«…se mouche dans les étoiles »
« La
poésie pour vivre », raison et mode
de vie pour Trintignant qui l’ancre chaque soir de scène. C’est de cette
humanité-là que l’acteur chauffe les salles. Elle est debout, revendique,
éclabousse.
Trintignant
fait son tour de France avec la lyre et l’ire de « Trois poètes
Libertaires : Prévert, Vian, Desnos ». Spectacle mis en scène par Gabor
Rassov, le message est fort, sans concession : cette poésie-là heurte
l’ordre mondial bien assis et aveugle car « on ne lave pas la poésie,
ça se défenestre et ça crie »
Jean-Louis Trintignant tel qu’en lui-même |
L’atmosphère
est digne, vibrante. Les silences herculéens d’émotion. Entre éloge et élans
libertaires, l’écho rebelle des paroles disparues.
Magnétique
Jean-Louis
Trintignant n’est pas zen : il s’excuse d’être « très vieux » (sic) !
Il s'excuse d'être malade, enrhumé, il s’excuse de ne pas avoir annulé. Il
craint de décevoir. Le public n’y croit pas, évidemment ! Balayé par le
vent qui agite le port à ses pieds, le théâtre des Salins de Martigues est
comble.
« Ils s’en vont voyager… » de Robert Desnos |
Et
le grand monsieur de la scène s'excuse pour sa voix ! En fait de voix, il a des
accents profonds ! Il ne s’écoute pas parler, il ne recherche pas l’effet.
Juste des intonations poignantes mais naturelles. Il parle comme se respire un
sentiment.
Dans cette prestation d'exception où il effeuille les mouchoirs et refoule quelques quintes de toux
irrépressibles, il inaugure. Son temps se rythme aux papillons des feuilles, au papier qu'il chiffonne. Comme si tout était prévu. Et imperturbable, il se laisse absorber par la musique
intérieure que portent les mots. Il dit comme on parle. Simplement. Sans
monotonie. Il capte, il fascine. Il est vrai. Il est.
Iconoclaste
Trintignant
ne se cache pas derrière les textes. Son acte scénique prend valeur de
profession de foi : la majorité silencieuse, sa morale grégaire, celle qui
désigne les boucs émissaires, comme leurs détenteurs, est conspuée avec un brin
d’ironie. Accords majeurs entre poètes et baladin !
Trintignant se déclare libertaire
« Ne
vous méprenez pas : j'éprouve un plaisir immense à dire ces textes de Prévert,
Desnos et Vian. Ils me conviennent parfaitement, moi qui suis anarchiste.
C'est un peu utopique l'anarchie, vous ne trouvez pas ? Elle combat l'ordre
établi et les gouvernements mais on peut se demander à quoi elle sert. Chez ces
trois-là, il y a une façon légère d'écrire des choses graves qui me plaît
beaucoup. »
« Rappelle-toi Barbara… » de Jacques Prévert |
De
véritables « bombes » sous un
air détaché, Trintignant y est passé maître, à la ville comme dans
l’interprétation de bon nombre de ses personnages au cinéma. Tout se vit en
intériorité. Là, il semble dans un entre-deux. Mêlant vie et réalité.
Ses
doigts qui jouaient fébrilement au début, se délient négligemment sur les
appuis du fauteuil : le trac est passé, l’acteur fusionne avec son dire. L’émotion,
contenue, déborde et rejaillit sur l’auditoire. Ce sont invites amoureuses à
l’amour libre, l’amour plus fort que la guerre, que la mort ! Rrose Sélavy
des Surréalistes (lire :
Eros c’est la vie) : des pans de rêve dans la banalité du quotidien.
Anarchiste
Dans notre société domestiquée
et « domestique »,
c’est bien un pavé dans la mare du conformisme que jette Trintignant. Un
manifeste à la Léo Ferré : « Le maître mord par procuration, et c'est
cela la civilisation du droit : donner une pensée à la matière inerte, mettre
l'homme au ras de la chose, le dépersonnaliser au point de transformer ce
qu'une morale antique nommait la faute en un risque latent. »
Dans son Introduction à
l’Anarchie, le poète-parolier annonce : « Une morale
de l'anarchie ne peut se concevoir que dans le refus. C'est en refusant que
nous créons. »
Merci pour tout, Monsieur Trintignant…
Et
ce sont des figures de résistants, d’insoumis, d’insurgé, d’original,
d’irréductible, de déserteur que Trintignant met en avant, face à la lâcheté
des masses. Déserteur, le concept n’est toujours pas admis !
« Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J'irai par les
chemins ». (Le Déserteur)
Et
Léo Ferré d’en remettre sur notre société d’anonymes muets :
« J'obéis, sans ordre. J'obéis, parce que membre de cette société je
m'ordonne de me taire… Chez moi,
je pense ON. Le JE est défiguré par une grammaire nouvelle qui me désapprend la
solitude et le courage, celui qui me met à portée de voix de la vraie vie s'est
émasculé. J'ai coupé les plombs à mon courage. » (Léo
FERRE, Editorial du
"Monde Libertaire" de janvier 1968).
« Etrange, étranger »
Pas
de grands éclats, le sourire affleure, Dans le fauteuil, où il semble tenir
conversation avec ses musiciens, de rares signes de la main ponctuent les
accords, les accents pathétiques. Il faut dire que ces poètes du 20ème
siècle continuent de mettre le feu à l’auditoire.
Les Salins sous le charme |
Et
même si Trintignant donne l’impression d’un conteur paisible au coin de l’âtre,
ses instrumentistes l’entraînent dans leurs pérégrinations musicales : Daniel
Mille à l’accordéon et Grégoire Korniluk au violoncelle. Un trio parfois à
l’unisson, parfois en contre-point, parfois à l’écoute mutuelle qu’ils se
libèrent.
Il
passe de son vécu, de ce qu’il ressent en tant que personne à la maîtrise de ce
qu’il joue : il est un moment poète qui s’adresse à l’ami déporté, celui
qui se sacrifie sur la mine, amant, narrateur, présentateur. Et les mondes
s’interpénètrent sans qu’on en capte les lisières. Et Trintignant de s’amuser à
nous interpeller, à nous sortir de notre torpeur !
« Je voudrais pas crever… » de Boris Vian |
Au
final, ce ne sont pas seulement des images, rescapées des camps, des ghettos,
de la bêtise, de cet instant entre vie et mort de l’héroïsme qui nous
parcourent encore. Trintignant égratigne la bonne morale confite, il est du parti
des insurgés.
Du
côté de la barrière des pauvres, des exploités. Il n’a plus rien à
« cirer » des bourgeois. C’est une
leçon de vie et un engagement, qui nous sont livrés. Du bout des lèvres, du
bout du cœur. Trintignant joue son baroud d’honneur.
Et
dans la nuit secouée de bourrasques, le trop-plein nous envahit. Sur la pierre
froide de l’esplanade, histoire de recouvrer nos esprits, nous reprenons
haleine. Je « me plante le nez au ciel »… Trintignant, lui, « se
mouche dans les étoiles ».
Un article de Monak
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