Jamais, plus jamais ça...
Des images poignantes, une caméra impressionniste, un scénario ciblé sur l’essentiel, le reflet d’un vécu où le spectateur peut se projeter de l’intérieur… "Far Away Places" (Pays Lointains) premier court-métrage de la jeune réalisatrice Tatiana Shanks, est un chef-d’œuvre, déjà couronné par une trentaine de prix internationaux.
Reconnaissons le courage de la cinéaste-scénariste
qui traite sans concession du sujet difficile des abus sexuels sur enfant et en
tire les conséquences alarmantes et les dérives qui fracturent la personnalité
des deux héros prépubères, Te’a et Kyle. Far
Away Places sort deux ans avant le mouvement #metoo,
ce qui est un signe des temps : les jeunes sont en avance, n’accumulent
pas les années pour se révéler brillants.
L’analyse de Tatiana qui fait preuve de maturité
nous induit vers le monde de la dépersonnalisation que subit toute victime
mineure. Cet état de « sidération, de paralysie mentale et
affective, d’anesthésie émotionnelle et physique » bloque le
développement normal attendu et avec la perte des repères sociaux, déconnecte
et déréalise. Ce film, qui relie façade ouest du Continent nord-américain et la
minuscule communauté mythique insulaire de Polynésie française dont Tatiana est
doublement originaire, nous embarque pour un voyage à rebours…
Dans nos sociétés
compassées qui affadissent le sens des mots et des actes : les abus sexuels
s’édulcorent en "maltraitance", sont étiquetés délits et non plus crimes. Qui
protège-t-on : la victime ou la notoriété du coupable ? Un thème
brûlant d’actualité !
Une syntaxe de l'image
Le scénario est fondé sur la prépondérance du gros
plan silencieux qui capte les visages et renforce l’image ; les dialogues
sont condensés, presque fugaces… et accentuent cette impression de non-dit. Ce
procédé rend compte du traumatisme de la petite Te’a, enfermée dans son mutisme.
La force de l’image vient de l’intérieur. Elle fait ressortir, exploser à
l’écran la souffrance de l’enfant : elle fait jaillir de son regard, de
ses traits, la douleur, la tristesse, l’absence…
En parallèle, comme une respiration, le reste des
dialogues ainsi que la bande-son posent le cadre et les événements :
l’accueil au pays, les atmosphères familiales, les personnages secondaires,
l’accident. Du coup, le synopsis est conçu comme un puzzle dont les pièces
s’emboîtent peu à peu. Elles interpellent immédiatement le spectateur qui
s’interroge. Pas de voyeurisme, tout est finement suggéré.
Par ailleurs, l’image est très belle, bien cadrée,
rapide, fonctionnelle. Elle donne dans le naturel : tout comme le jeu des
acteurs, majoritairement expressif mais pas surfait. Une simple histoire livrée dans sa crudité.
Le dessous des cartes
En février 2019 au Petit Théâtre de Papeete, le film rencontre acteurs du fenua et professionnels de Tahiti
où le film a été tourné dans sa majorité. C’est-à-dire, peu après le 16ème
FIFO qui ne l’a pas sélectionné. Le label docu-fiction ( Cf. Tupaia, Chim Soo Kung, etc.) auquel il aurait pu
s’apparenter relevant d’autres critères.
Au cours de cette soirée de projection privée,
Meleana Hirshon a reçu des mains de Tatiana, sa récompense de « meilleur
second rôle » pour Oniros Film Awards en Italie, meilleure actrice au
Melbourne City International Film Awards (2018) et au Maverick Movie Awards
2019. Émue, contente mais modeste ou
peut-être encore impressionnée, Meleana laisse entendre, en se voyant à
l’écran, « qu’elle aurait pu être meilleure ».
Son partenaire, Kenta Asars, tout aussi méritant a
décroché aussi un palmarès respectable. C’est qu’ils nous accrochent, ces
jeunes acteurs, par leur sincérité, la vérité de leur interprétation. Les deux
jeunes acteurs étant particulièrement bouleversés durant le tournage…
La chanson "Never
Far Away" (Jamais loin) qui accompagne
le film, composée à 12 ans par Toni Cornell, est sortie moins d’un an plus tard, en
2017. La jeune chanteuse évoque, dans un registre symbolique, la rédemption par
l’amour. Elle reprend en refrain, cette phrase qui correspond à l’image
finale du film : « Où que j’aille, tu n’es jamais loin », le
titre de sa chanson.
Accentuant, avec « tu m’as sauvé(e) », l’issue inversée de Far Away Places, ces lieux de l’errance
intérieure.
ça n'arrive pas qu'aux autres
Juste pour souligner que les jeunes artistes de
cette équipe sont étonnants d’exigence, de lucidité et de talent. Que les moins
de 20 ans portent haut le respect de leurs droits et de leur intégrité. Qu’ils
expriment dans les bribes d’interviews que j’ai pu leur consacrer, la pesanteur
du drame de l’enfance qu’ils ont accepté d’interpréter ou de réaliser. Car rien
n’est "rose" dans cette fiction. La révolte légitime des enfants les
pousse à en finir avec l’humiliation, la honte et la dégradation.
L’indifférence des adultes, de la société les accule au crime. C’est profilé, ça
arrive parfois : la réalisatrice ne se voile pas la face.
Rien n’est anodin pour le reste des
acteurs-adultes : l’indolence, le laxisme des parents et des proches qui
ne voient rien… mais sont catastrophés ensuite. Tony London, dans le rôle du
père, nous en montre les travers. Quant aux courtes interventions de
l’agresseur interprété par Julien Gué : tout
tient dans une attitude qui oscille entre l’obséquieux et le glacé, fait
ressortir la culpabilité et la crainte de "se faire pincer" mais
reste sobre sans caricaturer. Une partition complexe où se montrer antipathique
n’est pas une mince affaire pour un acteur.
Juste pour signifier que dans ce siècle qui
commence mal, les jeunes posent des actes, pas toujours entendus de leurs
aînés, pour que le monde évolue positivement… Et la fiction engagée de Tatiana
Shanks interpelle les individus autant que les instances éducatives, sociales
et thérapeutiques. L’enfance bafouée exige cette résilience qui lui permette de
dépasser son traumatisme.
L’impact de "Far Away Places", qui devrait passer à titre
préventif dans toutes les écoles du fenua, a déjà soulevé l’enthousiasme des
festivals internationaux de cinéma ou du public américain. Réussira-t-il à
faire changer les choses avec une plus forte audience ? C’est le souhait
que nous formulons aussi pour le prochain court-métrage de Tatiana Shanks
"Never
Forget" qui s’en prend aux tueries dans les écoles…
La vidéo
du film (21’ 43’’), après avoir fait sa tournée des Festivals, est
maintenant accessible à tous.
Never, never more : jamais plus…
Un article
de Monak
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