L’autre rêve…
Là,
dans la boîte noire d’un théâtre ancien tendu de pourpre, il vient de déchirer
la nuit, la solitude, le vide. Il vous entraîne jusqu’au vertige dans les
labyrinthes du sordide et de l’abjection. Vous avez du mal à redescendre de
votre nuage. Le théâtre est cette fabrique d’illusions.
Vous
êtes au top de vos sens, comblé : vous vous êtes laissé embarquer par le
corps, le cœur, vous étiez autre, vous étiez lui. Le temps d’un spectacle, vous
vous êtes gaspillé en sentiments et chocs émotionnels. Vous avez endossé les
petits riens, les choses de la vie, les grands pourquoi du sens à la vie. Concerné,
ému, complice, bouleversé, à bout de nerf.
L’image et son double |
Le
phénomène c’est qu’il soit parvenu à vous intéresser au sort dérisoire de
l’anti-héros de Beckett, un certain Krapp. Le phénomène, c’est qu’il vous ait
fouaillé les entrailles avec des lambeaux de vie. Harponné, la secousse vous
submerge. Le phénomène est un acteur, un monstre de scène : il a retourné
votre tranquillité comme une crêpe. Vous n’avez plus qu’un souffle :
admiration. Serge Merlin.
Seul et son double
La Dernière Bande commence par une image
de fin. Tout a l’air de s’enrayer.
Le personnage semble s’abimer dans la mort. Comme un Hercule, il soulève les
lourds pans du souvenir qui l’enlisent. L’impression d’oppression renforcée par
l’exiguïté du théâtre.
L’Œuvre, un théâtre désuet |
Sans
cesse cette sensation que tout se déroule à l’envers. Que la logique ne
provient que des sursauts de l’acteur. Et c’est ce genre de défis constamment repoussés
qui créent cette dynamique folle. Vous ne savez où donner de la tête, les sens
exacerbés.
Pas
un moment du spectacle qui ne soit habité. Pourtant le vécu c’était avant,
enregistré sur la bande qui déroule ses bribes. Trente ans avant que ne s’ouvre
le rideau ! Le fait-il croire. Chaque instant révèle une nouvelle facette :
dans le ton, l’allure, la mimique, le timbre. Pas deux moments identiques. A
contrario de la bande qui patine, bégaie, se répète. Chaque amorce détient sa
propre couleur. L’acteur est multiple.
Le dialogue en retour |
Tout
se joue dans la fluidité. Semblable au «flow» (pour prendre le terme du slam),
au « courant »
qui oxygène sa parole, la précipite hors d’haleine, la scande de ruptures et de
silences.
L’éphémère
Le
rideau de scène retombe sur le magnéto.
Serge Merlin, vient de quitter Krapp, personnage-parenthèse d’une heure. Dans
la loge, l’homme est autre. Il l’était déjà au salut, ne traînant plus savate.
Il n’est plus le bonhomme cassé, hirsute, il l’a joué à souhait. Son grimage de
vieillard grisonnant envolé ! Pfffffffffffffffffft
L’acte
théâtral est fugace… Même s’il a été intense, ardent.
Au ciel d’un plafond-miroir |
Dans
le foyer séculaire, au plafond suranné, c’est une autre atmosphère. Nous
n’avons pu prendre de photos, nous restent le croquis, l’ambiance, l’empreinte.
Un monde de prévenance, de générosité et d’accueil où il fait exister
l’entourage : sa femme Michelle qu’il nous présente ; nous, qui
sommes venus le visiter.
La
situation semble inversée : le spectateur, maintenant, c’est lui. Et il
s’amuse de nous voir un peu désemparé. Car nous portons des nouvelles de la
Terre, du réel, à lui transmettre. Un message de gratitude d’un de ceux qui
l’ont côtoyé à leurs débuts. Et la boutade fuse : «Et il est devenu
comédien ? Je leur disais bien de ne pas faire de théâtre, que ce n’est
pas un métier ! »
Serge Merlin croqué en vrac par Monak
Le
hic, Monsieur Merlin, c’est que votre seule présence leur file le virus. D’une
certaine façon, c’est ce que vous fêtez, dans votre loge : la
transmission, le relais, la connivence. Des admirateurs, vous avez l’air étonné
d’en susciter, comme en cette soirée. Les jeunes générations ne manquent pas de
venir y puiser une leçon de grand théâtre.
Vous
êtes encore fébrile, tout attentionné et réjoui par notre présence. Vous nous
congratulerez, de vos deux mains, brûlantes.
Un florilège
Une petite enclave, sans protocole, notre
venue. Notre statut de groupie et sourires partagés. Nous avons échangé, avec
ou sans les mots qui conviennent vraiment, notre plaisir mutuel. Vous, de
l’avoir procuré ; nous, de nous en rassasier.
La dernière bande en son œuvre |
Il a tout donné sur scène. Pas un moment où le
spectacle ne retombe. Fougue, véhémence, l’acmé de l’éclat et de l’agonie en
gémellité. Suite à ce perpétuel
bouillonnement, cette tension toute en maestria, le relâchement, la délivrance.
Et
le naturel, avec cette pointe d’humour qui émaillerait de la prestation ? Dérision
et autodérision. Un pétillement de malice dans le regard : on est en
coulisses ; sans objectifs témoins, sans regard extérieur, sans magnéto. L’adrénaline
est partagée, à son summum. On est au théâtre, l’acteur est un expert.
A l’affiche |
Il fait vibrer la salle. Il affectionne
particulièrement ces jeux de lumière d’un metteur en scène-poète (Alain
Françon). Ils le découpent dans le noir, le projettent en ombre chinoise, entre
expressionnisme exaspéré et ciselure d’orfèvre. Puis, comme pour prolonger les
flammèches d’un incendie intérieur, ses mains deviennent l’instrument
esthétique des clair-obscur. Elles sont langage, chorégraphie du mutisme, volutes
des mondes parallèles.
Elles ne sont pas les seules à affirmer leur
liberté. La partition de l’acteur est un vrai feu d’artifice. La perfection
dans les moindres détails. Aucune contrainte. Le paradoxe réside dans cette
mouvance, toute en nuances et en densité.
Serge une figure… |
Il nous imprègne de l’univers figé de ce
mort-vivant, de ce résidu des catacombes, tout en y faisant sourdre des
étincelles. Il s’en détache comme d’un songe. Il se construit dans l’ombre de
chrysalide. Il est acteur.
Le
paradoxe,
c’est qu’il a pu édifier un monde, sur des vies qu’il déchiquète. Jeu entre personnage et acteur. Image atteinte comme en rêve. Miroir de soi,
comme un rêve. Devenir, être son rêve.
Dans
cet univers de négation, Serge Merlin : positivement, il
déchire !
Un article de Monak
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