Le
jeu et la vie
Ils ont choisi
la section-théâtre au lycée Aorai de Pirae, faubourgs de Papeete. Comme ils le
disent, ils forment une « famille (…) où apprendre c’est se réaliser ».
Ce projet studieux, conjuguant physique et mental, les aide à forger leur individualité
et à la tester dans une dynamique collective : la scène n’est-elle pas une
image de la « Cité » ?
Un
parcours où se découvrir, s’affirmer ne s’opère que dans un esprit
fédérateur : se mettre en jeu c’est courir un risque ! Défaillances
comme fiabilité du partenaire sont vitales. Sous le regard d’un jury qui la
sanctionne pour le BAC, la classe de Terminale vient de commettre sa dernière prestation de
théâtre. Au lendemain de la soirée des « Molières 2014 » en métropole (2 juin), couronnant une
pelletée de jeunes acteurs et auteurs dramatiques, ne serait-ce aussi une ouverture
vers l’avenir du théâtre ?
On souffle dans les coulisses ? (photo-montage)
Trois
ans déjà, que cette promotion, à écrasante majorité féminine, découvre, se frotte,
expérimente, dissèque, l’éprouvante mais ô combien gratifiante discipline de la
scène. Dernier coup de projecteur avant de se disperser ! C’est là le
drame ! Continuer ensemble, continuer ou non : voilà la question
toute shakespearienne !
Les Arts à l’école, pourquoi ?
Enseignement
et pratiques artistiques font en principe partie de la formation scolaire… sauf
que le théâtre n’y est pas obligatoire comme les arts plastiques ou la musique…
Ainsi, par des hasards heureux, sur les conseils de camarades, sans avoir
jamais rien vu de théâtral, la plupart d’entre eux ont choisi l’option. Rares
étaient ceux qui en avaient goûté au travers de sketchs paroissiaux ou de clubs
scolaires (loin des îles, ailleurs !) et qui envisageaient la carrière.
Aujourd’hui, elles rêvent, elles peuvent rêver de scène…
« Javelot, je suis… » (Carnet de bord) |
C’est
un choc qui a conduit Miranda à s’intégrer plus à fond dans la pratique :
un simple exercice où le « courant d’énergie
du groupe, était palpable et l’a galvanisée ; elle existait, elle existait
avec et grâce aux autres ». Marquisienne, donc exilée à 1 600 km de chez
elle, les années-lycée « c’est beaucoup
de barrières, de contraintes » : où « je me sentais perdue ! Et seule ». « La classe-théâtre ? Un moment où
évacuer mes frustrations, me ressourcer… celui où je pouvais changer de peau,
devenir quelqu’un d’autre pour affronter et dépasser le quotidien. »
Ces
années de formation théâtrale sont définies par l’Education Nationale comme
« initiation, c’est-à-dire : émancipation, sensibilisation, réalisation
et regard critique ». Les scènes au programme offrent un éventail de
microsociétés : inscrites au répertoire universel, national ou récent,
elles font partie de l’actualité et sont appropriées comme telles.
Apparemment,
c’est bien d’autonomie scénique et sociale dont font preuve tous les membres de
ce groupe. Responsabilisation, prise en charge du groupe, elles l’ont gérée,
qu’elles soient sur scène, spectatrices ou dans les coulisses : leur
présence est constamment active.
Maquillage de fortune, ambiance solidaire |
Mais
elle ne se situe pas seulement au niveau de l’infrastructure scénique
(maquillage, costumes et accessoires) mais de sa dynamique : parti pris
esthétique de l’image (jeu, postures, gestuelle, scénographie). Un apprentissage
de la vie (« émancipation »), d’autant plus impératif, qu’il ne
permet pas les erreurs devant un spectateur (surtout s’il devient jury).
Tout à la fois intellect et affect
C’est
bien cette assurance, cet équilibre entre engagement scénique et sens des
effets que les enseignants ont remarqué lors de la représentation publique.
