La littérature
brûle-t-elle ?
Depuis
l’Antiquité, la terre tunisienne écrit et publie. Des millénaires de littérature, des millions de
livres ! Qu’elle se nomme Numidie, Carthage, Byzacène, Ifriqya ou Tunisie,
de son nom originel recouvré. Qu’elle change de régime, qu’elle soit empire, occupée
ou république.
Que
savons-nous de ces auteurs qui se sont exprimés au poinçon, au stylet ou au
kalam ? Que savons-nous de ces auteurs qui se sont fait entendre, ont créé
dans la langue du dominateur pour être diffusés ? Que savons-nous de leur
imaginaire, de leur audace ? Qu’en va-t-il de la littérature quand force
œuvres ne figurent pas au patrimoine pour raisons politiques, religieuses ou
éthiques ? Par ordre chronologique les alphabets tifinagh (berbère), punique,
hébraïque, latin, arabe, français (latin moderne), y ont concouru. Quoi
qu’invoquent les censeurs de tous bords !
Il
faut bien l’admettre : dès que conquérants et envahisseurs s’installent dans un pays, l’un des
premiers méfaits qui marque leur pouvoir est la volonté d’oblitérer la culture
autochtone en brûlant les bibliothèques. La Tunisie n’y a pas échappé depuis
que le vainqueur romain d’Hannibal a détruit Carthage par le feu et le sel.
L’ancienne
Bibliothèque Nationale de Tunis, Souk des Parfumeurs |
Même
si les endoctrineurs actuels brûlent les
livres déclarés impies en dehors de l’ouvrage importé de la Récitation (القرآن, al Qur'ān, Le Coran), décrètent l’origine du pays deux
siècles après le début du Moyen-âge (c’est-à-dire après la conquête arabe en
697), cette négation ne tient pas face aux historiens dont les chroniques
attestent depuis l’Antiquité que la Tunisie a toujours été multilingue.
Langue(s) et culture
Qu’elle
soit fixée sur la
pierre
(écriture libyque), sur des tablettes de cire, l’alfa, les tapis, le parchemin,
le web… l’écriture indique la multiplicité de mouvances culturelles qui se sont
côtoyées, se sont affrontées parfois, ont fusionné dans l’identité nationale
d’un pays qui s’est délimité au cours des siècles. Ainsi pouvons-nous parler de
littérature tunisienne et suivre avec amusement une similitude de portraits du
Tunisien depuis l’Antiquité.
L’ancêtre
du premier tunisien, berbère d’allure, reposant du côté de Gafsa (Homo capsus) remonte au huitième
millénaire (avant JC). Auparavant, peu d’informations sur les civilisations qui
ont peuplé son territoire. La désertification du Sahara a repoussé les
peuplades apparues précédemment (environ 2,5 millions d’années) vers le sud de
l’Afrique, sauf que l’écriture éclot à la fin du 4ème millénaire
(toujours avant JC).
Inscriptions puniques sur stèles carthaginoises |
Les
inscriptions les plus anciennes datent du VIe siècle avant JC (en alphabet
punique).
Augustin, rhéteur (avocat), théologien, mais aussi autobiographe (Confessions), mentionne au Vème après
JC : « Demandez à nos paysans ce qu'ils sont. Ils vous répondront en
langue punique : Chanani» (Cananéen).
L’expression
littéraire se définit d’abord, pour cette population de nomades, par son
oralité. On parle ici de littérature orale parce qu’elle répond à des critères
esthétiques de composition. Elle est transmise aujourd’hui encore sous sa forme
populaire. L’accès à la scolarisation
officielle, pour toutes et tous, reste
récent.
Qu’elle
soit chant (de travail, de tissage, de rites…), poésie, spectacle ou conte, la
tradition orale y est fortement ancrée et perdure dans ces improvisations de
circonstances (الشعر
الشعبي
التونسي :
cha’ar
cha’abi tounsi, poésie populaire tunisienne) qui émaillent les fêtes familiales
dans les petits villages. Telles se recommandent et proclament les maddahat (littéralement : femmes
qui font les éloges).
Ibn Khaldoun, tunisois philosophe et sociologue |
Les
ouvrages détruits, restent les traces de cette littérature berbéro-punique
précisément mentionnée par des auteurs latins tardifs du Ve et VIe siècles
après JC (Salluste). Bien plus tard encore, l’historien et sociologue tunisois Ibn
Khaldoun (1332-1406) en commente la prolixité et les valeurs.
