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jeudi 21 avril 2016

Sghaïer Ouled Ahmed



Poète du peuple tunisien

Vivante, brûlante, la poésie d’Ouled Ahmed, محمد الصغير أولاد أحمد, ainsi nommé pour faire plus court*, ne cesse de déranger. Coqueluche des contestataires de tous poils, comme de ceux qui ne soupçonnaient pas l’être… elle est parvenue à toucher les milieux les plus démunis. Car elle vient de là, du peuple. La Tunisie, unanime, s’y trouve représentée et le revendique : ce qui est extrêmement rare.

De milieu défavorisé, natif de Sidi Bouzid -ville emblème de la Révolution de 2011-, Ouled Ahmed doit sa popularité à son courage, sa sincérité, sa ténacité : jamais il ne s’est rétracté, jamais il n’a trahi les silencieux dont il porte la voix. Censuré maintes fois, interdit de publication, ses textes circulaient sous le burnous (le manteau), dits et redits par les jeunes de sa génération qui, devenus adultes, n’ont cessé ensuite de les déclamer et de les transmettre. Vous voulez vous en convaincre ? Lisez cet entretien « explosif », conduit par Salem Trabelsi dans le journal La Presse de Tunisie : « Ouled Ahmed — poète : La voix de la révolution »

Quand « J’aime mon pays comme personne » se chante en Syrie…

Essayons de nous plonger dans l’atmosphère de cette Afrique du Nord : la poésie en Tunisie fait partie du quotidien. Elle se transmet en direct, de bouche à oreille. De tradition orale, l’auditoire l’apprend vite par cœur et la scande à tous bouts de champ. On s’arrête pour la goûter, pour l’entendre s’écrire : au café,  sur la place publique, lors des manifestations, des assemblées familiales ou d’amis, au sein d’Associations. Que dire du « téléphone arabe » qui ne cesse d’en déployer les ondes jusqu’aux confins du désert ! Tout poète naît dans cet échange partagé et se fait reconnaître au pied levé. Simultanément, toute Maison de Culture programme les poètes… Un rituel ancestral d’improvisation poétique toujours vivant d’abord, mais aussi parce qu’ils sont gratuits. Il est bien des prestations payantes mais Ouled Ahmed ne se chauffe pas de ce bois quand il en est le chantre. La recette revient aux organisateurs…

C’est que, Ouled Ahmed, intellectuel de gauche impénitent (eh oui !), a toujours donné de sa personne, malgré les multiples sévices que lui ont fait subir les dictatures successives. Depuis qu’il a ouvert la bouche, il ne s’est abstenu de dégoupiller ses grenades verbales face aux régimes autoritaires de Bourguiba, de Ben Ali, et du « terrorisme religieux » (salafiste) d’Ennadha. Incarcéré, molesté, menacé, licencié de son emploi d’animateur culturel pendant 4 ans, il ne s’est pas vendu au pouvoir et en a refusé les décorations (1992).

 Les libres racines maternelles d'Ouled Ahmed
Quel message inconditionnel est porté par la poésie d’Ouled Ahmed ? Celui de l’arrogance d’être et de s’affirmer, d’en posséder les droits indéfectibles et égalitaires, de vivre sa vie, de protester, celui du combat pour la liberté civique et politique. Celui d’un peuple oppressé, maintenu sous dépendance policière, traqué, et qui revendique de choisir le destin de son pays. Et ce n’est pas sans malice qu’il dénonce cette mafia anonyme, « génération spontanée montante », présente dans toutes les familles : les indicateurs…

L’indicateur n’a pas maintenant à être dans mon ombre
Et lapider les oiseaux sur ma lèvre
Car je suis le roi de la nuit
Et je n’ai point de secret...
Sauf mon visage
Et mon encre qui coule sur le nombril de la capitale
Et que cela soit :
Je passerai seul la journée
Un sein me troublera soudain
Je saluerai le drapeau ! » (… Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed)

Quelle poésie ?
La poésie en marche : celle qui se vit, va de l’avant. Celle qui sort du cœur et des tripes, celle qui parle de l’humain : les aspirations, les rêves de lendemains heureux. Ouled Ahmed développe, à l’écrit comme au vécu, un art qui mêle stoïcisme et épicurisme de survie : avec cette grandeur d’âme face aux revers, aux malheurs individuels et collectifs, et qui n’écarte pas l’amour, le vin, la femme et sa place incontournable et entière dans la société.

Sa muse ne s’enferme ni dans les cénacles, ni dans les pages des livres. Pugnace, elle ne se confine pas à une forme figée. Ouled Ahmed la désenclave. écrite surtout en tunisien, car le petit peuple des paysans et des pêcheurs, du berger qu’il était, ne parle pas l’arabe littéraire (la langue administrative). La poésie arabe ? Il la bouscule pour l’asservir à son verbe, il en décloisonne les formes figées. Alors, évidemment, ça dérange.

