Les voyous de la république
Avec « Ātea Roa, Voyages
inattendus », série de portraits in situ du colonisateur paru en 2006 à
Papeete, Marie-Claude Teissier-Landgraf
semble clore son diptyque romanesque, juste avant de s’exiler en Australie.
En parallèle, la
voix tahitienne continuerait d’émettre dans le genre nouvelles, fidèle aux
mensuels locaux dont le Tahiti Magazine et la revue universitaire Mana (Fidji).
Il lui arriverait même de figurer dans un recueil
de Nouvelles océaniennes.
En toute discrétion car elle se montre
peu, même si son premier ouvrage fait partie des chouchous du lectorat
polynésien dès sa parution (2004), même si elle compte parmi les auteures-phare
et fondateurs en 2002 de la publication autochtone Littéramā'ohi.
Les écrivains
fondateurs de Littéramā'ohi
|
Peut-être faut-il
voir, dans le décalage temporel entre les événements relatés dans son livre
(1955-63) et le point final de son manuscrit (septembre 2005), un souci
d’objectivité : entre le vécu et l’écrit. Et si l’ouvrage n’est pas
autobiographique et recourt à une héroïne de fiction, le recul que l’auteure a
su prendre lui confère une dimension ethnographique, dans ce Voyage au pays de l’autre.
Brèves d’Océanie |
Point de vue d’une insulaire d’Outre-mer, il décrit sans concession
l’attitude raciste des métropolitains vis-à-vis de ses ressortissants
colonisés. C’est édifiant, impensable et scandaleux. Pour le mépris, la
condescendance dont la jeune étudiante fait l’objet en France, Ātea Roa est
un livre qui fait date. À rebours de la « littérature exotique »
bassinée pendant quatre siècles par le monde occidental, il en démonte avec un
brin d’humour les stéréotypes. Ainsi est-il capital pour la « littérature océanienne »,
née des îles du Pacifique Sud.
Un titre, un symbole ?
Avec une écriture
des plus claires, sans rancœur, sans préjugé, M-Cl. Teissier-Landgraf brosse
cette rencontre insoutenable avec la « mère-patrie ». Elle se solde
par un fiasco.
Si Ātea Roa
peut signifier en langue tahitienne l’infini lointain, l’éternel inaccessible,
le livre met réellement un terme à la quête de l’autre. L’autre, c’est en
principe l’alter ego : le semblable en droit, l’égal, mais l’unique dans
sa différence. En fait, il n’en est rien : le Français se pose comme le
référent, l’image-miroir. Qu’il soit paysan du Jura, employé de
l’administration, pédagogue ou badaud de Paris, il se comporte en supérieur. Dans
le cas présent le miroir est déformant, la reconnaissance de l’altérité illusoire,
l’identité faussée « par la perception déformée des anciens
missionnaires » (p.227). Le constat est brutal, humiliant, éprouvant.
Reste à l’auteure,
de se reconstruire autrement. Cette perspective vient s’inscrire à la cinquième
partie du livre, suite à la citation de cet acteur-écrivain au charisme indéniable,
Bernard Giraudeau : « Regardez l’impossible et faites de votre vie un
voyage inattendu »
Les malfrats de la République
Mineure, en position
d’apprentie, l’héroïne « attend tout » de ce monde, l’hexagone :
il représente « l’âge adulte », la maturité et… le maître à penser de
leurs îlots dits « de primitifs ». Ici, nous allons devoir parler en
termes de préjugés ethniques, passer par le prisme d’une mentalité imbue
d’elle-même, confortablement installée dans sa mission dite civilisatrice, confortée
dans ses réflexes conditionnés par plus de cinquante ans d’expositions coloniales.
L’inconscient
collectif de la métropole, à part quelques penseurs et écrivains, le mouvement
Surréaliste et le Parti Communiste, n’a retenu qu’une contre-valeur, allant à
l’encontre des principes de la Constitution républicaine : l’infériorité
des peuples soumis à leur empire. L’héroïne est regardée comme un spécimen de ménagerie,
les barreaux en moins. À l’instar de ses frères Kanaks exhibés quelques années plus tôt dans « Ces
zoos humains de la république coloniale », elle subit les quolibets du racisme populaire,
profondément ancré et devenu ordinaire.
La contre exposition... |
La France entame
tout juste son processus de décolonisation promis quinze ans plus tôt. Elle vient
de perdre l’Indochine et s’enfonce dans une guerre particulièrement impitoyable
en Algérie. Ce qui ne l’excuse ni de ses mesquineries quotidiennes vis-à-vis
des peaux couleur cannelle, ni de son machisme intrinsèque.
Littérature océanienne versus Litté exotique
Combien de temps et
de réflexion a-t-il fallu à M-C Teissier-Landgraf pour décider d’exposer un tel
panorama ? Pas loin de cinquante ans pour digérer son expérience vécue et
dépasser les poncifs d’une littérature ethnocentriste qui projetait sur la
Polynésie ses fantasmes d’exotisme et de créatures fabulées.
