à parler « passion
planches ». Une antenne déjà tournée vers les auteurs polynésiens de
Litterama’ohi, restait ce « détour » (sic) par le théâtre de Julien
Gué.
Etrange
situation que de discourir sur une pratique qui ne se pose qu’en actes ! Concours
de circonstances pour ce nomade des planches entre langue d’Oc et reo tahiti*. Sinon
que « l‘arrêt sur image » s’inaugurait comme sport convivial de la
soirée. Les commensaux se distribuant entre Provençaux, nouveaux venus dans la
région, et témoins plus ou moins fraîchement débarqués des îles
polynésiennes : les impressions sur un certain théâtre non-identifié,
ancré en Océan Pacifique, se sont entrecroisées.
A la jonction des antipodes |
Les
antipodes réunis comme par magie. L’illusion, cette convention scénique non-conventionnelle
pour lors en partage. A l’instar de cet « histrion, ce batteur de planches
qui fait du rêve avec du vent… » (Julos Beaucarne), la « poétique de
l’image » s’annonce d’emblée en ces quelques mots glissés dans une missive
par Julien Gué.
Julien Gué et
l’éphémère
Si
les récentes créations forgées en ateliers-théâtre par les détenus de la prison
de Nuutania à Tahiti figurent dans deux numéros de la revue Litterama’ohi (2009
et 2011), si la télévision tahitienne diffuse en fin de cycle sa création inédite
Il a neigé aux Tuamotu dans son
intégralité (le soir de Noël 2011), si les archives de Paris-plage (2006)
mentionnent Le Frangipanier
de Célestine Hitiura Vaite sans préciser, si les Marquises se souviennent de
certains Parfums du Silence y
abordant pour l’année Gauguin (2003) : avec le salut final se plante à
nouveau le décor de l’éphémère.
Rien
n’est plus intense mais aussi plus passagère que cette fabrique d’images
vivantes. Au sein transitoire de la compagnie Aliné@ (2002-2003), sous la rampe
de Te Fare Tauhiti Nui (Maison de la Culture de Papeete) et de Raiatea à l’atelier
lorrain d’écriture des Souffleurs de Mots
(2011), comme entre les murs du lycée de Taaone : « Une petite pierre
pour le théâtre est posée pour les générations de demain », commente un
participant en terre provençale.
L’atelier des Souffleurs de mots |
Pourquoi
donc centrer sur l’image ? Parce que l’image théâtrale est une succession
d’instantanés dont le pouvoir émotionnel s’imprime en nous et y laisse ses
empreintes indéfinissables. Parce que le metteur en scène en est le maître
d’œuvre exclusif. Parce que le théâtre déjoue l’instant présent. Parce qu’il se
joue de nos représentations mentales. Puisées à un imaginaire ouvert à perte de
vue, abordées d’un point de vue tout personnel, le théâtre de Julien Gué nous
en offre un panorama des plus florissants en nous dépaysant. Nous sommes au
pays des fleurs !
Pourquoi
donc une poétique ? Parce que la manière de nous les livrer, de nous en
convaincre, est le fruit d’un art, d’une composition maillée qui œuvre sur le
comédien, les attitudes qu’il véhicule et l’espace qu’il convoque avec lui. Que
la prestation prodiguée n’est pas linéaire mais nous submerge d’impressions.
Que
son but est de toucher nos sens, d’entrer en communication avec nous. Que cette
transmission passe par une histoire dans laquelle nous nous projetons ou que
nous rejetons. Qu’elle nous implique. Que son issue nous interroge, nous
satisfait ou nous délivre.
Quand la musique prend sens
Comment
Julien Gué réussit-il à solliciter notre connivence de spectateur ? Cette
symbiose particulière qu’il sait opérer, il la doit au métier mais aussi à une
personnalité qui ne laisse rien au hasard. Un metteur en scène ciseleur qui
affiche des œuvres épurées, nettes et combien poignantes aux dires des
spectateurs.
Le paysage intérieur :
poétique de l’espace
Quel que soit le texte abordé, le thème
producteur de texte, le texte engendré par les acteurs, Julien Gué l’inscrit
dans l’actualité. Elle est à l’image de son ouverture d’esprit, de son
parcours, à la dimension de la planète où tout retentit en écho.
