Monastir
et le mythe fondateur
Le mythe de la
Tunisie éclot en plein XXème siècle avec la saga du « Leader
Bourguiba » et l’épopée de l’Indépendance. L’ascension du monastirien
modeste se confond avec l’édification d’une nation et l’instauration d’une
région inexistante auparavant : le gouvernorat de Monastir.
Mythe novateur et unique pour le Maghreb et la
mouvance « arabo-musulmane », il fonde l’unité d’une nation sur une
constitution laïque qui inclut à part entière tous ses citoyens, juifs compris,
sans discrimination fiscale. De plus, « Habib Bourguiba, le premier Président après l'indépendance acquise sur
la France, avait tenté durant son règne de 30 ans de mettre fin au tribalisme en Tunisie, en proposant un Etat moderne, à l'esprit ouvert, indique Khalifa
Belhadi, professeur d'éducation civique. »
Le dernier-né des gouvernorats tunisiens |
Pour l’anecdote, surnommé de façon
condescendante avec deux de ses amis du lycée Carnot à Tunis, « le trio
des Sahéliens », ce n’est pas seulement le régime des passe-droit qui fait
déjà de lui un contestataire. L’absence de justice et de droits à l’égard de
l’individu comme du pays lui fera tenir tête aux grandes puissances.
C’est avec eux (Tahar Sfar et Bahri
Guiga), les « petits, les sans-grade »… c’est avec eux les beldi,
les campagnards… c’est avec d’autres ensuite que se joue cette page
de l’histoire. Et c’est à partir de cette province du Sahel Tunisien que
s’accomplira le destin de la Tunisie.
Monastir et son gouvernorat
Ce n’est pas que tout soit
idyllique et sans faille sous la république du premier président de la Tunisie
indépendante (1956). Mais tous les citoyens y disposent des mêmes droits et ne
sont soumis à aucune discrimination (sexiste, ethnique ou confessionnelle)
grâce au Code du Statut Personnel, édicté par Bourguiba un an après
l’Indépendance (1957).
La région de Monastir, détachée
de celle de Sousse, devient Gouvernorat en 1974. Parcourir cette région mythique
s’accompagnerait sans aucun doute d’une musique élogieuse. Par chance, c’est le
cas avec le sahli qui se
pratique traditionnellement en province comme toute « poésie de
circonstance », à l’occasion des fêtes familiales : « La ghneya ou salhi, est un style musical
basé sur des poèmes inspirés par les femmes, le vin, le takrouri (drogue locale) ; elle individualiserait presque
le Sahel
tunisien ».
De la musique Sahli …à Jemmal
Jemmal,
ville d’une quarantaine de milliers d’habitants, en est le chœur : cependant
son influence s’étend à tout le territoire, notamment dans les cafés masculins
ouverts tard la nuit. Le Tunisien est avant tout sentimental. Mais, pudique, il
se réfugie dans le lyrisme d’un poète anonyme ! Et si le terroir s’active
entre olivaies et briqueteries, Jemmal s’adonne au mysticisme. Ses nombreuses
zaouïas fleurissant depuis le XIXème siècle en font le cœur du Soufisme
renaissant. La région s’écartèle sous tant de ciel !
Le
Sahel ne cesse de mêler ses sites aux grands événements de l’histoire. Ainsi, Ksar
Hellal voit, le 2 mars 1934, la création du néo-destour*
sous l’instigation de Habib Bourguiba, Tahar Sfar, Mahmoud Matiri.
Ksar Hellal et le Néo-Destour |
Moknine, du
berbère Makna (colline), bourg
agricole notable avec son marché de gros, sait aussi faire dans la délicatesse
avec ses artisanats d’orfèvrerie et de broderie. En plein essor suite à la
création de l’Office National de l’Artisanat en 1970, ils semblent s’essouffler
actuellement.