Le chantre de « la femme et demie »
C’est de l’actualité dont il parle, des consciences soumises aux gourous de la pensée unique, ces islamistes installés au gouvernement de 2011 et qu’il ne cesse de fustiger  à la Télé comme sur sa page Facebook. « J'ai eu ma part de la "culture" à propos de laquelle Rached Ghannouchi dit : " les salafistes en sont les missionnaires". Je ne suis pas le premier agressé ni ne serai le dernier. À partir de cet instant, je ne reconnais plus aucune légitimité et aucun civil ou militaire se taisant sur ces pratiques ne sera épargné par les bombes de la poésie et la foudre de la prose. » (2012)

Poète, prosateur, Ouled Ahmed fonde et dirige La Maison de la Poésie, de son ouverture en 1993 à 1997. Un de ces petits miracles, échappé du bon vouloir des tyrans, imbus de leurs largesses, sous la pression des intellectuels qui le soutiennent et du regard international. Miracle sans lendemain, car il se retrouvera à nouveau étranglé… et laissera la place à d’autres. Ils l’appuieront encore, jusqu’à la fin, durant sa maladie, traducteurs, peintres et calligraphes réunis pour cette édition trilingue de Poèmes choisis aux éditions Nirvana. Entre 2015 et  janvier 2016, il publie des œuvres récapitulatives, comme pour parachever l’un de ses premiers recueils  de 1984 : Mais je suis Ahmed.

La parole face à l’oppression
Il fallait oser malgré les représailles. Jamais il ne s’est enfermé pour dire. Sa plume dépèce, ainsi que vous pouvez le voir ci-après dans cette compilation de ses opinions. Car la génération née de l’indépendance muselée, décimée malgré des acquis constitutionnels indéniables, aspire au changement radical et en est le signe annonciateur.

La Maison de la Poésie en pleine Médina de Tunis
Quant à la révolution, elle n’a pas encore accompli toutes ses promesses. Laïque, Ouled Ahmed distingue la nation de la religion : « la démocratie n’a jamais été une affaire de religion. ».  « Je rappelle que je n’ai rien contre l’islam, je dis simplement que la religion ne doit pas être politique et s’immiscer dans la vie publique. »  Après la dictature politique nous subissons le diktat religieux.

Tenant à redéfinir les termes que nous ne voulons pas entendre, ainsi s’écrit-il :
« Je ne sais pas non plus pourquoi les médias étrangers et tunisiens parlent toujours de terrorisme mais ils ne prononcent jamais le mot «Terrorisme religieux» car ce qui se passe aujourd’hui c’est un terrorisme religieux... Il faut bien nommer les choses, c’est le propre de la pensée… Et ajouter l’adjectif «religieux» sinon on va diluer le problème. Si on ne nomme pas le mal on ne peut pas le vaincre. »

Une plume, une détermination…
Ouled Ahmed est aussi le chroniqueur du soulèvement de 2011 jusqu’à l’accession du gouvernement transitoire. Une page d’histoire dont il témoigne « au jour le jour » dans :   «Commandement poétique de la révolution tunisienne», paru dans sa totalité en 2015. Nous ne pouvons nous empêcher d’en publier un extrait  qui a fait le buzz. Cette déclaration marquait aussi le Sit-In du départ (demande de démission de l’Assemblée Constituante) après l’assassinat des leaders de gauche, Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd :
« Nous parlons d’État civil, Ils parlent de Califat / Nous parlons d’État de droit, ils parlent de charia/ Nous parlons d’alternance de pouvoir, ils parlent de pouvoir divin/ Nous parlons de démocratie, ils parlent de conseil de choura
Nous croyons à l’égalité entre citoyens, ils divisent entre croyants et infidèles (…) / Nous croyons à l’égalité entre hommes et femmes, ils jugent la femme dénuée raison et impie / Nous identifions les femmes par leurs visages, ils identifient les femmes par leurs pierres tombales
Nous croyons au progrès humain, ils tuent le tiers pour corriger les deux autres / Nous sommes le mardi 6 août 2013, ils sont le 28 ramadan 1434 de l’Hégire
Nous fabriquons les crayons et les violons, ils fabriquent des sabres et des obus »


Contre la pensée unique de la dictature islamique 

Cette diatribe, comme tant d’autres, Ouled Ahmed l’assied sur la conviction et la force de résistance de ses semblables : « Je pense que ce qui a évité à la Tunisie l’effritement c’est son ancrage historique berbère et carthaginois dans la Méditerranée... »

Car les Tunisiens continuent à lutter pour l’obtention et le maintien de leur liberté individuelle, sur le terrain, comme sur le champ international. Ainsi, Ouled Ahmed était invité à Paris, en novembre 2015, par le « Comité Pour le Respect des Libertés et des Droits de l'Homme en Tunisie » (CRLDHT), organisme fondé en 1996.