L’Afrique
de son enfance et de ses incursions plus tardives, la France où il s’est formé et
a produit le conduisent aux antipodes. Au présent, c’est de culture
polynésienne, de sa propension à l’oralité qu’il se nourrit depuis près de
treize ans. C’est en continuité avec le mouvement de « Renouveau
identitaire et culturel » (initié
par Henri Hiro) qu’il entame la mise en scène de la pièce : Les Parfums du Silence (2003), en étroite collaboration avec son auteur, Jean-Marc Tera'ituatini
Pambrun.
La
mise en espace qu’il y élabore s’effectue comme une véritable traversée du
miroir. Les personnages tirent leur réalité des tableaux de Gauguin (notamment
« Qui sommes-nous ? » - 1897). Franchissant la toile où les
avait figés le peintre ils s’approprient leur pleine conscience identitaire.
L’image picturale est donc inversée. Elle bouscule les clichés exotiques dont
se complait l’Occident.
L’espace du orero et l’espace des arioi |
De
même matérialise-t-il son point de vue dans la scénographie du conte Il a neigé aux Tuamotu (2011) :
créant avec le personnage de la conteuse un espace fixe. Lieu symbolique de
l’écriture scénique, il domine l’aire de jeu (des acteurs : arioi*), tel
un démiurge. Il attribue à la diseuse sa dimension de messagère et d’oratrice,
en se référant au rôle social dont était pourvu le orero* ancestral. Elle seule
s’adresse directement au public. Associée aux musiciens qui ponctuent la mise
en jeu, le texte, comme les séquences et les situations, elle délègue ses
pouvoirs à « l’esprit de Noël ». Petit lutin assuré de l’invisibilité
(Magie ! Magie !), il est le lien corporel entre les espaces. Il dote
les personnages de sentiments, leur insuffle la vie, secondé dans sa tâche par les
danseuses qui en sont ses émanations.
C’est
là qu’intervient le discours de la mise en scène : rassurez-vous, il est
muet et à seule charge du metteur en scène. Soit « l’esprit de Noël »
apparaissait tardivement comme un coup de théâtre, selon le conte initial de
Rai Chaze ; soit Julien Gué met l’accent sur le véritable bouleversement,
la noyade du père, moteur de toute la mutation du système des personnages.
L’esprit de Noël, c’est bien cette fête de l’enfance et de la renaissance, à
soi, aux autres. La marâtre devenue veuve, à l’instar de cette perturbation climatique
qui ne s’est encore jamais produite sur les atolls, sort de son individualisme
et offre ce don précieux à l’orpheline, l’accueil d’une vraie famille.
Rien n’est innocent |
Complexe,
vous avez dit ? Dans sa conception seulement : car à la scène, tout
est fluide, rien n’y paraît. Question d’art : l’esthétique de la mise en
scène, Julien Gué, ça le connaît ! La gestion de tels paramètres participe
de cette logique interne du meneur de jeu et d’espace. Le public se ravit de leurres.
Lévy-Strauss ne décrit-il pas ainsi cette fonction magique qui nous habite dès
l’enfance ? Conte pour enfants ou drame d’adultes se finalisant par une
catharsis -résolution des tensions- bien attendue ? Car le travail du
metteur en scène s’applique à rendre le maximum de profondeur d’un texte. Bien
sûr, sa vision en est une interprétation, parmi d’autres possibles. Et dans
cette mesure distingue-t-il son « texte de mise en scène » du récit
initial. C’est que pour lui, en toute sincérité et conscience, les mots
prennent chair : la scène représente l’espace de la condition humaine.
Les
métamorphoses du décor : l’image multiple
A contrario l’espace de jeu est simplifié, dépouillé, juste balisé de
quelques signes (végétaux : tapa, aïto), réduit à sa plus simple unité. Car
il vit et se vit : animé par le jeu des acteurs, il évolue comme l’un
d’entre eux. Ce n’est pas la lumière seule qui lui donne vie, sens et valeur, mais
sa manipulation ou son investigation par les acteurs. Rien n’est posé sur scène
qui ne serve de relais à la signification. L’unité du spectacle repose sur ces
analogies entre humain et environnement. Du sable blanc et un ponton (Il a neigé aux Tuamotu) pour désigner l’océan et l’île, la terre et la neige, la
ferme perlière et la ligne de fuite vers l’au-delà. Conte, nouvelle, essai,
saynètes et pièce suivent le même principe de la symbolique des correspondances.
