Un rêve ou un engagement ?
Au cas
où vous ne l’auriez deviné, le théâtre est engagement. Un contrat signé avec
cet art de l’image vivante. Si Julien Gué cisèle ses pièces en véritables
objets de plaisirs scéniques, il en privilégie l’essentiel : la relation
au public. Le théâtre est acte de transmission. Art de la communication, il a ses
exigences, comme pour tout métier.
Son
œuvre, son rêve, c’est son combat. Un point, c’est tout. Réflexe d’artiste, il
n’est pas sans évoquer, d’autant plus dans les îles polynésiennes, Les Enfants du Paradis du tandem Marcel
Carné-Prévert (1943) : tant pour son traitement poétique que pour ses
intentions. Proposer un monde où l’amour est roi, où « l’amour
(s’inscrit) comme acte de résistance ». Et c’est bien « d’une déclaration
d'amour aux acteurs et à la scène » dont fait preuve Julien Gué, dans
son court passage sur le plateau de télévision de Polynésie 1ère à
Papeete.
Un cri
d’alarme à « Fare Ma’ohi » sur Polynésie 1ère
Tel
est donc le message livré par Julien Gué au cours de l’émission Fare Ma’ohi. A la question « Quel
est votre regard sur le théâtre polynésien ? » : la réponse de
Julien Gué est professionnelle.
Un théâtre
sans histoire
« Secouer
le cocotier » aurait pu être le titre de cet article, tant cette allusion
résume la dynamique dans laquelle s’inscrit tout acte créatif qui se respecte
et respecte le public. Tant la résolution des politiques est indispensable pour
anticiper, organiser à long terme et prolonger la tradition de la
représentation à ciel-ouvert : tant il semble dommageable que les
compétences ne soient pas mises à contribution et que les potentiels soient
voués à avorter.
D’une
part, c’est bien aux artistes de métier qu’il incombe de définir les prérogatives
du métier. De l’autre, la gestion du secteur théâtral ne peut s’envisager
administrativement qu’en incluant pédagogie, statuts et code de l’emploi.
Faire
exister le théâtre c’est le pourvoir des moyens de réhabiliter le rôle enfoui
des arioi traditionnels, ces acteurs ma’ohi quelque part oubliés dans les
décombres du passé. Les faire sortir du musée en structurant un domaine qui
n’est pas le « Paradis » !
Le théâtre, cet ailleurs qui n'est pas le paradis |
La citation de Jean-Marc Tera'ituatini Pambrun, tirée de L'arbre et la poussière (1992)
conviendrait parfaitement aux propos de Julien Gué (en remplaçant histoire par
théâtre) : « Le peuple polynésien n'a pas d'histoire. Cette formule
peut sembler lapidaire, mais elle est juste. Un peuple a une histoire quand
celle-ci fait l'objet d'un enseignement systématique à tous les stades du
développement de la personnalité des individus qui le composent. »
Julien
Gué déplore que soit galvaudé l’art théâtral et qu’il soit confondu avec
divertissement au rabais ou loisir d’amateur. La speakerine semble tomber dans
le travers jadis signifié par Henri
Hiro : se trouver « démentalisé
de sa polynésianité ».
Déjà,
sa pièce Ariipaea-Vahine (1978), issue du
patrimoine polynésien, transmis de mémoire, illustre le mouvement de
renaissance culturelle qu’il a initié. Entre mythe et histoire, elle faisait
figure à l’époque d’acte de résistance. Elle n’a pas tenu longtemps dans la
conscience populaire, par manque d’orchestration par les pouvoirs publics.
Henri Hiro et le théâtre « rermentalisé » |
En
droite ligne avec la tradition orale polynésienne, avec les pionniers de
l’exhumation du théâtre, à l’écoute des lycéens qu’il a formés et qui pourraient
maintenant vivre la scène et la faire vivre, des enseignants avec lesquels il a
collaboré, des acteurs occasionnels qui se sont éclos sous sa direction, Julien
Gué est porteur de ces attentes qui semblent trouver des échos partout
ailleurs.
La Culture
éventée
A
brosser le panorama de la mondialisation de la culture, le constat de cette
dévaluation de l’art se propage sur tous les continents : réduction des
budgets étatiques à la culture, tracasseries administratives et fiscales qui
plombent les productions, corruption politique et détournements de fonds,
invasion des réseaux financiers qui
soufflent un vent de fadaises commerciales et en régentent abusivement ou
fiduciairement le marché, idéologies théocratiques qui la déclarent tabou… la
création est bien malmenée.