Un métissage millénaire
« La
culture de la Tunisie, héritage de quelques 3 000 ans d’histoire, forme une
synthèse des différentes
cultures
amazighe, punique, romaine, juive, chrétienne, arabe, musulmane, turque et
française qu’elle a intégrées à des degrés divers (…) ». Méditerranéenne, elle
transcrit les différents courants religieux (paganisme, christianisme, judaïsme
antiques et islam médiéval) qui l’ont traversée en des commentaires ou traités apologiques.
Dès
le VIème s. av JC, le Périple d’Hannon
(navigateur carthaginois : 630 ? 530 av JC ?) figure sur
une stèle punique du temple de Ba’al-Hamon à Carthage, reproduite en grec dans
le temple de Kronos. Au IVème s. le Traité
d’agriculture écrit en punique par Magon (IIIè ? IIè s av JC ?) paraît
en langue latine à Rome. Sont aussi cités, dans des travaux grecs ou latins,
annales, chroniques, ouvrages de droit, d’histoire, de géographie, textes religieux,
poèmes mythologiques... Le serment d’Hannibal (247-183 a. JC) est transcrit par
Polybe (entre 220 et 168 av JC) et figure chez Tite-Live (59 av JC).
Magon, un cru littéraire sans conteste |
Sous
la romanisation, la Province d’Afrique produit des théologiens d’obédience
chrétienne, citoyens ou natifs de Carthage. Tertullien, rhéteur aux
arguments dialectiques jouant de l’ironie, auteur de
L’Apologétique (vers 197),
fonde une hérésie. Quant à Thascius Caecilius Cyprianus, ses Traités et sa correspondance s’interrompent
brusquement par sa décapitation sous l’édit de Valérien (258). Augustin achève son
parcours à Hippone (l’actuelle Annaba) au Vème siècle initiant le « cogito »
de Descartes.
Térence (184-159 av.
J.-C.) s’adonne au théâtre sous les cieux de Rome. Tout proches, les opuscules
d’Apulée (en latin Apuleius, Afulay en Berbère)
font fureur en Byzacène et pour cause ! Né à Madaure en Numidie (Algérie actuelle,
123/125- 170 ap JC.), formé à l’Ecole de
Carthage,
il lance la forme romanesque avec L’Âne
d’Or ou La Métamorphose.
Mosaïques de la synagogue du Vème siècle av JC à Kélibia |
La
présence des communautés
juives,
attestée par Tertullien au IIème siècle, n’est pas en reste. Leur implantation à
Carthage daterait de sa fondation ; leur installation à Jerba, de la
destruction du temple de Jérusalem, en 586 av JC. Et c’est dans la cité de
Kairouan, sous les Aghlabides et les Fatimides, que se révèlent leurs talents
(IXè-Xè s). Notamment dans cette littérature judéo-arabe des traités de
médecine ou des récits du Kairouanais Nissim B.
Ya’aqob
(990-1062 : Al-Faraj ba‘d al-shidda).
Une littérature impressionniste
Certains
critiques fondent la « vraie
littérature tunisienne à l’époque du Protectorat français », sous
le signe du trilinguisme : arabe, français, judéo-tunisien. Cette
classification convient pour la littérature francophone. Il semble qu’elle soit réductrice en
éradiquant la période arabe médiévale.
Le
concept de “littérature
tunisienne d’impression française”, dans le sens de typographie et introduit
à l’université de Tunis par Habib Ben Salha, ouvre bien d’autres
perspectives : la diffusion de « l’imprimerie
hébraïque de Tunis
» occasionne un foisonnement créatif dans tous les domaines (essai, poésie,
journalisme, périodiques, chroniques, patrimoine, traductions, etc.).
Tahar Haddad, une réflexion féministe bien tunisienne |
D’autre
part la littérature arabophone innove et surprend dès le début du XXème siècle.
Notre femme dans la charia’a et la
société de Tahar Haddad (1899-1935), par son militantisme féministe, l’anticonformisme
du poète Abou El Qacem Chebbi (1909-1934). Dans la catégorie contes radiophoniques,
poésie, chansons populaires et théâtre, le nouvelliste Ali Douagi (1909-1949). Mais
surtout, la langue tunisienne devient langue d’écriture avec une nouvelle de
Béchir Khraïef (Lilet Loutya 1937)
qui fit scandale pour cette raison.