Avec les quelques fragments qui n’avaient pas été sélectionnés pour
l’examen se dégage une dimension personnelle à part entière. Une gestion
du personnage, de l’espace, de la présentation, une distribution du temps, une
conscience des tonalités entre tragique, réaliste et comique…
Les jeunes polynésiens ont du talent… |
C’est
que la représentation leur appartient en propre. Il ne s’agit pas que les
élèves soient des exécutants. Ce sont eux qui conçoivent leur propre mise en
scène : ce qu’ils veulent transmettre au spectateur (dimension critique :
d’un système, d’une société ; regard sur un type de personnage, etc.).
.
Le
travail de production artistique repose
sur ce cheminement préalable qui passe de la théorisation à la réalisation et
s’appuie sur la mise en confiance. Prodigué par Johanna Creton-Mallard (en
l’occurrence), il requiert de l’enseignante un rôle pédagogique complexe :
il fonctionne à la fois sur l’intellect et la sensibilité, en étaye le cadre et
les repères. Une relation de communication forte dont l’objectif final vise
l’autogestion originale du jeune.
Un devenir valorisé avec Johanna et Julien au lycée Aorai |
Sur
les « Carnets de bord », le
« contrat de confiance »
réciproque ressort avec beaucoup d’empathie. Car la valorisation est essentielle
dans l’apprentissage : conseils prodigués par l’artiste intervenant
(Julien Gué) et conscience des progrès qui en découlent y figurent. De
même que les étapes techniques (regard, voix, espace, jeu, aisance corporelle,
dégagement des émotions, etc.). La personnalité entière y est impliquée et parfois,
on touche à la performance : « aller
jusqu’au bout… » de la situation, des sentiments, de soi.
Pas de formatage
Ce
n’est pas qu’ils maîtrisent totalement leurs émotions, mais ils les sortent,
« sans peur du ridicule ». Moeani me confie : « Tu sais, le sort des personnages colle au mien.
Leurs sentiments, je me les approprie. Ensuite ? Ensuite ! Ils me
dépassent… ils débordent. Je ne sais pas encore les maîtriser. » Elle ?
Elle fait pleurer une salle…
Elle
ne triche pas. Et elle convainc. Elle a su, comme les autres par leur « présence » (leur talent), la variété de leur jeu et sa
vérité, intéresser un public polynésien issu de plusieurs générations. Les
spectateurs interrogés me l’ont confirmé : « ils parlent de nous, de
nos problèmes… et autrement qu’en nous donnant des leçons ! » me
murmure un adolescent, venu au théâtre pour la première fois. Les situations
sont rendues claires, compréhensibles, attractives pour les plus jeunes ;
riches, surprenantes, elles touchent l’affectivité ou l’humour des plus avertis.
Un théâtre actuel (vidéo)
Du
théâtre, ils connaissent les grands traits historiques et techniques. Mais
l’intérêt de cette option c’est de pouvoir concrétiser leurs
connaissances : un « panachage
entre savoir et savoir-faire ». L’histoire du théâtre semble les avoir
impressionnées du fait de son universalisme et de son ancienneté.
« Un monument, oui ; mais qu’on peut
démantibuler », plaisante Cindy, « un espace qui nous offre la
capacité de pouvoir se lancer à
l’aventure », de « pouvoir
produire un autre monde où on se sent différent à travers le texte de quelqu’un
d’autre ». Le plus important et
« le fantastique c’est aussi de s’essayer
à plusieurs personnalités. On y trouve deux avantages : celui d’apprendre
à se connaître, mais aussi celui de pouvoir réfléchir ses réactions et ses relations
dans la vie », précise Hinatea.
Du rire aux larmes, le plaisir
« Prendre conscience de soi, des partenaires
alors qu’on ne connaît rien à la vie, ça sert à ça le théâtre » :
une sorte de décodeur. Car si toutes
disent avoir beaucoup appris des caractères pour se positionner, se défendre et
s’affirmer, elles insistent sur le plaisir que leur procure l’exercice de
théâtre. Ce n’est pas une étude rébarbative. Les techniques leur apportent des
facilités à se comporter à l’extérieur, à prendre de l’assurance face à un
jury, à des inconnus.
