Dissonances
« Il est des
portes sur la mer que l’on ouvre avec les yeux… » Telle est la Tunisie,
poétisée par Fatima Maaouia (écrivaine). Telle est la Tunisie avec ses
discordances.
Tout
comme l’histoire a débaptisé un temps la Porte de la Mer, « Bab El Bahr »,
qui scellait la médina de Tunis, pour la renommer Porte de France… maints minuscules
portails sont fichés en bord de précipice… et s’ouvrent sur le large.
Bonne année amazigh : Aseggas ameggaz ! |
En
ces premiers jours de l’année 2014 le Tunisien, s’il se rappelle qu’il est
aussi d’origine amazigh*, (ⴰⵎⴰⵣⵉⵖ),
va
célébrer le nouvel an ce 13 janvier. Le même jour, ce sera le mouled (naissance du prophète). Le
lendemain, 14 janvier, 3ème
anniversaire de la révolution tunisienne, se solde déjà par un article « langue
de bois » du quotidien le plus lu.
Le
dicton du jour : « Soleil de Ste Nina, pour un long hiver rentre ton
bois », même tiré des froides heures de la France médiévale, semble
augurer aussi d’une lente germination
hiémale, tout comme celle du jasmin.
Egalité d’humeur ou parité ?
Il
est vrai que le Tunisien n’est pas spécialement doué pour la patience en
matière conjugale ou domestique. Ce n’est pas un scoop ! Les Tunisiennes
dans leur ensemble, elles, font preuve de la même constance depuis qu’elles ont
pris la parole, il y a plus d’un siècle, sur le sujet de la parité. Sinon qu’elles
ne sont pas au pouvoir, comme leur ancêtre Alyssa. Sinon aussi que quatre des
élues de l’Assemblée Nationale
Constituante se désolidarisent de la cause féminine.
La parité mise en doute sous la pression d’Ennadha |
En
matière politique, les stratégies dilatoires semblent avoir émaillé l’histoire.
Il n’est pas besoin de se remémorer le délai excessif imposé par le sénat
carthaginois à Hannibal, devant les « portes de Rome » ; pas
plus que l’interminable bras de fer entre Bourguiba et De Gaulle pour
l’évacuation de Bizerte ; pas plus que les vingt-trois dernières années de
dictature de Ben Ali ; et pas davantage avec la rédaction de la nouvelle
Constitution qui n’est toujours pas votée après deux ans
d’instabilité parlementaire.
Le
code comportemental du Tunisien dans l’espace public n’est pas à confondre avec
celui de la rue où, s’il ne se lance pas directement dans le pugilat, les
chances de parvenir à un accord s’effectuent en pourparlers. Cette convention
vaut-elle en période de troubles pour ces premiers jours de janvier 2014 ?
L’excès de prudence pèsera-t-il dans la ratification de l’article sur
l’égalité ?
Situation explosive…
Depuis
décembre 2010, il ne s’est pas passé un mois sans que des incidents n’éclatent. Plus ou
moins graves, plus ou moins sanglants. L’insolite
deviendrait-il accoutumé ?
Des affrontements depuis décembre 2011 |
Les
démonstrations de force s’en prennent autant aux particuliers, qu’aux groupes
ou aux institutions. Ne sont épargnés
par les hommes de main d’Ennadha, ni les quartiers, ni les foyers d’instruction,
ni les centres de culture, ni les sièges ou les agents d’information : spectacles
dûment programmés, artistes ou intellectuels isolés, quartier général des
partis d’opposition sont ciblés. Les exactions sont de toutes sortes : de
l’agression personnelle au lynchage anonyme, sans parler des tirs, assauts
d’ambassade, saccage de lieux de réunion, mutilations, torture et assassinats
de représentants d’opposition, jusqu’aux mains basses sur l’armée.
En
riposte, la société civile répond par des sit-in, des manifestations
pacifiques, des actions de solidarité et de secours. Et la vie continue, la vie
reprend le dessus ! Inouïe cette façon d’être du Tunisien qui n’en paraît
pas plus perturbé dans son quotidien ! Difficile de présenter un panorama
de cette longue patience, parfois ponctuée d’affrontements. D’une part les
milices salafistes, associées au gouvernement en place et à la police, armés ;
d’autre part la société civile, sans arme.
La zénitude ?
Dans
cette atmosphère pour le moins lourde et nébuleuse, le Tunisien prend sur lui
de maintenir un cap imperturbable. Est-il seulement et tout bonnement en mode « résistance
passive » ?
La zen attitude : insolite ? |
Du
moins s’est-il familiarisé avec les rumeurs alarmistes, les coups de pression.
Et a-t-il apprivoisé à coups d’engagements solidaires les moments-clé où il lui
faut agir et se trouver au rendez-vous de la rue par centaines de milliers.
Ce qui est étonnant, insolite même, peut-être
compliqué à comprendre, vu d’ailleurs : c’est le flegme que nous ne lui
connaissions pas avant. L’épreuve changerait les mentalités ? Ou bien des
paramètres insoupçonnés sont-ils parvenus à lui insuffler une seconde
nature ? Car ce qui le maintient dans son calme olympien, c’est le poids
de la parole publique qu’il a su arracher et garder depuis trois ans, malgré
les procès et les emprisonnements.
Mieux vaut attendre ?