Jeux de
Planches (2003) joue les escamotages, rapides,
rythmés et les ruptures de ton entre chaque saynète. Un store à lamelles
pivotantes et les personnages, créent leur propre univers. Ce découpage marqué
gestuellement, insiste et décortique la mécanique du théâtre. Car les
personnages devisent sur les aléas de la représentation, autant qu’ils le
concrétisent. L’ingénuité, l’irréalisme, les dérapages insolites et
l’utilisation de la pantomime comme leitmotivs de jeu. Epitaphe (2008) représenté en plein jour dans la cour du pénitencier
de Nuutania, localise les emplacements, avec ses bancs-bateaux, ses bancs-murets,
etc. Globalement, le décor n’écrase pas les acteurs, ne les enserre pas dans un
mausolée. Comme un trait de pinceau, il est suggestif : « Ceci n’est
pas une pomme »…
Le théâtre en prison : faire tomber les murs… |
Il est tremplin et au service du jeu. « Et
pourtant, elle tourne ! », la dynamique de la pièce ! Elle ne
s’enferme pas dans son auto-contemplation. Le temps est son linceul. Un coup de
balai en guise de pagaie et le vaisseau de la scène prend la mer (Epitaphe). Pourquoi rendre compte aussi de
l’évocation des nacres, moment descriptif propre au conte ? Sinon pour
inverser (encore une fois) le poids de l’opinion commune : joyau des
profondeurs la perle se mérite ; d’accessoire secondaire, elle devient
sujet. Cœur de la pièce, un propos sociologique : la perliculture n’est
pas une activité dénuée de dangers. Le rôle des nacres est tenu par les
danseuses. De même, le metteur en scène joue sur des images culturelles
transversales : le himene ru’au*, chant funèbre, est accompagné d’ombres,
image des pleureuses du pourtour de la Méditerranée.
La poétique
de l’acteur
En fait, acteurs et espace sont intimement liés, se colorant
mutuellement. C’est ce tissage entre vivant et matière qui confère couleur et relief,
symbiose ou antagonisme. Ce sont toujours conjonctions ou oppositions de forces
qui forgent le rythme du spectacle. Sans mouvance des images, qu’elles soient
visibles ou sonores, le spectacle tomberait à plat et l’intérêt n’en serait que
vide.
Dans une séquence musicale (photo 7), étoffant son rôle, Hei, fille de la
marâtre ne cesse d’afficher son narcissisme : une parade de parures inscrite
sur l’arrière-plan des autres personnages. En vis-à-vis, les danseuses, ses
images-miroir. Si le mouvement appartient à la chorégraphe, sa fonctionnalité en
revient au metteur en scène. Le langage scénique est foncièrement corporel et
s’exprime ainsi, acteur et danseuses confondues. Il ne peut en aucun cas s’agir
d’un intermède. « La danse de
l’orgueil », scène ajoutée par Julien Gué, ne manque pas de faire un clin
d’œil sur les pratiques culturelles mondialisées de l’apparat et du paraître.
« Il a neigé
aux Tuamotu », les premiers balbutiements…
Plutôt que de s’attacher au clinquant, minimise-t-il la quête du bijou
pour axer sur la candeur du personnage principal, celle dont le père
déclare : « Car en toi se trouve une perle de grande valeur ». Images
des deux sœurs, mais aussi du double sens de « perle » en
fondu-enchaîné. L’acteur pour Julien Gué ? Une nacre dont s’extrait la
perle. Le jeu ? Un travail d’intériorisation qui implose ou explose en
image ciselée, affinée, cristalline. Livrant le sentiment à l’état pur.
Une qualité
d’être
Quel est son mode opératoire ? Concilier les techniques du jeu, mais
surtout faire parvenir ses acteurs à réaliser au mieux un acte de communication
à part entière avec le public, par le biais d’un personnage. Démarche de
recentrage sur les potentialités de chacun. Démarche qui s’appuie sur leur engagement
personnel.
