Poète du peuple tunisien
Vivante, brûlante,
la poésie d’Ouled Ahmed, محمد الصغير
أولاد أحمد, ainsi nommé pour faire plus court*, ne
cesse de déranger. Coqueluche des contestataires de tous poils, comme de ceux
qui ne soupçonnaient pas l’être… elle est parvenue à toucher les milieux les
plus démunis. Car elle vient de là, du peuple. La Tunisie, unanime, s’y trouve
représentée et le revendique : ce qui est extrêmement rare.
De
milieu défavorisé, natif de Sidi Bouzid -ville emblème de la Révolution de
2011-, Ouled Ahmed doit sa popularité à son courage, sa sincérité, sa ténacité :
jamais il ne s’est rétracté, jamais il n’a trahi les silencieux dont il porte
la voix. Censuré maintes fois, interdit de publication, ses textes circulaient
sous le burnous (le manteau), dits et redits par les jeunes de sa génération
qui, devenus adultes, n’ont cessé ensuite de les déclamer et de les transmettre.
Vous voulez vous en convaincre ? Lisez cet entretien
« explosif », conduit par Salem Trabelsi dans le journal La Presse de
Tunisie : « Ouled Ahmed —
poète : La voix de la révolution »
Quand « J’aime mon pays comme personne » se chante en
Syrie…
Essayons de nous plonger dans l’atmosphère
de cette Afrique du Nord : la poésie en Tunisie fait partie du quotidien. Elle
se transmet en direct, de bouche à oreille. De tradition orale, l’auditoire
l’apprend vite par cœur et la scande à tous bouts de champ. On s’arrête pour la
goûter, pour l’entendre s’écrire : au café, sur la place publique, lors des manifestations,
des assemblées familiales ou d’amis, au sein d’Associations. Que dire du
« téléphone arabe » qui ne cesse d’en déployer les ondes jusqu’aux
confins du désert ! Tout poète naît dans cet échange partagé et se fait
reconnaître au pied levé. Simultanément, toute Maison de Culture programme les
poètes… Un rituel ancestral d’improvisation poétique toujours vivant d’abord,
mais aussi parce qu’ils sont gratuits. Il est bien des prestations payantes
mais Ouled Ahmed ne se chauffe pas de ce bois quand il en est le chantre. La recette
revient aux organisateurs…
C’est
que, Ouled Ahmed, intellectuel de gauche impénitent (eh oui !), a toujours
donné de sa personne, malgré les multiples sévices que lui ont fait subir les
dictatures successives. Depuis qu’il a ouvert la bouche, il ne s’est abstenu de
dégoupiller ses grenades verbales face aux régimes autoritaires de Bourguiba,
de Ben Ali, et du « terrorisme religieux » (salafiste) d’Ennadha.
Incarcéré, molesté, menacé, licencié
de son emploi d’animateur culturel pendant 4 ans, il ne s’est pas vendu au
pouvoir et en a refusé les décorations (1992).
Les libres racines
maternelles d'Ouled Ahmed
|
Quel message inconditionnel est porté par
la poésie d’Ouled Ahmed ? Celui de l’arrogance d’être et de s’affirmer, d’en
posséder les droits indéfectibles et égalitaires, de vivre sa vie, de
protester, celui du combat pour la liberté civique et politique. Celui d’un
peuple oppressé, maintenu sous dépendance policière, traqué, et qui revendique de
choisir le destin de son pays. Et ce n’est pas sans malice qu’il dénonce cette
mafia anonyme, « génération spontanée montante », présente dans
toutes les familles : les indicateurs…
L’indicateur n’a
pas maintenant à être dans mon ombre
Et lapider les
oiseaux sur ma lèvre
Car je suis le roi
de la nuit
Et je n’ai point
de secret...
Sauf mon visage
Et mon encre qui
coule sur le nombril de la capitale
Et que cela soit :
Je passerai seul
la journée
Un sein me
troublera soudain
Je saluerai le
drapeau ! » (… Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed)
Quelle poésie ?
La
poésie en marche : celle qui se vit, va de l’avant. Celle qui sort du cœur
et des tripes, celle qui parle de l’humain : les aspirations, les rêves de
lendemains heureux. Ouled Ahmed développe, à l’écrit comme au vécu, un art qui
mêle stoïcisme et épicurisme de survie : avec cette grandeur d’âme face
aux revers, aux malheurs individuels et collectifs, et qui n’écarte pas l’amour,
le vin, la femme et sa place incontournable et entière dans la société.
Sa
muse ne s’enferme ni dans les cénacles, ni dans les pages des livres. Pugnace,
elle ne se confine pas à une forme figée. Ouled Ahmed la désenclave. écrite surtout en tunisien, car le
petit peuple des paysans et des pêcheurs, du berger qu’il était, ne parle pas
l’arabe littéraire (la langue administrative). La poésie arabe ? Il la
bouscule pour l’asservir à son verbe, il en décloisonne les formes figées. Alors,
évidemment, ça dérange.