Le
critère quasi mondial de loisir et de communication étant l’audio-visuel, les
métiers de l’image sont particulièrement inquiétés. La création, surprenante et
innovante par définition, est-elle si dérangeante ? Voyons comment
réagissent les spectateurs de la séquence du 14 janvier 2013, signée Fare
Ma’ohi. Ils ne se connaissent pas, sont de nationalités et de cultures différentes. Ils viennent de trois
continents : Afrique, Europe, Océanie. Ils se sont filmés, ils ont été
filmés, ils ont écrit.
Richard Bohringer met les pieds dans le plat
Ta’ata
Paskua commente ainsi, faisant allusion à Tahiti où il vit : « Le
territoire est un véritable théâtre du pire ». En effet, l’image végète,
l’image est frileuse, l’image se meurt ! Pas seulement celle qui se meut
sur scène, mais celle qui se met en scène (photographie, série
micro de Ta’ata). Ne resterait-il au créateur qu’à correspondre d’écran à
écran ? L’image fixe ou animée se verrait-elle contrainte de s’enfermer
sur elle-même ? Mais l’internet aussi se trouve harcelé. Car il s’agit
bien d’information
et de son muselage.
La
seule image scénique qui s’impose est formatée : celle des packs
publicitaires déversés par tonnes à coups de milliards. Simple argument de
vente, elle rapporte à ses fomenteurs. Facile, simpliste, à portée des méninges
les plus ralentis, elle s’entasse dans la mémoire comme une seconde nature.
Bilan ? Elle se multiplie en réflexes conditionnés. Recette ? L’image
est sans bavure, alléchante.
Théâtralité
de l’ignorance, cet ersatz de savoir ne cultive pas les esprits : elle se
borne à une bribe de mots assortie d’un jingle. Elle ne fait qu’emplir les
décharges publiques du passetemps et les bedaines des téléspectateurs à coups
de chips, de gourmandises et de chair enrubannée dans des écharpes de
Misses.
La culture miroir aux alouettes |
Pourquoi
fascine-t-elle ? C’est que son pouvoir de séduction entretient la
confusion et tient en un mot : l’image-miroir… Qui ne se prend pour une créature de
rêve ? Un geste, un regard : le mimétisme lève des armées de modèles
décérébrés.
Les
loqueteux de la culture
Le
monopole de la culture normative avorte de « Mozart assassinés » et
de files de demandeurs d’emplois qualifiés dans le métier d’acteur. Dans un
pays pourvu d’un dispositif-chômage, que propose Pôle-Emploi à la rubrique
« professionnels du spectacle » ? Strip-teaseurs, cover-girls,
entraîneuses ! ! !
Le
cinéma renouvelle son marché à coups de figures-phares inédites sans prendre de
grands risques parce qu’au montage se gomment les imperfections. Au théâtre, pour
passer la rampe, l’apprentissage du métier est indispensable.
Les
déclarations de Léo Caneri nous font entrer de plain-pied dans le débat intra
et extra muros : le profit facile, ses réseaux de privilégiés et sa
répartition. Un certain théâtre national français, en prospection sur l’île de
Tahiti, enclin à promouvoir la formation et enchaîner sur un spectacle, a
constaté le manque en la matière et davantage encore : le rôle de Julien
Gué, son existence, ses compétences, son parcours de formateur (en sections
BAC) leur ont été occultés à leur venue à Papeete. Dire que la concurrence est
acerbe ne suffirait pas.
Léo Caneri nous parle du Théâtre à Tahitii
Certaine
indélicatesse diffusée sur Facebook le gommerait inconsidérément de sa mise en
scène 2011. Photos, reportages vidéo des répétitions (août-décembre), articles
de presse évoquant aussi le ressenti des comédiens, interviews télévisées de l’auteure
du conte initial démentent ce genre de commérages !
D’Espagne,
nous parvient cet écho : « Cinq minutes de parole sur le Théâtre pour
une émission culturelle : « c’est un peu court, jeune homme »
(Cyrano de Bergerac) ! L’impression que la speakerine jouait sa
place ? Un dialogue de sourds, mais le message est passé ! En plus,
le cadrage, lamentable ! L’invité coincé dans un mouchoir de poche !