Qui se met en retrait, se réserve sur son quant-à-soi, risque de déparer
dans l’accomplissement collectif. Car l’évolution s’effectue dans une dynamique
personnalisée et collective. Les acteurs attestent de sa sollicitude
rassurante, de cette constante de la sollicitation qui les meut, de l’angoisse
du mieux qui les déstabilise et les
affermit en même temps. Est-ce parce que les acteurs se prennent réellement en
charge et effectuent un travail sur eux-mêmes qu’ils atteignent une qualité de
jeu appréciable ?
Une salle de répétition à Tahiti... |
L’exemple est probant avec les deux créations élaborées dans leur
intégralité par les détenus de Nuutania : la première, Epitaphe, fait son deuil d’un passé de
malandrin ; la seconde, Regarde bien,
tournée vers l’avenir, prodigue ses conseils à la génération montante. De l’écriture
du texte à la représentation, le cheminement passe par l’acquisition, sur le
tas, des outils de langue (mixage entre français tahitien et reo tahiti) comme
du langage corporel et de la gestion commune de la scène.
La parole est scandée en hakka final pour La Ballade des Pendus de Villon (traduite en reo tahiti). L’amorce
de Regarde bien est construite en
vers libres. La gestuelle des occupations est chorégraphiée, valorisant la
tâche quotidienne. Le dialogue, soutenu par différents leitmotivs entrecroisés,
progresse en chorus, à l’appel d’un coryphée-orero. Texte d’une qualité
surprenante !
Ta’ata pour rêver…
Si la cible de cet atelier de réinsertion est atteinte (autogestion des
conflits, programme abouti, assiduité), c’est bien d’autres acquis que les
novices se sont appropriés. D’abord adopté comme moyen de se soustraire à la monotonie (et de gagner
quelque remise de peine), l’atelier ne les a pas seulement aidés à prendre de
la distance, à relativiser, à se découvrir autre, mais à s’accomplir. Imaginer,
endosser un rôle, dans la direction d’acteur de Julien Gué, c’est vivre,
exister pleinement.
Le thème de l’évasion qu’ils se sont choisis, comme sa réalisation
ludique les a réellement affranchis des réflexes carcéraux. De l’humour, de la
fantaisie, mais surtout le recouvrement du sentiment, de son partage, de son
trop-plein. Véritable défi, il les fera passer de la redécouverte des valeurs
humaines enfouies à leur extériorisation. L’émotion débordera de la scène à la
rare assistance. Ne sont pas seuls les murs et les vagues qui « s’en
souviennent » !
Aperçu du
théâtre de Julien Gué en Polynésie
Insatiablement, Julien Gué se préoccupe de ce qui constitue le pivot de
son théâtre, qu’il s’agisse de professionnel, d’amateur, de cadre scolaire ou
de réinsertion pénitentiaire : l’humain au cœur de sa problématique ou de
son accomplissement d’artiste de la mise en scène. Cette volonté de faire
exister l’autre, l’acteur, au-delà du quotidien qui se vit. Il n’est pas que le
spectateur qui puisse rêver. Outre ses partenaires, embarqués dans l’édification
d’une utopie commune.
Le théâtre serait-il ce rêve de
l’humain ? La représentation celui de la vie.
Un article de Monak
Orero* :
orateur dans la société polynésienne originelle. Enseigné au Conservatoire artistique de la
Polynésie française -Te Fare Upa Rau-
Himene Ru’au* :
Variété de chants cantiques dont l'air
s'inspire de chants européens anciens, la mélodie très lente et fort belle est
d'exécution difficile.
Lire en cliquant ici la deuxième partie de cet article : "Julien Gué et le théâtre : un rêve ou un engagement ?"
Pour en
savoir plus sur le travail de Julien Gué, lire également :
Le théâtre en prison : L'évasion recommandée !
Le théâtre en prison : L'évasion recommandée !
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Bonjour Julien,
RépondreSupprimerJe ne sais pas si tu te souviens de moi, j'ai été une de tes élèves au lycée Taaone. Je voulais juste te dire qu'apres toutes ces annees, le theatre est un de mes meilleurs souvenirs. Merci de nous l'avoir fait decouvrir ainsi ! Bonne continuation ! Heimiti
Chère Heimiti, comment pourrais-je oublier un seul d'entre vous ? Ces années de théâtre au lycée ont été, grâce à vous tous, parmi mes plus belles expériences de théâtre et d'une richesse humaine hors du commun. C'est à moi de te remercier pour ce message qui me touche bien plus que tu ne saurais le penser... Julien.
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