La culture?
La culture ne fait pas concrètement partie des priorités d’un Ministère plutôt tourné vers le conservatisme d’un patrimoine en ruine… Avant la révolution, comme maintenant. Elle est le fait des artistes, des créateurs qui, comme les militants politiques sont fichés et jugés plus dangereux que les cimeterres des salafistes.

Un poète engagé
C’est dans ses circuits clandestins, qu’elle a réussi à subsister. Déjouant les contrôles, par un discours de substitution : s’exténuant dans une forme métaphorique et des images subliminales. Combien de fois les artistes ont eu « pour devise l’impertinence et pour méthode le détournement » ? Ouled Ahmed le déplore en ces termes : « En ces temps où le monde arabe étouffe on a besoin de voir la poésie affichée sur les vêtements des gens et sur leur poitrine dans les lieux publics ». Ainsi  la poésie underground a posé ses jalons…

À Tunis comme à Paris
Combien de fois les poètes ont détourné les mots de leur sens premier, claironné sur la noirceur de la nuit : Ouled Ahmed conviant ses confrères et sœurs à clamer avec lui comme le « Coq des esprits libres » (Dik el Jan), en des joutes poétiques à El Teatro, etc…

Combien de fois les artistes ont-ils fait renoncer aux coutumes serviles, transgressé les interdits caducs ? Les obsèques du poète n’ont pas été profanées par la présence des représentants de l’obscurantisme : l’un des dirigeants en a été « dégagé » par la foule. C’est de sa « Tounès, Touns », sa Tunisie, ce mot qui signifie le havre, la halte depuis l’Antiquité, que lui est venu le dernier réconfort, hommes et femmes confondus, comme à chaque enterrement d’artiste depuis plus d’une trentaine d’années…  à “Touns, J’abandonne la vie…

Parmi ses amis illustrateurs… Faouzi Maaouia
Si vous n’avez jamais vu Ouled Ahmed sourire, c’est qu’il portait le poids de cette terre violente et rude, vouée au tragique. Mais il ne larmoie pas. Il lutte, il ne s’apitoie pas sur lui, même à quelques mois de sa mort. Pas cabotin pour un sou, discret sur son intimité, il ne se prive pas de parodier et d’ironiser sur son sort, comme sur celui de ses détracteurs. Tel ce poème de juillet 2015 :
«Je dis adieu à ce qui fut et à ce qui ne sera plus / Je dis adieu à ce qui est bas et à ce qui est altier / Je dis adieu aux causes et aux effets / Je dis adieu à la voie et aux méthodes / Je dis adieu aux cervidés et aux larves / Je dis adieu aux embryons, aux individus et aux collectivités / Je dis adieu aux pays et aux patries / Je dis adieu aux religions / (...) / Je dis adieu à ma plume et à mon horloge / Je dis adieu à mes livres et à mes cahiers / Je dis adieu aux péchés véniels et aux péchés mortels / Je dis adieu à mes cigarettes / Je dis adieu aux menottes et aux chaînes / Je dis adieu aux fantassins et aux frontières / (...) / Je dis adieu au mouchoir qui fait adieu / Je dis adieu aux mouchoirs qui font adieu / Je dis adieu aux larmes qui me font leurs adieux / Je dis adieu aux adieux

Une signature sur calligraphies…
Et terminons sur un pied de nez, poésie oblige :  
« Quand je serai mort
Seuls auront marché derrière moi ma plume
Mes chaussures
Et le rêve des bourreaux »


Un article de  Monak

-* Son prénom est Mohamed al-Sghaïr (Mohamed le jeune). On ajoute cette précision, car son père ou son frère aîné devaient aussi s’appeler Mohamed. Ouled Ahmed est le nom de famille (type de nom rare en Tunisie, il se réfère au nom d’un grand-père, patriarche d’une tribu (ouled = enfants d’) Ahmed. En Tunisie on l’appelle couramment Sghaïr Ouled Ahmed, on omet Mohamed (Jalel El Gharbi)

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1 commentaire :

  1. Où que ce soit dans le monde, il faut saluer et soutenir, nous qui ne craignons pas grand chose à nous exprimer, tous ceux qui prennent des risques en souhaitant leurs idées. Depuis Soljenitsine, Mandela, Gandhi ou Aung San Suu Kyi, tous les éveilleurs de conscience ont jalonné notre histoire. Et même si nous ne partageons pas (ou pas encore) leurs idées, il mérite, au moins notre respect, au mieux notre assistance.

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