Le jugement qui fait peur aux médias
C'est
le 2 février 2012 que la Cour d'Appel de Papeete (Tahiti) à rendu un jugement
majeur dans une affaire opposant un très grand groupe de presse à deux
journalistes.
Une
décision de justice qui fait jurisprudence, et pas seulement dans le minuscule
univers de la presse insulaire polynésienne mais bien sur l'ensemble du
territoire français.
Une
décision que rigoureusement aucun média n'a relayée. Pourquoi ?
Journalistes ou pas
journalistes ?
L’histoire
se déroule sur une île paradisiaque du Pacifique
Sud : Tahiti. Ici, la presse quotidienne n’est représentée (depuis
bien longtemps) que par deux titres : « La Dépêche de Tahiti »
et « Les Nouvelles de Tahiti ». Deux quotidiens appartenant à un même
groupe de presse (depuis 1988), Hersant
Médias pour ne pas le nommer, représentés dans cette affaire par l’Océanienne de Communication.
A
18 000 km de Paris, dans des îles régies depuis toujours par un statut
très à part, il est facile et tentant de prendre des accommodements avec la
loi. Et c’est bien ce qui s’est passé, pour le plus grand bénéfice de tout le
monde, sauf bien sûr celui des journalistes.
Ainsi, à
Tahiti, l’écrasante majorité de ceux qui écrivent pour les journaux ne sont pas
salariés. Ils ne sont d’ailleurs pas journalistes non plus. Ils facturent leurs
productions (articles et photos) à travers l’équivalent du statut de
travailleur indépendant français. Ils sont, selon le vocable local :
patentés.
L’avantage
pour l’employeur est évident : pas de charges sociales à payer et à
gérer ; pas de mouvements sociaux ni de revendications à craindre ;
un personnel corvéable à merci et dont l’on peut se débarrasser sans préavis ni
indemnité ; etc.
Y a-t-il liberté de la presse en Polynésie ? |
Pour les
journalistes, c’est exactement le contraire : toutes les procédures
administratives et cotisations sont à leur charge ; aucune garantie ni
sécurité de l’emploi, pas de congés payés bien sûr ; mais surtout,
surtout : pas de carte de presse. Et pas de carte de presse signifie au
moins trois choses gravissimes :
1)
Impossibilité de circuler librement pour faire
son travail ;
2)
Impossibilité de protéger ses sources
3) Possibilité pour les forces de polices de saisir
archives et disques durs des ordinateurs dès lors qu’une perquisition est demandée
dans le cadre de n’importe quelle enquête de police.
Le jugement
du 2 février 2012 de la cour d’appel de Papeete vient donc de donner un sérieux
coup de pied dans cette fourmilière nauséabonde.
Le dossier Lili Oop et Paskua
En résumé,
voici l'affaire :
La chronique de
Lili Oop
Un accord verbal
est passé en 2009 entre la journaliste Lili Oop, son photographe attitré Paskua
et le journal « La Dépêche de Tahiti », quotidien polynésien du
groupe Hersant. Cet accord prévoit la publication par le journal de deux
rubriques hebdomadaires : « La chronique de Lili Oop » et
« La semaine de Paskua ».
La
contrepartie financière de ce travail est définie par le journal sur la base de
« ce qui se fait en Polynésie » (sic).
La semaine de
Paskua
Cette
collaboration a fonctionné d'Août 2009 à Février 2010 inclus, date à laquelle
le rédacteur en chef du journal aurait mis fin à cet accord lors d’une simple
conversation téléphonique. Le motif en aurait été une trop grande complication
à travailler avec eux.
En
réaction, nos deux journalistes, par courrier recommandé avec accusé de
réception, demandent trois choses : un entretien préalable au
licenciement, des bulletins de salaires et, indispensable pour posséder sa carte
de presse : l’attestation annuelle de collaboration. Ce courrier n’ayant
jamais reçu de réponse, Lili Oop et Paskua se sont tournés vers le tribunal des
référés…
Ce parcours
judiciaire n’aura donc pris fin devant la cour d’appel de Papeete que le 2 février
2012. La justice donnant raison sur tous les points aux deux plaignants, allant
même au-delà de leurs espérances.
Bien sûr, à
l’heure où j’écris ces lignes, le journal condamné a encore la possibilité de
se pourvoir en cassation. Mais la décision de la Cour d’Appel est exécutoire
immédiatement et la cassation non suspensive de la condamnation.
Ce qu’a dit la justice française à
Tahiti
D’après
la loi, un journaliste est une personne qui a une relation régulière,
principale et rémunérée avec un organe de presse.
Pour
faire court et simple, la décision de la Cour d'Appel de Papeete du 2 février
2012 dit, en substance, ceci : pigiste n'est pas un
statut juridique mais un mode de rémunération. Toute collaboration d'un
journaliste (ou un photographe de presse) avec un journal doit impérativement
faire l'objet d'une feuille de salaire, et de tout ce qui va avec (cotisations
maladies, retraites, etc).
Dès
lors, si un organe de presse utilise les services d'un journaliste ou d'un
photographe de façon régulière, il ne s'agit plus d'un travail occasionnel mais
bien, de fait, d'un contrat de travail à durée indéterminée avec un salarié.