…un public interloqué |
Mais
surtout le plaisir est démultiplié quand elles endossent un rôle, « pas tous les rôles ». Hinatea développe : « Tu joues dans un état second ; et le
bonheur est extrême ! Tu es transporté ailleurs, tout en sachant là où
sont les limites. Le plaisir est indescriptible, tellement l’émotion est forte. »
« Tu es reconnu pour ce que tu sais
faire, ce que tu apportes au public, explique Heinuihere. Pas seulement par les applaudissements, mais
parce que tu t’es accomplie ! »
« Tu as dépassé ta peur vis-à-vis du public.
Ton réconfort, tu le trouves dans ta façon de t’inclure, de t’investir avec les
autres. », « Avant je ne parlais pas, il ne se passait rien dans ma
vie. ». « Maintenant ce sont des liens qui font qu’on peut jouer ensemble,
être solidaire, s’ouvrir sur l’extérieur » : le grand mot est
communément admis. « Faire du
Théâtre c’est être solidaire : s’ouvrir, sur soi, sur les autres, sur le
monde » conclut Salomé.
L’après : un petit bonheur ?
Dans
les coulisses du groupe, qui s’appellent aussi internet, les messages sont
explicites entre les lycéennes et leur prof : « Merci aux élèves pour ces belles expressions, l'émotion sincère, le
partage enjoué, la générosité pour le public... Bravo à mes élèves pour leur bon et "long" spectacle, plein
d'émotions, de rires et de professionnalisme ; super timing hier soir : les
enchaînements étaient nickels. Merci pour ce beau moment. Des élèves
exceptionnels passent leur épreuve de pratique théâtrale : je les encourage du
fond du cœur. »… « C’est toi la meilleure, commentent les
élèves ».
…en atelier |
Et
combien essentielle est cette conscience paritaire de l’équipe, s’échangeant
les encouragements. Johanna s’adresse ici à Julien Gué : « Un petit passage sur ton mur pour te dire
combien je te suis reconnaissante pour tout ce que tu fais pour les élèves, le
temps que tu leur accordes bénévolement : merci, c'est stimulant de travailler
avec une belle âme comme toi. »
Et
si tout n’est pas dit, ce qu’elles disent toutes, c’est que l’apport du théâtre
dépasse les limites de la discipline et déborde autant sur le reste des études
que sur leur comportement. Pour elles, c’est tout bénéfice. Affronter une
matière qui vous fait bouger « du
dedans » et vous aide à l’extérieur : ce n’est pas banal.
Reste
la fin du lycée… et l’après ! Leur cohésion, l’esprit de groupe, la
solidarité qu’elles ont entretenus, le temps de leurs études : elles
aimeraient pouvoir continuer ensuite. Mais le théâtre n’assure nulle part la
sécurité de l’emploi ! Se retrouveront-elles ensuite pour « faire un spectacle ensemble »,
« un jour… », « plus
tard… » comme elles le souhaitent ? Un épisode à suivre…
Châteaux en Espagne, le Théâtre ? |
« L’enthousiasme,
l’inventivité et le plaisir sont des notions qui reviennent très fréquemment comme
ligne directrice d’une démarche éducative. » Reste que ce n’est pas
souvent appliqué !
Nous
avons rencontré des lycéens heureux !
Un article de Monak
Tous droits réservés à Monak et Julien Gué. Demandez
l’autorisation de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou
des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
C'est trés beau, trés touchant, la spontanéité n'enlève rien à la profondeur du ressenti et de l'interprétation de ces étudiants. bonne continuation.
RépondreSupprimerCéline
Merci Céline,
SupprimerNous avons rencontré des lycéens qui n'épargnaient pas leur peine... pour effectuer ce long cheminement de la prise en charge scénique:
Les jeunes ont appris et su nous donner l'impression que tout était vécu pour la première fois... donc, nous transmettre l'émotion sincère à forte dose, celle qui touche.
Mais ne nous leurrons pas... si nous ne nous en rendons pas compte : c'est beaucoup de travail pour parvenir à ce résultat !
Leur plaisir d'avoir fait fructifier leur talent, nous l'avons partagé.
Bravo, les Jeunes acteurs: comédiens, tragédiens etc...