Le chantre de « la femme et demie » |
C’est
de l’actualité dont il parle, des consciences soumises aux gourous de la pensée
unique, ces islamistes installés au gouvernement de 2011 et qu’il ne cesse de
fustiger à la Télé comme sur sa page
Facebook. « J'ai eu ma part de la "culture" à propos de laquelle
Rached Ghannouchi dit : " les salafistes en sont les
missionnaires". Je ne suis pas le premier agressé ni ne serai le dernier. À
partir de cet instant, je ne reconnais plus aucune légitimité et aucun civil ou
militaire se taisant sur ces pratiques ne sera épargné par les bombes de la
poésie et la foudre de la prose. » (2012)
Poète,
prosateur, Ouled Ahmed fonde et dirige La Maison de la Poésie, de son ouverture
en 1993 à 1997. Un de ces petits miracles, échappé du bon vouloir des tyrans,
imbus de leurs largesses, sous la pression des intellectuels qui le soutiennent
et du regard international. Miracle sans lendemain, car il se retrouvera à
nouveau étranglé… et laissera la place à d’autres. Ils l’appuieront encore,
jusqu’à la fin, durant sa maladie, traducteurs, peintres et calligraphes réunis
pour cette édition trilingue de Poèmes choisis aux éditions
Nirvana.
Entre 2015 et janvier 2016, il publie
des œuvres récapitulatives, comme pour parachever l’un de ses premiers recueils
de 1984 : Mais je suis Ahmed.
La parole face à l’oppression
Il
fallait oser malgré les représailles. Jamais il ne s’est enfermé pour dire. Sa
plume dépèce, ainsi que vous pouvez le voir ci-après dans cette compilation de
ses opinions. Car la génération née de l’indépendance muselée, décimée malgré
des acquis constitutionnels indéniables, aspire au changement radical et en est
le signe annonciateur.
La Maison de la Poésie en pleine Médina de Tunis |
Quant
à la révolution, elle n’a pas encore accompli toutes ses promesses. Laïque, Ouled
Ahmed distingue la nation de la religion : « la démocratie n’a
jamais été une affaire de religion. ».
« Je rappelle que je n’ai rien contre l’islam, je dis simplement
que la religion ne doit pas être politique et s’immiscer dans la vie publique. » Après la dictature politique nous subissons
le diktat religieux.
Tenant
à redéfinir les termes que nous ne voulons pas entendre, ainsi
s’écrit-il :
« Je
ne sais pas non plus pourquoi les médias étrangers et tunisiens parlent
toujours de terrorisme mais ils ne prononcent jamais le mot «Terrorisme religieux»
car ce qui se passe aujourd’hui c’est un terrorisme religieux... Il faut bien
nommer les choses, c’est le propre de la pensée… Et ajouter l’adjectif
«religieux» sinon on va diluer le problème. Si on ne nomme pas le mal on ne
peut pas le vaincre. »
Une plume, une détermination… |
Ouled
Ahmed est aussi le chroniqueur du soulèvement de 2011 jusqu’à l’accession du
gouvernement transitoire. Une page d’histoire dont il témoigne « au jour
le jour » dans : «Commandement poétique de la révolution
tunisienne»,
paru dans sa totalité en 2015. Nous ne pouvons nous empêcher d’en publier
un extrait qui a fait le buzz. Cette
déclaration marquait aussi le Sit-In du départ (demande de démission de
l’Assemblée Constituante) après l’assassinat des leaders de gauche, Mohamed
Brahmi et Chokri Belaïd :
«
Nous parlons d’État civil, Ils parlent de Califat / Nous parlons d’État de
droit, ils parlent de charia/ Nous parlons d’alternance de pouvoir, ils parlent
de pouvoir divin/ Nous parlons de démocratie, ils parlent de conseil de choura
Nous
croyons à l’égalité entre citoyens, ils divisent entre croyants et infidèles (…)
/ Nous croyons à l’égalité entre hommes et femmes, ils jugent la femme dénuée
raison et impie / Nous identifions les femmes par leurs visages, ils
identifient les femmes par leurs pierres tombales
Nous
croyons au progrès humain, ils tuent le tiers pour corriger les deux autres / Nous
sommes le mardi 6 août 2013, ils sont le 28 ramadan 1434 de l’Hégire
Nous
fabriquons les crayons et les violons, ils fabriquent des sabres et des obus »
Contre la pensée unique de la dictature islamique
Cette
diatribe, comme tant d’autres, Ouled Ahmed l’assied sur la conviction et la
force de résistance de ses semblables : « Je pense que ce qui a
évité à la Tunisie l’effritement c’est son ancrage historique berbère et
carthaginois dans la Méditerranée... »
Car
les Tunisiens continuent à lutter pour l’obtention et le maintien de leur
liberté individuelle, sur le terrain, comme sur le champ international. Ainsi,
Ouled Ahmed était invité à Paris, en novembre 2015, par le « Comité Pour
le Respect des Libertés et des Droits de l'Homme en Tunisie » (CRLDHT),
organisme fondé en 1996.