Pour
rendre ce jugement, la Cour d’appel de Papeete s’est tout simplement appuyée
sur un texte dit « Loi Cressard »
de 1974. Elle aurait également pu faire référence à cet arrêt du 9 janvier 2003
où le Conseil des prud’hommes de Paris a rappelé
que « la pige est un mode de rémunération et non un contrat particulier, dérogatoire
au droit du travail ».
L'autre
point jugé par la cour lors du même procès, et qui lui aussi fait
jurisprudence, est d'ordre beaucoup plus général : Si l'Assemblée de Polynésie
n'a pas voté de délibération sur un sujet ou un autre (ici la question du
statut des journalistes et photographes de presse) depuis la mise en place du
statut de la Polynésie de 2004, c'est la loi française qui s'applique
automatiquement en Polynésie française.
Et
dans ce cas d'espèce, la loi française en question est très claire. La
conséquence étant que le quotidien "La dépêche de Tahiti", et donc le
groupe Hersant Médias, est condamné sur tous les points du dossier. Lili Oop et
Paskua, eux, se voient reconnaitre leur statut de salariés à plein temps du journal,
et se voient appliqués les rémunérations, droits et avantages divers que leur
confère ce statut. L'estimation financière du préjudice subi par les deux
plaignants étant calculée à partir des barèmes en vigueur en France
métropolitaine puisque rien de tel n’existe en Polynésie française.
Il
est primordial de ne pas oublier qu'à ce jour, en Polynésie française, la
majorité des personnes fournissant le contenu des journaux ne sont pas
salariées, et pourraient donc attaquer leurs employeurs en réclamant
l'application de cette décision de justice et de la loi Cressard. La situation étant
exactement la même dans toutes les radios et même à la télévision ! Une seule
exception remarquable : le groupe France Télévision qui lui est en règle
sur ce plan.
On
comprend donc mieux pourquoi, bien qu'ils aient tous été informés de cette
décision de justice majeure, pas un seul média polynésien n'a publié la moindre
ligne ou diffusé le moindre mot sur ce sujet. Sans doute est-ce cela que l'on
appelle une information objective et de qualité dans la France d’aujourd’hui…
Mais qu'en est-il ailleurs en France ?
Si
l'on en croit toutes les informations qui circulent sur Internet et ailleurs,
les sociétés de presse françaises, qu'elles exercent Outre-mer ou en métropole,
tendent à s'éloigner de plus en plus de la loi pour mettre, à la place de leurs
journalistes salariés et protégés par un vrai statut, des gens ne bénéficiant
plus d'aucune sécurité : ni du point de vue de l'emploi, ni du point de vue du
droit (particulièrement pour ce qui est de la protection des sources, mais pas
seulement).
En
raison de l'inquiétude grandissante de toute la profession, des associations se créent un peu
partout, mais il semble bien que la puissance du capital alliée aux
pouvoirs publics fassent la sourde oreille à ces pourtant justes
revendications. La concentration des médias au sein de groupes de presse de
plus en plus importants, et donc la disparition progressive des petits
indépendants, est également un facteur non négligeable de la dégradation de la
situation.
L'excellent livre de Alain Accardo |
Le
phénomène n'est pourtant pas nouveau, loin de là ! Dès 1998, le sociologue Alain
Accardo alertait sur “la nouvelle prolétarisation” des journalistes que
l’on désigne “sous l’appellation de “pigistes”. Mais il prend, depuis quatre ou
cinq ans, des proportions plus qu'alarmantes.
Le
sujet est tout sauf anodin, car la disparition des journalistes bénéficiant
d’un véritable statut professionnel et juridique signifie tout simplement la
fin de la liberté de la presse.
Est-ce
vraiment cela que souhaite la population française ? Métropolitaine comme
ultra-marine ?
Un article de Julien Gué
>> Si l'Assemblée de Polynésie n'a pas voté de délibération sur un sujet ou un autre (ici la question du statut des journalistes et photographes de presse) depuis la mise en place du statut de la Polynésie de 2004, c'est la loi française qui s'applique automatiquement en Polynésie française.
RépondreSupprimerSi j'étais le Groupe Hersant, je me dépêcherais de déposer une QPC pour savoir si oui ou non ce point de vue est valide au regard de la spécificité législative (article 74 de la Constitution), et l'article 5 de la DDHC...
A part ça, pour le reste, je ne vais pas pleurer sur les journalistes, car vu ce qu'il font de leur liberté une fois qu'il l'ont...
Excellente decision de justice
RépondreSupprimerEn parlant de Justice et reconnaissance du travail.....
RépondreSupprimerQu'en est-il du Copyright de l'image de leurs portraits (4ème image), qui n'appartient ni au couple ni à vous-même ?
La photo en question est due au talent du photographe Brice Desmoulains, et si le copyright n'apparaissait pas (jusqu'à hier), c'est tout simplement un oubli de ma part. Oubli dont je suis très marri, mais qui a été réparé dès que Brice s'en est rendu compte et me l'a signalé. Voilà, chère Lilyne, et merci de me lire avec autant d'attention !
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