Foyer de
résistance et de militantisme indépendantiste, il manifeste le 5 septembre 1934
contre l’arrestation et la déportation des chefs du Néo-Destour. La riposte du
colonisateur se solde par plusieurs morts.
Au nom des indépendantistes de Moknine en 1934 |
Que la
communauté juive ait fait souche au 6ème siècle av-J.C ou avec la
romanisation, qu’elle résulte d’autochtones convertis, ou encore qu’elle
provienne de la reconquête espagnole (fin XVème siècle), soit la dernière vague
d’immigration, le Code du Statut Personnel lui reconnaît pleine et entière
nationalité (article de 1957).
La ville
possédait son quartier juif, "Houmet el yahoud", jusqu'à la guerre
des 6 jours (1967), où il se vide en partie de sa population qui migre vers
Sousse ou la capitale. Sa synagogue, incluse au milieu des bâtisses, tombe en ruine.
Synagogue hispano-mauresque de Moknine |
Moknine se
souvient… mais fait perdurer aussi la tradition orale de la poésie. Elle met en
place un festival poétique de la littérature engagée, en hommage à Saïd Boubaker (1899-1948), poète anti colonialiste.
La
révolution de 2011 permet de délier les langues sur la période contemporaine. Un
certain Rafik Ben Salah, écrivain exilé, revient au giron natal
avec une fiction qui évidemment met en scène la région : « Les Caves du Minustaire ».
La notoriété
de la ville dont il est natif (1926) s’enorgueillit aussi du retour
d’Ahmed Ben Salah, syndicaliste et homme politique. Secrétaire général de
l’UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens), puis ministre de l’Economie
(1961), il est déchu de son mandat, et condamné à dix ans de travaux forcés.
Evadé, il fonde le Mouvement de l’Unité Populaire qui n’obtient son visa qu’en
mai 2012. Rien n’est vraiment simple dans le cafouillage d’un gouvernement
provisoire qui s’éternise depuis 2011.
.
Entre écriture et art vestimentaire imazigh |
Monastir ! Parlons enfin
d’elle ! La punique Rous Penna, ancrée sur sa presqu’île,
sert de lieu stratégique sous César. Principal centre religieux au 11ème
siècle alors que Kairouan décline, elle prend naturellement le nom de Monastir
(monastère) et reste place-forte turque au 16ème.
Son
ribat datant du 8ème
siècle, devenu caserne sous le protectorat, asile des Russes Blancs
(1917-18), se transforme en musée d’arts islamiques et l’espace accueille
les festivals culturels d’été. Tout proches, les studios de
l’International Monastir Film (IMF) peuvent se targuer d’avoir produit Jésus de Nazareth, Les aventuriers de l’Arche perdue, English Patient, etc.
Ville
natale de Bourguiba, le leader de l’Indépendance la privilégie : il y
installe aéroport, université, mosquée, zone hôtelière et port de plaisance. Si
Bourguiba exerce ses fonctions au palais présidentiel de Carthage, il prévoit
son dernier repos dans cette province de Monastir qu’il ne renie pas car il lui
doit tout. Et il le lui rend au centuple (éducation,
instruction, ouverture sur la modernité) !
Le mausolée de Monastir au fil des sites, au fil de
l’eau…
Les
« monuments du président » sont effectivement des constructions de
prestige : ils comportent la Mosquée Ali Bourguiba (1963) de marbre rose
et de colonnes d’onyx ; sa maison natale restaurée et surtout son mausolée.
Il y fait enterrer, en 1976, sa première épouse dont il avait divorcé.
D’origine française, Mathilde-Moufida, militante pour la cause de la Tunisie,
est rejointe par Habib Bourguiba en avril 2 000. Par contre, sa seconde
épouse Wassila, divorcée aussi, n’y sera pas enterrée : une histoire de
clans !
Une
manière d’arrêter le temps et l’histoire, de faire perdurer le mythe.