La culture?
La
culture ne fait pas concrètement partie des priorités d’un Ministère plutôt
tourné vers le conservatisme d’un patrimoine en ruine… Avant la révolution,
comme maintenant. Elle est le fait des artistes, des créateurs qui, comme les
militants politiques sont fichés et jugés plus dangereux que les cimeterres des
salafistes.
Un poète engagé |
C’est
dans ses circuits clandestins, qu’elle a réussi à subsister. Déjouant les
contrôles, par un discours de substitution : s’exténuant dans une forme
métaphorique et des images subliminales. Combien de fois les artistes ont eu
« pour devise
l’impertinence et pour méthode le détournement » ?
Ouled Ahmed le déplore en ces termes : « En ces temps où le monde
arabe étouffe on a besoin de voir la poésie affichée sur les vêtements des gens
et sur leur poitrine dans les lieux publics ». Ainsi la poésie underground a posé ses jalons…
À Tunis comme à Paris |
Combien
de fois les poètes ont détourné les mots de leur sens premier, claironné sur la
noirceur de la nuit : Ouled Ahmed conviant ses confrères et sœurs à clamer
avec lui comme le « Coq des esprits libres » (Dik el Jan), en des
joutes poétiques à El Teatro, etc…
Combien
de fois les artistes ont-ils fait renoncer aux coutumes serviles, transgressé
les interdits caducs ? Les obsèques du poète n’ont pas été profanées par
la présence des représentants de l’obscurantisme : l’un des dirigeants en
a été « dégagé » par la foule. C’est de sa
« Tounès, Touns », sa Tunisie, ce mot qui signifie le havre, la halte
depuis l’Antiquité, que lui est venu le dernier réconfort, hommes et femmes
confondus, comme à chaque enterrement d’artiste depuis plus d’une trentaine
d’années… à “Touns, J’abandonne la
vie…”
Parmi ses amis illustrateurs… Faouzi Maaouia |
Si
vous n’avez jamais vu Ouled Ahmed sourire, c’est qu’il portait le poids de
cette terre violente et rude, vouée au tragique. Mais il ne larmoie pas. Il
lutte, il ne s’apitoie pas sur lui, même à quelques mois de sa mort. Pas
cabotin pour un sou, discret sur son intimité, il ne se prive pas de parodier
et d’ironiser sur son sort, comme sur celui de ses détracteurs. Tel ce poème de
juillet 2015 :
«Je
dis adieu à ce qui fut et à ce qui ne sera plus / Je dis adieu à ce qui est bas
et à ce qui est altier / Je dis adieu aux causes et aux effets / Je dis adieu à
la voie et aux méthodes / Je dis adieu aux cervidés et aux larves / Je dis
adieu aux embryons, aux individus et aux collectivités / Je dis adieu aux pays
et aux patries / Je dis adieu aux religions / (...) / Je dis adieu à ma plume
et à mon horloge / Je dis adieu à mes livres et à mes cahiers / Je dis adieu
aux péchés véniels et aux péchés mortels / Je dis adieu à mes cigarettes / Je
dis adieu aux menottes et aux chaînes / Je dis adieu aux fantassins et aux
frontières / (...) / Je dis adieu au mouchoir qui fait adieu / Je dis adieu aux
mouchoirs qui font adieu / Je dis adieu aux larmes qui me font leurs adieux /
Je dis adieu aux adieux.»
Une signature sur calligraphies… |
Et
terminons sur un pied de nez, poésie oblige :
« Quand
je serai mort
Seuls auront
marché derrière moi ma plume
Mes
chaussures
Et le rêve
des bourreaux »
Un article de Monak
-*
Son prénom
est Mohamed al-Sghaïr (Mohamed le jeune). On ajoute cette précision, car son
père ou son frère aîné devaient aussi s’appeler Mohamed. Ouled Ahmed est le nom
de famille (type de nom rare en Tunisie, il se réfère au nom d’un grand-père,
patriarche d’une tribu (ouled = enfants d’) Ahmed. En Tunisie on l’appelle
couramment Sghaïr Ouled Ahmed, on omet Mohamed (Jalel El Gharbi)
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Où que ce soit dans le monde, il faut saluer et soutenir, nous qui ne craignons pas grand chose à nous exprimer, tous ceux qui prennent des risques en souhaitant leurs idées. Depuis Soljenitsine, Mandela, Gandhi ou Aung San Suu Kyi, tous les éveilleurs de conscience ont jalonné notre histoire. Et même si nous ne partageons pas (ou pas encore) leurs idées, il mérite, au moins notre respect, au mieux notre assistance.
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