Après
l’Indépendance, la contestation fleurit avec la poétique de Salah Garmadi
(1933-1982). Mais la part des écrivains de la diaspora (Albert Memmi, Tahar Bekri,
Abdelwahab Meddeb, Habib Selmi, Fawzi Mellah) est nombreuse, l’écriture se veut
autonome et le dirigisme douloureux. Il est intéressant de consulter sur le sujet
l’ouvrage de Ahmed Touili -De la littérature arabe contemporaine, en Orient, en
exil et en Tunisie- ou ceux de Jean Fontaine à partir de 1956,
en particulier avec les auteures arabophones.
Les
formes éclatent avec les dramaturges des années 70 (Mohamed Driss, Fadhel
Jaïbi, Fadhel Jaziri puis Jalila Baccar), mais aussi avec les écrits politiques
d’Hélé Béji, médicaux (Azza Filali), les récits (Sophie El Goulli, Alia
Mabrouk…), les biographies (Alia Babou, Nine Moatti, Faouzia Zouari…).
Fadhila Chebbi, une avant-gardiste renommée, parfois estompée |
Ce
que j’appelle « impressionnisme » illustre ces formes combinées entre
les différentes langues : pas seulement l’emprunt d’une image transposée
d’une langue à l’autre, mais ces écritures qui se forgent un style indifféremment
ou étonnamment dans les deux
langues. Telles ces clameurs musclées, ces « éventrations »
contestatrices chez Moncef Ghachem, ces
incantations passionnées, ces mises à nu secrètes de la poésie symbolique de Fadhila Chebbi.
« Comme
si un pays, une culture et une langue s'étaient tissés en moi à jamais,
étroitement entremêlés avec ce que j'étais avant. Un mot qui vient en arabe,
seulement parce qu'à un instant précis il s'impose dans sa justesse, son
exactitude. » (Cécile Oumhani)
Tunisianité au passé, au présent, au
futur
La
littérature tunisienne ne se trouve-t-elle pas au creuset de ses cultures
millénaires ? Bourguiba, s’appuyant sur l’essence d’une nation qui a
toujours revendiqué sa spécificité, même sous le protectorat, l’engage dans un
processus de « tunisification » face à la
politique des Etats arabes.
« La
langue arabe, qu’il voulut moderne, était moins liée à l’identité religieuse
qu’en d’autres pays, et ceci d’autant plus que le président, loin de limiter
l’identité tunisienne à l’islam, y incluait les strates antérieures : romaine
et punique. Son objectif était plus de «tunisifier» que d’arabiser. »
Bourguiba, ses «Recommandations du Président, écrits et discours» de tribun |
Les
deux langues cohabitant depuis longtemps, « l’arabe n’avait jamais disparu
de l’environnement social et culturel, du fait de la prestigieuse université la
Zitouna et du collège Sadiki qui, dès le XIXe siècle, offrait, dans le cadre
d’un enseignement en arabe, une large ouverture aux langues et aux disciplines
modernes. Ce collège fournit à la Tunisie indépendante une élite bilingue arabo-française »
Amnésie ou devenir littéraire en
Tunisie
Ce
rapide survol de la littérature tunisienne est bien entendu incomplet. Surtout
du point de vue des dernières parutions contemporaines (à suivre…). Mais il
tente de gommer les zones d’ombres et les préjugés. Il se tient aussi à
l’écoute des récentes émergences.
Le
berbère (chelha) se parle, se chante, se poétise, orne les poteries et les tapis surtout dans
quelques terroirs de l’Ouest, du Centre et du Sud tunisien. Aucune
statistique estimant la part de la population tunisienne de langue berbère n’existe,
excepté à Jerba. Ce n’est qu’après la révolution de 2011 que ces communautés revendiquent
leur spécificité linguistique et culturelle, hors du mutisme des expositions
artisanales.
Poésie
populaire féminine, une tradition du Maghreb
Dans
cette Tunisie, pénétrée par tant de langues, serait-il propice d’entendre la
voix des écrivains eux-mêmes ?
« Aller
vers la langue de l’autre est peut-être aussi une voie qui mène vers soi dans
une démarche où ipséité et altérité sont tributaires l’une de l’autre. » (Jalel El Gharbi)
A Lire :
Ouvrage sur la
littérature profane latine d’Afrique, ouvrage de Paul Monceaux :Tome 2, Les
auteurs latins d'Afrique - Les païens
Remerciements
à :
Un article de Monak
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de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
Très bon article, documenté et fouillé !! Continuez, surtout !!!
RépondreSupprimerexcellent article riche en information historique, bravo !
RépondreSupprimerBravo pour toutes ces informations. Transmettre est un devoir ! Merci, j'ai lu tous ces articles avec beaucoup d'intérêt.
RépondreSupprimerGarance