« Corps en Révolution »
« A quoi servirait un regard s’il
n’invitait à un autre regard ? » : ainsi l’Association Uni(e)s-vers-elles
(Groupe d’études et d’actions féministes tunisiennes), fondée à Paris,
ouvre-t-elle le préambule de l’exposition qu’elle est en train de monter sur
« Voile, Dévoile –Corps en révolutions), pour l’année 2012.
La fortune du ventre :
Douro (5 millimes !) - 2009
Au programme, un ensemble d’artistes,
sexes et disciplines confondus. Haythem Zakaria, Rabâa Skik, Amel Bennys
(plasticiens), Zied Hamrouni (musicien), Tahar Bekri, Mohamed Kacimi
(écrivains), Hichem Driss (photographe) et un film témoin de Fatma Cherif. Ils
sont tous Tunisiens, résidents fixes ou temporaires en France : générations
de la révolution et en marge. D’autres nationalités solidaires y prendront part
aussi.
Zoom sur Rabâa Skik : « traverser la révolution »
Pour
une artiste peintre qui, Institut Supérieur des Beaux-Arts en phase quasi
terminale, axe sa peinture sur le corps féminin depuis sa première exposition à
Tunis en 2009, la révolution tunisienne ne faisait que répondre à ses
interrogations bien légitimes.
Déjà,
se trouve-t-elle confrontée à l’acquiescement comme à l’agressivité d’un public
découvrant ses jeunes talents. Et encore, bénéficie-t-elle, de ce lieu protégé
nommé galerie. Excepté par les critiques journalistiques et leurs lecteurs qui peuvent en faire une cible facile.
Esquisse monotype pour « Voile, Dévoile » - 2012
Déjà,
semble-t-elle anathème : dénonçant par son graphisme le sort féminin, lié
au seul statut de mère-porteuse. Ventralement gonflés, matrices rebondies, les
traits pourtant jeunes, les corps y sont prématurément flétris, comme terre
devenue aride.
Les
regards encore vifs de ses sujets, oscillent d’une toile à l’autre, entre un
miroir qui renvoie l’image conforme attendue et l’expression de la tristesse à
la dérobée. Ainsi s’opposent le cliché sociétal de l’œil complice - rangeant la
femme dans son rôle d’objet qui se doit de plaire et de faire plaisir -,
et ce vague à l’âme du regard perdu dans le lointain.
Scandale
suprême, ses huiles et acryliques ne s’embarrassent pas de vêtements. Nus, ils
sont traversés par la pesanteur de presqu’un millénaire de tabous figuratifs
importés d’orient. Difformes, déformés par ce modelage des mentalités, ils s’apparentent
à la tourbe ocre, épaisse et gluante, qui a assis sa médina natale dans sa
fonction de ville sainte, Kairouan.
La création : un acte sacré ?
Qui
accorderait à une jeune fille l’audace de transgresser, et de façon publique,
la pudeur imposée par la morale coutumière, faute d’autre discours politique sous
la dictature ? Dans le milieu des arts plastiques, les premières
plasticiennes n’apparaissent que sous l’émulation de la politique culturelle de
Bourguiba. C’est-à-dire plus de 50 ans, après le 1er Salon tunisien
de 1894, puis la consécration du mouvement de l’Ecole de Tunis, exclusivement
masculins.
Absentées mais exhibées par la scène politique
L’art
fait-il partie du débat politique ? Grande question, que la Tunisie,
affranchie de la dictature précédente, n’a pas eu le temps de débattre, tant la
réponse s’est révélée abruptement aux premiers jours du printemps de la nation.
Là, pas de voiles, pas de pudeur : les extrémistes rétrogrades ont tapé
sur tout ce qui bougeait ou s’exposait artistiquement, êtres comme œuvres.
Quant
aux femmes, si elles sont absentées des postes politiques par le gouvernement
transitoire actuel, leur sexualité est exhibée au grand jour des marchandages
parlementaires, comme viande à l’étal : réduites à un discours injonctif,
concernant leur organe intime. Ce
phénomène est perçu comme une aberration, suite à 56 ans de Tunisie
indépendante ! Enorme paradoxe où la femme, ridiculisée, fait les frais de
la place publique. Régression culturelle, où les dirigeants actuels occultent le
terme de « dignité », acquis par la révolution.
L’art
aurait pour enjeu la création, ce rapport entre l’être et son œuvre, l’œuvre et
son public virtuel. Acte de vie, il est source de communication. L’artiste s’y
investit corporellement : dans sa façon d’appréhender, de conscientiser, de
concevoir, de fabriquer, comme dans sa manière de vivre. Ainsi s’établit une
forme de rituel dans le dialogue qu’il entretient avec l’œuvre. Et il n’est pas
de tout repos.
Femme, « antidote miraculeux aux intégrismes »
La
répression lancée par le gouvernement Ennadha, le 9 avril 2012 à Tunis, montre
que les cibles sont d’abord féminines.
L’association Uni(e)s-vers-elles notait déjà cette formule adéquate
(hélas !) :« femmes, l’antidote miraculeux pour dissoudre les
intégrismes ».
Les
figurations de Rabâa Skik répondent à cette stigmatisation, exacerbée depuis
octobre 2011. Les corps ne sont plus représentés que par les symboles
réducteurs dont ils font l’objet : le voile, la béance* – à la fois
défloration et viol des consciences -, mais aussi l’arme du sexe, la contrainte
démesurée - ses interdits tentaculaires-.
Le poulpe tentaculaire (2012)
Le
corps féminin, renforcé dans sa fonction d’objet par la perception commune, la
plasticienne lui confère des allures plus rigides, plus hermétiques. Elle s’engage
donc sur la voie de la sculpture, comme pour donner corps à cette prise de
conscience. Son approche sur toile,
qu’elle maintient toujours, évolue vers davantage de combinaisons :
alliant les techniques mixtes de l’huile et du crayon gras, aux collages et
autres modes de tissage sur supports.
L’icône désincarnée
Au
chaos ambiant du pays, la réplique de l’état d’émeute pour ses toiles. Les
corps qui semblaient fusionner, s’engendrer les uns les autres, au début de sa jeune
carrière, se parcellisent. Ils n’existent plus que sous la mascarade des
apparences.
Morcelés,
ils se prêtent à des pantomimes ou subissent la danse funèbre des espoirs déçus. L’effet,
supposé libératoire, de la révolution, se solde par l’intrusion
prégnante de la mort. Mais l’artiste n’en poursuit pas moins son implication
professionnelle et continue-t-elle à se passionner pour le monde qui l’entoure
et l’habite.
Baudruche intégriste au latex
En
accord avec son vécu, Rabâa Skik, ne cède en rien à sa détermination. Elle ne renonce pas à sonder les différents
aspects d’une condition féminine qui la regarde de près. Ce n’est pas son image
qu’elle projette. Mais, directement concernée par le sort de ses semblables,
elle s’y identifie, s’en revêt et en subit les affres.
Un article de MonaK
* - Tout un jeu de connotations pour
« niqab », pièce d’étoffe trouée et la défloration.
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