La
course des porteurs de fruits
Ce qui distingue
la Polynésie du reste du monde, c’est cette immersion dans la nature. Le lagon,
la mer bien sûr… une ceinture littorale peu urbanisée (sauf autour de Papeete).
Sur les 4 200km² de terre émergée, c’est plus de 60% de végétation qui
envahit son ordinaire : dont deux tiers de zone forestière enclavant des
cultures.
Sa
« fibre végétale » : sa sensibilité, son rapport au vert font partie de son
quotidien. Ainsi, les porteurs de fruits, timau
ra'au, continuent de lancer leur défi depuis des millénaires sur les sentes
à peine défrichées. Depuis, les jardins de Pa’ofai à Papeete vibrent aussi aux froissements
agrestes et les « courses des porteurs de fruits » ou horo mā'a, animent le festival annuel des jeux traditionnels ou « Heiva Tu’aro Ma’ohi ».
…tutti frutti |
Dans
chaque île, « aux temps immémoriaux », les joutes liées aux labeurs
traditionnels s’effectuaient de façon spontanée. Initié en 1985 le grand
rassemblement festif ou Heivā
i Tāhiti
intronise d’abord la danse et le chant. Puis il y associe le Heivā
Rima’i (Festival de l’artisanat), avant de convier l’ensemble des
jeux sportifs ancestraux sur les esplanades herbeuses du musée de Tahiti et
ses îles. Tahiti les introduit officiellement en 2006 dans son programme de
réhabilitation des arts du patrimoine.
La fibre ou le feeling végétal
Ce n’est pas seulement sur la tête que les
Polynésiens portent de la verdure. Elle fait partie de leur mental : couronnes
ou chapeaux de fleurs pour les vahine,
bandeaux ou bandanas de feuilles tressées pour les tane, colliers floraux de bienvenue qui ne durent qu’un jour. Le
vêtement végétal n’est pas un gadget folklorique ressorti des placards pour
faire image locale : fibre, galon, ganse, brin, corde, lacet, boucles,
frisons de feuillus, de ramures et d’herbacés participent, tout ou partie, du
costume.
Portraits : La fibre végétale, une culture !
Les citadins, passant près
des buissons ont le réflexe naturel de se parer d’un bouton à l’oreille. Le
décor domestique, les abords des boutiques ou des lieux publics ainsi que les
bijoux et les objets familiers s’ornent de tressages et de compositions florales…
tout respire, tout relève de cette nature prolifique. Et chaque jour, le petit
miracle se reproduit, dans sa fraîcheur, dans le vernissé des feuilles et des
palmes.
C’est que la grosse majorité
des familles parmi ces soixante-sept îles habitées (sur les
118 que compte la Polynésie), pour subvenir au quotidien, cultive son
jardin, le fa'a'apu…
Les ingrédients mais aussi les éléments du potager entrent dans les
compositions culinaires : corbeilles, plats, batterie de cuisine…
Vahine porteuses de fruits : l’envolée…
Ne
vous étonnez donc pas si : les loisirs sportifs arborent des grappes de
fruits et de tubercules et si les compétitions sont liées aux travaux des
champs.
C’était avant, c’est encore maintenant
Sur
toutes les îles, qu’elles soient dotées de minuscules chemins à peine visibles
au cœur de la végétation ou qu’il passe par des circuits caillouteux, le
transport des fruits et légumes s’effectue encore et très souvent à épaule
d’homme. Vu la déclivité ou l’étroitesse des sentiers.
D’une
vallée à l’autre sur les îles hautes, des fa'a'apu
souvent situés à flanc de colline loin du littoral salé, des îles basses aux
motu, le parcours des denrées est périlleux mais indispensable. Les
agriculteurs et horticulteurs sont bien obligés de s’y atteler.
figures emblématiques |
Une branche, une tige de
bambou, un bout de jeune tronc posé en travers des épaules comme un joug et, en
équilibre à chaque extrémité, la charge : le système du balancier
asiatique, sauf qu’il n’est pas souple. La récolte ne doit pas attendre, face
aux intempéries et à la péremption. C’est d’un pas rapide que s’effectue l’opération.
Bananes, oranges, coprah, taro et autres légumes descendent de la montagne… à
dos d’homme.
De là à métamorphoser le
travail en tournoi, la marge est infime. Toutes les besognes qui demandent de
la force ou de l’adresse ont fait l’objet d’émulations à caractère
festif : lancer de javelot, patia fa, lever de pierre ou amora’a ‘ofa’i, préparation du coprah
dite pa’aro ha’ari, grimper de cocotier, portage de fruits…
Fruits et tane tout muscles
« À l’origine, ce concours
vient de l’île de Taha’a, où
plusieurs habitants se sont lancés un défi : le premier arrivant en bout
de course avec sa charge de fruits sera désigné comme l’homme le plus fort du
village. » « Cette pratique
de transport des fruits est toujours utilisée à Tahiti lors de la cueillette
des oranges en juin, sur le plateau de Tamanu à Punaauia. »
Les porteurs de fruits en piste
La
course est ouverte aux femmes comme aux hommes. L’effort est intense, violent
et court : pas plus de 5 minutes pour couvrir une distance comprise entre
1000 et 1300 mètres pour les hommes et de 800 à 1100 mètres pour les femmes.