Heureusement qu’il est acteur, Julien Gué, ça se voit, ça se sent ! Il ne
s’est pas décontenancé, il a émis les doléances qu’il fallait ! De la
formation et des moyens ! Ici, dans notre petit bled, on a vite déchanté.
On s’est recyclé ! ».
« Il
a raison de monter au créneau : c’est tout de même la qualité qu’on attend
quand on passe à la billetterie ! Les écoles de théâtre, ça fait
toute la différence ! Dans la région parisienne (de mes universités), il
est trop de troupes qui courent après les salles de répétition. La télévision
se borne à ne retransmettre que des spectacles souvent piètres de vedettes de
renom : à vous dégoûter du théâtre. Les associations d’amateurs, c’est
souvent du n’importe quoi : les gens se font plaisir avec des gags, c’est
sans relief ; heureusement que certaines font appel à des
spécialistes ! J’ai connu ça. », commente AR, enseignante.
La
complainte du Théâtre
Il
semble alors que la culture soit un acte de résistance, que la lutte soit
ouverte aussi face à des pouvoirs coercitifs (citons Brecht) ou dans un
contexte d’inertie publique.
Ridha B. (ISAD)...le théâtre de la désillusion |
En
Tunisie, pays émergeant, le théâtre a constitué l’une des priorités du premier
président de la république indépendante (1956). Avec la création du Secrétariat
à la Culture (1961), un système dirigiste est mis en place, avec la
constitution d’une « Commission d’Orientation » qui vise ou non
(censure) les œuvres dramatiques. Dix ans plus tard, il fonde le Centre d’Art
Dramatique, passé au stade d’Institut Supérieur (ISAD 81) avec la première
génération d’universitaires.
Bien
que la censure étatique ait disparu au lendemain de la révolution de 2011,
Ridha Boukadida, acteur, metteur en scène, dramaturge et enseignant à
l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Tunis n’est pas plus optimiste que
dans sa thèse (2003, Le Théâtre
tunisien face à la modernité : la scène dans une société en mutation) :
« Ce
que je pense aujourd'hui, c'est que l'actualité est dans ce que nous pensions
avant la pseudo-révolution, ce que nous avions toujours pensé : la liberté
est nécessaire pour l'émancipation des individus, des peuples, du théâtre. »
« La
révolution tunisienne a été l'occasion inouïe de l'émergence de ce que cette
nation emmagasinait depuis des siècles comme ignorance, hypocrisie et
opportunisme. C'est en définitive le résidu de l'époque bourguibienne chez les
femmes tunisiennes plus que chez les hommes qui pourrait sauver cette peuplade
de 12 millions d’habitants ; autrement on est cuit et bon pour une
médiévalisation wahhabite... »
L’avis
des jeunes générations méditerranéennes enfonce le clou d’une culture
crucifiée. Tôt déçus, ils changent d’orientation (Tunisien immigré récent,
Française -4ème génération de l’immigration algérienne,
Franco-Tunisien).
Ils
associent mafia culturelle et dirigisme étatique ; inutile de vouloir
avancer d’autres formations que celles imposées par le monopole de l’argent ;
inutile de vouloir « percer », même si t’es le meilleur.
Et
là, nombre de pays capitalistes vont se reconnaître. Le mot métier devient
synonyme de passe-droit et d’exploitation, le mot professionnel équivaut à
« faiseur de fric » puisque le vide de statut juridique ne reconnaît
pas de critères ou les falsifie !
Formés pour
rien : la voix Maghreb-Méditerranée
Tous
trois ont été animateurs et ont quitté, car le métier ne nourrit pas vraiment. Les
deux garçons diplômés en Danse ont fait de la scène (Tunisie pour le plus âgé,
Tunisie-France-Allemagne pour le plus jeune –en théâtre, danse et cinéma).
Leur
manière à eux de résister, c’est en s’assurant le quotidien, garder la forme
pour transmettre leur passion, au feeling, quand il leur sera loisible
d’encadrer des plus jeunes… plus tard… non par obligation, mais par amour.
Un acte
d’amour
Mais
qui est ce Julien Gué qui étaye une partie de son intervention sur le Centre
culturel Tjibaou et le statut professionnel du Théâtre de
Nouvelle-Calédonie ?