Aucune
réponse ne pouvant être donnée sur équanimité et parité, ni sur l’issue
définitive de la révolution tunisienne, car nous n’allons pas jouer les devins,
mieux vaut prendre son mal en patience et s’offrir après la discussion un petit
coin pour s’asseoir. Si le mode de siège traditionnel reste encore le tapis, la
natte d’alfa, le coussin à même le sol, dans les régions les plus dépourvues,
la chaise a pris une connotation politique en quelques deux années
postrévolutionnaires.
Chaise de mer…ou siège éjectable ? |
Le
« siège » est le lieu de pouvoir auquel on s’accroche et qu’on ne
veut plus lâcher… tant les indemnités
sont alléchantes ! A part ce cas extrême qui touche les dirigeants,
toujours est-il que la chaise devient « planche de salut » dans les endroits les plus incroyables.
« Cette
chaise… concentré magique
d'ingéniosité, de musique et de Titanic
qu'aucun des prétendants au trône qui boite
- pourtant si souvent passibles de la chaise électrique-
ne convoite
mon cœur rafiot travaillé à vie
de la fuite vers le large et l'infini
la revendique
comme un emblème, comme cantique »…
d'ingéniosité, de musique et de Titanic
qu'aucun des prétendants au trône qui boite
- pourtant si souvent passibles de la chaise électrique-
ne convoite
mon cœur rafiot travaillé à vie
de la fuite vers le large et l'infini
la revendique
comme un emblème, comme cantique »…
Il
est bien d’autres choses encore, ce siège rescapé des pires naufrages !
Quand la survie est dans ce seau…
La
survie sort de la bouche des enfants. Elle est au bout de la misère, comme au
fond du puits. Un nombre confortable d’années qu’on ne voyait plus d’enfants
errer par voies et chemins. Il faudra bien vous habituer, si vous pouvez y
parvenir, à ce que « l’insolite » se confonde avec « le scandaleux » !
Figues de barbarie, pour survivre |
Même
si les établissements scolaires n’avaient pas été rénovés sous l’ancienne
dictature, ils recevaient en permanence leur lot d’enfants. Les salafistes
voudraient remplacer l’école par les koutabs,
lieux exclusivement réservés à la récitation du coran, avec petites filles niq’abées dès le « jardin d’enfants » !
Cependant la société civile veille. La scolarité se maintient tant bien que mal
et son obligation n’est plus sous haute surveillance. Depuis le gouvernement
Ennadha, le budget de l’instruction, le plus fort sous Bourguiba, est descendu à 0,03% du budget de l’Etat.
Les
droits de l’enfant, ayant été mis entre parenthèses, ne leur reste plus qu’à se
plier aux nécessités de parents chômeurs ou enrôlés dans les milices, en
échange d’un peu de pain, de « Choco
Tom » (biscuits) et de quelques dinars. Ainsi voit-on proliférer les
petits vendeurs de rue. Momentanément peut-être… mais qui peut en savoir
davantage ? Les adolescents ne se laissent pas tous conditionner aussi
facilement.
Nous venons de Tunisie !
La
preuve : ils multiplient les initiatives, les occasions de se produire au
regard de tous ! Malgré les garde-à-vue, les emprisonnements, les procès
des rappeurs et graffeurs, la génération
des adolescents aux trentenaires se prend toutes les libertés revendiquées par
la révolution… : Zwewla, KlaY BBJ, Weld15… ne sont pas que leur modèle.
Le bonheur, ça s’arrache !!!(vidéo)
En
effet, les jeunes, qu’ils aient directement participé à la révolution ou
qu’elle les ait fait émerger ensuite, ressentent tous la même chose : le
droit de chacun à l’expression, le droit d’exister pleinement.
Ce
qui semble évident un peu partout dans le monde, était impensable sous la
dictature. Ce qui a changé, c’est que les badauds, se mettent à danser dans la
rue ; même sans être du métier, juste pour le plaisir ! Sous la
dictature de Zaba (Ben Ali), on se retrouvait vite entourés d’indics ou de policier
en civils et embarqués au poste. Il est incroyable aussi que les jeunes ne se
posent plus la question de la mixité taboue : ils dansent ensemble, se
touchent, ce n’est pas un délit sexuel ! Rappelons-nous que sous la pression de la morale patriarcale,
femme et jeune fille n’imaginaient même pas danser dans un espace public !
Ainsi,
l’espèce de mouvement
de vidéastes qui éclot sur le net est significatif : “Happy : We are
from Tunis”. Et il prend de l’ampleur. Qu’ils soient amateurs ou issus d’Ecoles
supérieures de Tunisie ou de l’émigration, au moment même où la situation
devient plus cruciale, les jeunes affirment leur joie de vivre, leur droit à la
vie, leur droit au bonheur : ils sont
Tunisiens et ça se voit !
Et
comme on reparle amazigh en
Tunisie : « Joyeux
Yennayer 2964 ! », « Aseggas ameggaz ! »… Bonne année !
Un article de Monak
* Amazigh :
Berbère. Non seulement la population berbère est autochtone, mais en plus la
langue est dotée d’une écriture que la romanisation a occultée et que l’arabisation
a interdite, en Algérie, au Maroc comme en Tunisie où elle réapparaît depuis la
révolution.
- Les
radios relaient la vidéo d’Asma El Costantini : Medi 1, la radio du grand
Maghreb au Maroc, interview sur un pays
ouvert au tourisme (Interview
Medi1Radio (Happy - We Are From Tunis) https://www.youtube.com/watch?v=SrPxusxpDT4#t=82
)
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