Six types de courses sont engagés suivant la catégorie et l’âge. Les charges
peuvent varier de 15 à 50 kg.
Les étapes de la course |
Loisir
avant tout, plaisir du jeu, les Heiva
ou festivités ancestrales de ce genre avaient disparu avec l’interdit édicté
par le roi Pomare II sous la pression des prêcheurs de morale chrétienne. Avec
le gouvernement républicain de Jules Grévy (1879) et l’instauration de la
laïcité, les fêtes reviennent lors de la première célébration du 14 juillet
(1880 en France-1881 en Polynésie). Elles perdront leur nom de Tiurai (de l’anglais july :
juillet) en 1985 pour s’appeler « Heiva i Tahiti ». Ce n’est
seulement qu’en 2006 que les
festivités sportives traditionnelles reprennent sous le nom de Heiva
Tu’aro Ma’ohi.
Le palmarès 2014
Au
départ, le paquetage : un pieu mesurant entre 120 et 150 cm de long, présentant
un diamètre inférieur à 15 cm et son pesant de fruits et légumes :
bananes, coprah, ananas, taro, carottes… « L’arrimage des charges est
obligatoirement en fibres végétales ». En cours de route, la charge change
d’épaule.
A
l’arrivée, cris de victoire ! certains coureurs s’écroulent. Aspersion
d’eau et soutien immédiat ! Vite le réconfort ! Barre de céréales
chocolatée ; collier de fleurs ; repos du guerrier, aïto entouré de ses admiratrices, pour
la postérité ! Le pesage est souvent pris en main par les amis. Il faut vérifier
que la charge est complète et que les fruits ne se sont pas répandus.
Fa’aitoito ! Courage !
En pareu
court, tirebouchonné au plus près du corps, bandana de fibres ou de tressages, enduits
de monoï ou pas, s’élancent les tane.
Quant aux vahine, les tenues sont
plus éclectiques. Tous portent des couronnes végétales. La compétition,
tout à fait dans l’esprit de la convivialité de la culture ma’ohi est ouverte à
tout-venant.
…à l’unisson des ancêtres |
Trapèzes
et deltoïdes à rude épreuve pour tous mais aussi force mentale sont au
rendez-vous de cette épreuve :
car certains s’entraînent à la course chaque matin, certains se musclent, les uns travaillent aux
plantations, les autres viennent goûter au pur bonheur du jeu comme aux temps
anciens. Ils portent, ils courent, ils volent, ces Achille aux pieds
légers !
Très
spectaculaire la course car les candidats concentrés à l’extrême, bondissent comme
des échappés. Muscles bandés, traits tendus, explicites jusqu’aux orteils, leur
visage exprime la ténacité au-delà de la souffrance. Les attitudes sont d’une
beauté inoubliable, les allures… à couper le souffle. L’ambiance est bon
enfant... les coureurs gentiment loquaces après l’effort !
Coucher de soleil au rythme des Marquisiens
La
course des porteurs de fruit ne peut que s’achever sur des danses. Ce sont les
Marquisiens qui régalent : bien entendu, ils invitent les spectateurs à
danser avec eux. La fête est pour tous au rythme des "pahu", des "to’ere"
et des appels des pū ! Comme dans les
villages lilliputiens des minuscules îles de Polynésie française…
Si
promoteurs, urbanistes, consommateurs citadins d’aujourd’hui le négligent,
saccagent et polluent l’environnement sans vergogne… perdure cependant l’esprit
des ancêtres qui n’omettent pas de s’excuser auprès de l’arbre qu’ils doivent
abattre… C’est cette conscience, ce respect d’une nature édénique que
restaurent les Tu’aro Ma’ohi...
Un article de Monak
Lexique tiré de l’Académie
tahitienne, Fare Vāna'a :
- tū'aro n.c. Sport. Synonyme(s) : tā'aro
- mā'ohi :
originaire de la Polynésie Française. Te reo mā'ohi = La langue parlée par les
polynésiens, le tahitien. Te mau reo mā'ohi = les langues indigènes de la
Polynésie
- fare
vāna'a : Lieu où les jeunes gens étaient instruits des généalogies, des
légendes et des prières ('upu) ; Académie Tahitienne.
- fa'a'apu :
Terrain de culture, champ, petit jardin familial.
- mā'a : 1/ Nourriture en général,
aliment, repas ; 2/ La nourriture qui accompagne
le 'ĪNA' I (poisson ou viande), par exemple " taro ", etc. ; 3/ Les
fruits d'un arbre. E mā'a tō ni'a i te tumu vī = Le manguier a des fruits.
- pū : coquillage
utilisé comme trompe
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