Vingt-cinq
ans auparavant, dans un village du Languedoc-Roussillon (Mudaison, moins de
2000 habitants), il animait un groupe théâtral primé aux 2èmes
Rencontres du Théâtre amateur de la région. Quel apport tirent ces acteurs,
exerçant actuellement dans de tout autres domaines ? Un metteur en scène
doit-il être formé ? L’acteur Julien Gué sur scène vaut-il coup et coût du
déplacement ?
Marie, Séverine et Sylvie parlent de Julien Gué
Son
arrivée « en cabriolet Triumph Spifire jaune canari, cheveux dans le vent,
très Rock’n Roll-bohême, yeux d’un bleu... marque le début d’une
aventure » qui commence par la pratique « des planches, la découverte
d’un monde subtil, porteur, prodigue, la
familiarisation avec des auteurs méconnus, la force, l’originalité, la beauté
de la langue et… l’apprentissage de qui nous sommes devenus » : ainsi
témoignent les acteurs aujourd’hui. « Nous étions comme dans une bulle à
l’intérieur de nous-mêmes, en perpétuelle vibration entre l’articulation (ô
séances de diction !), le jeu, le partenaire, la véracité du rôle »
et le vaste monde. »
« L’expérience
était forte, nous étions addictes : de farces, de saynètes, de chants, de
poésie. Nous vivions de théâtre et Julien Gué le vivait : en passionné, en
poète… en conteur-né, avec quelque chose de l’enfance qui se continue et se
sublime à travers l’oralité. Nous étions en apnée. C’était
l’euphorie ! »
« Nous
avons franchi la parenthèse de notre clocher pour atteindre notre essentiel.
Comme pour un chant choral, nous étions « en élévation ». Comme dans
la relation amoureuse, nous étions en absence de nous-mêmes, à la fois seuls,
intensément nous et en communion avec l’autre. Nous en gardons les traces, dans
l’exercice de nos professions : nous ne craignons pas d’être ; l’autre
a sa vérité. Nous étions à bonne école : généreux et
désintéressé ! Le théâtre nous a bouleversés, fait changer ».
« Julien
nous a offert : « la chance d’exister » »
« Sur
scène, nous l’avons vu dans deux rôles totalement opposés (Le Prophète et Schrischamtury
au Théâtre Iseion à Montpellier). Contraste de quelqu’un qui seul sur scène
occupe un plateau de dimensions respectables. On avait l’impression que sa
présence à elle seule suffit à réduire l’espace, à l’occuper, à le dévorer. Julien
Gué y mène de front profondeur et apesanteur, ailleurs et proximité, une
énergie constante modulée, palpitante à l’envie ; dimension solaire touchant
à l’innocence, atmosphère de sérénité pour le premier ; violence contenue
et ses débordements, cruauté glaçante et brûlante à la fois, personnage
impressionnant tout en incandescence pour le second ; en résumé, une
fougue maîtrisée au poil près et soutenue par les éclats du regard ; ça te
saisit, ça te retourne, t’es sous influence.»
Aperçu du théâtre
de Julien Gué en Polynésie
Dans
les mêmes années à Paris, un spectateur, « pas très amateur de
théâtre », craignant l’ennui suprême face à un Julien monologuant sur
scène, s’exprime ainsi : « Et là le choc ! J'ai d'abord
découvert un texte, que j'ai souvent lu ensuite. C'était "un peu" mes
racines. Je me souviens qu'il jouait avec une grande sobriété, il ne jouait pas
en fait il était ce texte. Je me souviens que j'ai été pris par le type sur
scène : un gars seul devant une théière, qui me racontait la vie. »
(JS)
Besoin
de prouver que c’est le métier qui donne sa pleine mesure à l’acteur qui
fascine ? Besoin de justifier le théâtre et sa pratique ? Savez-vous
que du hameau de Missègre (66 habitants), la troupe des Cultiv’acteurs vient se
produire à Mudaison ?
L’avènement
de l’écriture n’a effacé ni le besoin de se transmettre des histoires, ni de
les représenter. Des veillées de conteurs à l’écran TV le besoin de se raconter
reste prégnant. Griot ou Jeu
de la feuillée, remplacés par la télé-réalité ou l’intermède webcam,
restent des substituts à ces modes d’identification, de communication,
d’ouverture culturelle et de vérification que propose le théâtre.
Se
reconnaître, se projeter et prendre du recul : un métier nommé
théâtre.
Un article de Monak
Roy-Hart-Theatre
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