La BD atomisée puis ressuscitée
Une
bande dessinée antinucléaire polynésienne censurée à sa sortie en 1982
rencontre un énorme succès en Polynésie à sa réédition fin 2009 chez Haere Po.
Les deux dessinateurs de presse les plus connus
de Polynésie française s’appellent Gotz et P’tit Louis. C’est ce dernier,
dessinateur vedette du quotidien « La dépêche de Tahiti » pendant 24
ans, qui est l’auteur de cet album de bande dessinée hors du commun publié par
l’éditeur polynésien Haere Po : « Secret défonse ».
P’tit Louis, le
marin aux crayons
Originaire du Sud-ouest de la France, P’tit
Louis arrive à Tahiti à la voile en 1972, à bord
du Pen Duick III d’Eric Tabarly dont il est l’un des équipiers.
Il tombe amoureux de la Polynésie et de ses
vahine… et le Pen Duick repart sans lui.
P’tit Louis à Tahiti en 1978 |
Depuis, il est devenu un personnage
incontournable de la presse polynésienne. Il est vrai que de 1990 à juin 2014, il a
signé les dessins d’humour dans le plus important des deux quotidiens
polynésiens : « La Dépêche de Tahiti ».
C’est pas dangereux
Héritier des valeurs et des idées du mouvement
de 1968, il ne lui faut pas longtemps pour entrer en guerre contre le CEP
(Centre d’Essais du Pacifique), la machine à tester les bombes nucléaires si
chères au Général de Gaulle.
Mais, à l’époque, le clientélisme forcené mis en place pour faire
taire les consciences polynésiennes fait des merveilles et il ne fait pas bon
critiquer le nucléaire français à Tahiti et dans ses îles tant l’argent de la
France coule à flot.
La couverture originale de « C’est pas dangereux » en 1982 |
Dans cette ambiance du début des années 80,
P’tit Louis réalise une bande dessinée (en noir et blanc) intitulée
« C’est pas dangereux ». Il se trouve même un éditeur courageux (ou
inconscient ?), les éditions Haere Po, pour publier l’album et le
mettre sur le marché en 1982.
Il s’agit d’une attaque en règle de la présence
nucléaire française en Polynésie, doublée d’un regard pour le moins caustique
sur certains champignons consommés dans les îles pour des raisons autres que
gustatives…
L’album provoque un tollé général, tant chez
les autorités françaises civiles et militaires que chez les Polynésiens commerçants,
et employés du CEP. Il est purement et simplement boycotté par tous les négociants,
boutiquiers, commerces, détaillants ou marchands de Papeete, comme de toute l’île de Tahiti.
« Secret défonse », édition 2009 |
Il faut dire qu’à une époque où le champagne
coule à flot chez tous les nantis de Polynésie, « se moquer de la manne
sonnante et trébuchante qui tombe du champignon nucléaire » relève de
l’inconscience, voire du suicide…
Il est amusant de noter qu’ils sont nombreux
ceux qui, à l’époque, faisaient partie de la cabale et tentent, aujourd’hui, de
« faire passer leur cirrhose ou autres ulcères à l’estomac pour des
maladies post-nucléaires ».
Les années noires de
P’tit Louis
Face à la violence des réactions des employés
du nucléaire, furieux que l’on puisse publiquement critiquer l’existence même
du nucléaire et de la « pompe à fric » qui va avec, P’tit Louis est
obligé d’aller se mettre à l’abri sur une île moins remontée contre lui.
Il faut dire que même les Renseignements
Généraux le prennent, lui et ses amis, dans leur collimateur !
Les champignons de Polynésie n'étaient pas tous nucléaires |
Donc, après avoir soigneusement enveloppé dans
du plastique et enterré dans le jardin d’un ami le seul exemplaire de « C’est
pas dangereux » qui ait été sauvé du pilon, P’tit Louis embarque sur son
petit voilier et va se réfugier sur une île au climat moins délétère...
De « C’est pas
dangereux » à « Secret défonse »
Vingt sept ans plus tard, le climat en
Polynésie a bien changé. Les anti-nucléaires, à travers des associations de
vétérans comme « Moruroa e Tatou », font entendre leurs voix
de plus en plus fort et le gouvernement français a de plus en plus de mal à
justifier la destruction des atolls de Moruroa et Fangataufa. La bombe atomique
n’est plus à la mode.
Au début du troisième millénaire, la maison
Haere Po est toujours dirigée par les mêmes personnes, et P’tit Louis est
devenu un dessinateur de presse à succès… L’envie de ressusciter l’album maudit
se fait jour.
Te nuna’a vous l’avait dit : « Fèt pas lékon ! »… |
On exhume donc le seul exemplaire qui ait
échappé à la destruction et P’tit Louis se remet au travail. En effet, les
techniques d’éditions ont beaucoup évolué et il est décidé de rééditer l’ouvrage
en couleurs.
C’est chose faite en septembre 2009, mais sous
le titre « Secret défonse ».
Les années passent, P'tit Louis se marre toujours ! |
Immédiatement, l’album remporte un énorme
succès en Polynésie française. Ce qui tend à démontrer que si l’éditeur Haere
Po et P’tit Louis sont toujours les mêmes hommes courageux et ancrés dans leurs
convictions, les mentalités du public, elles, sont plus versatiles.
En l’occurrence, on ne peut que se féliciter de
voir enfin reconnue la valeur de cet album hilarant au destin compliqué.
Un article de Julien Gué
« Secret défonse »
est disponible sur Internet aux éditions Haere Po
Et pour
connaître la bien triste fin de la collaboration de P’tit Louis avec « La
Dépêche de Tahiti », lisez notre article « P’tit Louis l’indésirable ou l’humour
libre ».
Tous droits réservés à Julien Gué. Demandez l’autorisation
de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
Regards. Valuable information.
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