Sfax
Par
contre, Sfax ne semble s’émouvoir d’aucune légende. Seconde ville de Tunisie,
270 000 habitants et 500 000 pour l’agglomération totale, elle occupe
essentiellement son site avec des activités économiques, dont des salines. La
région, basse, étale la pourpre de ses marais salants. Pas d’échappées
balnéaires, pas de plage. Mais un port opérationnel (exportant les phosphates
de Gafsa et de Metlaoui, l’éponge, le sel, l’huile d’olive) : le 1er
port de Tunisie ronronne aux engins de tous genres.
Sfax : un quadrillage de salines et de dars |
Pragmatique,
ville d’affaire, elle se concentre sur son espace urbain : une médina
pittoresque, ceinte de remparts, s’agglutine autour de la Grande Mosquée
fatimide ; les souks couverts se regroupent suivant les artisanats divers
(Souk des Forgerons, des Bijoutiers, des Epiciers, des Teinturiers, des
Etoffes).
Du
site romain de Taparura, la ville arabe a récupéré les anciennes pierres.
Capitale d’un émirat indépendant, elle n’entrera dans le protectorat que forcée
par une canonnade (1881). Bien touchée par la seconde guerre mondiale, elle
sera complètement réaménagée.
Sfax sous ses arcades |
Edifié
en pierre rouge de Gabès, le Dar Jallouli, ancienne demeure traditionnelle du
XVIIème siècle, abrite le musée régional des Arts et traditions
populaires ; architecture et décoration minutieuses vous renvoient à une
autre époque de bois sculptés et de pièces sombres ; un musée
archéologique se trouve dans la ville moderne.
Mythe ou réalité ?
Le
mythe est à la mesure de la réalité. L’entrée de la Tunisie dans la modernité,
sa croissance rapide, la place originale qu’elle a su tenir entre les pôles du Moyen-Orient,
de l’Europe des anciens colonisateurs, elle le doit à « l’étoffe » de
son stratège politique, Bourguiba.
Une
endurance hors du commun, à l’instar du petit homme malmené. Ce n’est ni la
dynastie beylicale, ni les notables de la capitale, qui ont mené à terme la
lutte pour l’Indépendance. Réunis dans le parti constitutionnel, le Destour,
fondé en 1920, ils l’avaient pourtant amorcée, tout en se ménageant. Mais un
homme du peuple, son acharnement, sa clairvoyance, percent les nouvelles voies d’un
Etat dynamique.
Au couchant de l’histoire… |
Emprisonné,
livré à l’ennemi, déporté par le pouvoir colonial, la revanche a été à la
mesure de l’humiliation subie. Bourguiba, conscient de l’immensité de la tâche,
de la fragilité du pouvoir, des victoires marquées sur l’histoire, développa un
culte autour de sa personne. C’était dans le vent de l’époque, mais ce lui fut
fatal…
Ce
qu’il craignait et qui l’a pris de vitesse…
c’est sa destitution, manigancée par les plus proches, les héritiers de
son œuvre. Mais peut-on parler d’accélération à 84 ans ? Ce qu’on en sait,
c’est qu’elle fut fatale au pays et prépara la dérive actuelle. Son assignation
à résidence pendant treize longues années le renvoie au destin d’une de ces
figures fondatrices de la Tunisie antique : Hannibal exilé…
Les
héros ne meurent jamais : voilà le mythe renforcé.
Un article de Monak
Tous droits réservés à Monak. Demandez l’autorisation
de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
*Néo-destour :
parti politique qui se sépare du Destour ou parti fondé en 1920 par le cheikh
Thâalbi, en vue d’obtenir une constitution (du turc Dastur) et l’indépendance
de la Tunisie.
*dar :
maison en arabe
Voir aussi :
-Sahel Tunisien : http://tahiti-ses-iles-et-autres-bouts-du-mo.blogspot.com/2014/06/le-sahel-tunisien.html
-Sousse
et ses environs : http://tahiti-ses-iles-et-autres-bouts-du-mo.blogspot.com/2014/07/sousse-et-ses-environs.html
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