Coïncidence, même urgence
de rétablir la réalité ou question de rébellion humaniste, J.M.G. Le Clézio publie
la même année RAGA, Approche du continent invisible qui se déroule au
Vanuatu. Il pointe sans ambages le choc des cultures : « les îles du sud furent le rendez-vous des
prédateurs et le fourre-tout du rêve»... énonçant ainsi son projet d’écriture : « substituer à l’image d’une
colonisation aventureuse et civilisatrice celle d’un pillage dévastateur, d’un
massacre de civilisations ».
Quand l’Océanie s’écrit. |
C’est que l’opinion
publique, comme la littérature, a fort à faire pour se débarrasser de ses
œillères : la vision exotique
c’est le regard de l’Européen qui, à travers un pseudo dialogue avec l’autre,
monologue par devers soi. Échappatoire au système d’une société castratrice et
culpabilisante d’abord, elle devient quête du mystère, du risque, fascination
de pureté, d’innocence, de beauté pour s’enferrer dans des fantasmes de
transgression.
« L’opposition binaire immédiatement
apparente dans le développement thématique de ces romans – une opposition entre la race
colonisatrice (mâle, dominante, supérieure, rationnelle) et la race colonisée
(femelle, subordonnée, inférieure, bestiale ou irrationnelle) – mérite donc un
deuxième regard. »
Au rejet du modernisme
se profile l’état de nature… au puritanisme s’oppose la soif de sensations, à
la routine, la quête du nouveau, du vierge… et il ne reste de l’insulaire qu’une entité invisible,
remplacée par une apparence, un simulacre nombriliste, donc totalement
déréalisé et inexistant.
Tribulations d’une épingle à nourrice
1955, année-clé du
roman de M-Cl Teissier-Landgraf comme des études anthropologiques de Claude
Lévi-Strauss et Roland Barthes, verrouille le « mythe bourgeois de
l’exotisme ». Tous les trois incriminent les comportements aliénants d’une
société qui abuse de ses conquêtes. Le simple bon sens aurait fait de même. Mais
le quidam qui, d’un air détaché, importune stupidement les jeunes lycéennes ou infirmières
basanées de la capitale, l’ignore. Le harcèlement sexuel n’est pas encore
compté au nombre des délits (1992), pas plus que le racisme (1972), bien que le
préambule de la Constitution de 1946 stipule : « …tout être humain,
sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits
inaliénables et sacrés. »
À travers des
épisodes qui décrivent avec justesse la France profonde comme l’atmosphère
bouillonnante de la capitale, l’auteure ne manque pas de sortir de ses
chapitres drolatiques l’arme anodine mais dissuasive des
élèves-infirmières : l’épingle à nourrice…
Une peinture qui décape |
Ātea Roa est l’un des romans de la littérature
océanienne francophone, qui intelligemment et avec talent, renvoie au
colonisateur sa propre image. Cette peinture de lui-même correspond en tous
points à celle des voyageurs qui, par besoin de dépaysement, cultivent
l’obsession maladive d’une sensualité exacerbée. M-Claude Teissier-Landgraf n’a
pas eu à fournir d’effort pour se trouver confrontée à ces figures
caricaturales qui ne discernent leur vis-à-vis ultramarin qu’à travers le prisme
de leurs chimères. La vahine n’est pour l’occidental qu’une abstraction, créée de
toutes pièces pour assouvir ses frustrations : une plante sexuelle
tropicale passive, l’indolent objet du désir, infantile, vénal et naïf ; animalisée,
il la soumet comme le bon sauvage. Elle lui revient de droit comme le cadeau du conquérant récompensé de ses aventures fantômatiques.
Rien n’a été épargné
à la jeune Tahitienne dans ce roman : vexations, humiliations,
indifférence, irrespect, outrages à la pudeur dans le cadre même de son travail,
tentatives d’abus en plein milieu médical. Une totale incompréhension s’obstine,
par paresse intellectuelle et mauvaise foi. Le récit est cependant mené d’une façon
enjouée. Une ironie au second degré, alimentée de simples évidences et
d’ingénuité, nous fait penser au Candide de Voltaire. Péripéties et
événements de ce style, sont encore d’actualité. Mais si vous les voulez vérifier,
il reste assez de témoignages de ce genre de faits divers en Métropole.
Une lucidité amusée |
Quant à la
perception des tricolores sur les « indigènes » de la Franconésie, il
faudra encore bien des œuvres de ce type pour qu’elle évolue vers l’égalité et
la reconnaissance de la « diversalité ».
Un article de Monak
PS – Si vous voulez
commencer votre lecture, par le 1er roman de Marie-Claude
Teissier-Landgraf, rendez-vous sur le site « Au vent des îles », avec
« Hutu pāinu. Tahiti, racines et déchirements »(2004), vivant auto-portrait
des Tahitiens.
Voir aussi :
Tous droits réservés à Monak. Demandez l’autorisation de l’auteur avant
toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet, dans la
presse traditionnelle ou ailleurs.
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