Les
images de la vie
La Tunisie va de l'avant, quoi qu'il arrive... Malgré son inscription dans le modernisme, elle présente au quotidien, le tableau de
la dissonance. La routine qui semble s’ancrer met en lumière une certaine
âpreté due à la misère. La cohésion familiale fait le reste, ainsi que la
« débrouille ».
La
douceur de vivre, si elle s’apparente au climat et resurgit au petit bonheur,
ne fait pas toujours partie du lot quotidien. Car si la classe moyenne a
tendance à se développer, elle se trouve en butte aux embûches pécuniaires. La
Tunisie, c’est aussi la vitrine idyllique du luxe touristique à portée des
étrangers, qu’ils viennent du Golfe arabique ou d’Occident, côtoyant une majorité
de petites gens.
Enfant endormi sous charrette de bric et de broc |
Malgré la morosité ambiante qui ferme les
visages quand chacun se trouve seul à vaquer à ses occupations, la jovialité
immanente au caractère méditerranéen éclate comme une déflagration à chaque
coin de rue. Le Tunisien aime la compagnie. Rien ne se décide sans l’accord du
clan et pour les jeunes générations sans
le chorus des amis.
Le jasmin, la chicha, les cartes…
En
pleine adéquation avec la tendance hédonique du Tunisien à la procrastination,
qui remet au lendemain et étire le temps, le jasmin à l’oreille, le verre de
thé interminable et la chicha
(narguilé) rythment la vie coutumière. A la suite de Zoubéir Turki et de Gorgi s’esclaffant : « Je ne dessine pas le vendeur de jasmin, je dessine
le parfum du jasmin », la peinture continue à l’immortaliser.
Hedi Jouini, le jasmin et les calligraphies de Nja
Mahdaoui
Qui
ne se berce encore aux accents de « Taht al Yasmina (الياسمينة تحت) »
(« Sous le jasmin »), chanson phare composée par Hedi Jouini dans la 1ère moitié du
XXème siècle ? Car les Tunisiens chantent : en famille, à la veillée,
aux fêtes, entre amis… Et ce jasmin les identifie.
Une
de ces multiples chansons d’amour populaire où l’amoureux éploré, consolé par
les fleurs, chante sa peine sous le ciel nocturne dépourvu de lune et pleure le
manque qu’il éprouve pour elle… Mais si le Tunisien est sentimental et se
complaît aux chansons élégiaques, il trouve d’autres ressources dans l’humour.
Il est le premier à rire des travers de la vie
et de ses propres faiblesses. L’incongruité émaille son environnement. S’il
sait faire feu de tout bois, c’est parfois à ses risques et périls. Ainsi
s’emploie-t-il à aménager le domicile familial, sur le principe des extensions.
Ce n’est pas toujours du plus bel effet. Mais c’est efficace. Tout est à
récupérer, les objets, les véhicules, l’espace vital.
Comme un château de cartes |
Cependant,
l’infrastructure publique ne fait pas défaut au territoire. Il est aménagé de
grands barrages, de ponts audacieux, de gratte-ciel et de bâtiments des plus
fonctionnels à l’architecture prestigieuse. Mais ce n’est pas ici notre propos.
Sans
nul doute, le pays ne fonctionne pas sur la même longueur d'onde. Certains n'hésitent pas à accentuer les clivages, à renforcer l'inadaptation. Il n’est pas si rare de voir une charrette traverser l’autoroute. Question de
hiatus entre la frange modernisée et le monde hermétique de la paysannerie
démunie ! Le particulier, lui, doit subvenir, sans de réels moyens, aux
nécessités de toutes sortes. Et il s’en accommode. Demain est un autre jour.
Un jeu de dés…
Comme
les Tunisiens ne cessent de le répéter : « Dieu y
pourvoira ! ». La chance, ils en ont sacrément besoin ! Mais il
faut la solliciter et ils s’y emploient sans baisser les bras. Le jeu de carte,
les osselets, les dominos, sont des moyens pour traiter d’affaires. La baraka (la chance), ce n’est pas
seulement que pour le loisir. L’avenir se joue sur le tapis.
Les affaires se jouent au café |
Le
troc fait partie des affaires courantes : le marché aux puces, comme les
multiples réparations et rénovations d’appareils ménagers sont monnaie
courante. On ne jette rien on transforme. Pas de gaspillage. Tout est réutilisé
moult fois. On a même vu des carcasses d’habitacles de voitures, tirées par des
ânes : en guise de tracteur défiant les averses.
Peu
d’usines de fabrication, ainsi faut-il pallier aux importations.
L’amortissement est indéfini et la durée de vie des engins motorisés semble
aller au-delà de toute limite. Si le Tunisien est roi du bricolage, il fait
preuve d’ingéniosité. De surcroît, il
fait partie de ces as du marchandage. Toute denrée, toute bête sur pieds, tout
ce qui se consomme s’achète, rarement au prix indiqué.
Bric-à-brac : tout est bon ! |
Les
négociations interminables font partie de cet emploi du temps journalier. Il
faut dire que la parole est dotée de sacralité. On ne joue pas avec les mots
lors de tractations. Chaque terme se soupèse avant même d’être prononcé. Tout
est finesse de pourparlers. Mais que le visiteur se rassure !
Le
Tunisien est avant tout serviable et il offre son aide en cas de petite panne
en toute gratuité ! Mesdemoiselles, Mesdames, vous pouvez crever sur la
route : jamais, vous n’aurez à toucher le pneu. Il vous suffit de savoir
où se loge votre cric.
L’étal au grand-air
La
délicatesse ne semble pas affecter le commerce de l’alimentaire. D’une part,
tout est question d’exception en Tunisie ; d’autre part, la confection
domestique des repas fait preuve de raffinement. Encore une contradiction à
laquelle il faut s’accoutumer. Si les grands marchés, les halles couvertes
municipales, les grands magasins sont soumis à contrôles sanitaires en ville,
dès que vous vous enfoncez dans le terroir, les normes semblent s’être perdues
sur le trajet.
Le bétail au porte-à-porte |
Ainsi, si les
rites du « sacrifice du mouton » (Aïd El-Adha) sont scrupuleusement
suivis car l’égorgeur se tient à la lettre aux prescriptions coraniques, la
totalité de l’abattage s’effectue au domicile du client. Ensuite, que la bête
soit dépecée dans le jardin ou dans le garage est du ressort du chef de
famille : à la hache, au couteau, sur une pierre, sur un billot, sur une
bâche, etc.
Boucherie à tous vents |
Il
n’est pas que la viande qui nous nargue à l’étal sans vitrine. Il est vrai qu’elle est souvent vite
réquisitionnée par la clientèle. Les jours d’approvisionnement et de débitage
sont connus et les ménagères font la queue dès l’aurore. Précaution
indispensable, la viande est lavée avant cuisson.
Au petit bonheur des odeurs
Le
charme des légumes et fruits des quatre saisons, ce sont ces petites roulottes
de colporteurs. Ces sandwicheries même dimension qui s’outillent de friteuses.
Le Tunisien ne recule devant aucune peine et il n’est que les kaftéjis (beignets à la viande) qui
soient de petite taille. Le sandwich tunisien, de dimension plus qu’honorable,
déborde de légumes ou de frites.
Mobylette à étal de fruits |
Les
étals d’épices, de saumures et de fruits secs chatouillent vos papilles
immanquablement : des carroubes aux figues et aux dattes de lumière
(Deglet Nour). Et chaque région offre ses spécialités : du poisson à la
viande séchés. Les piments sont doux ou forts ! N’hésitez pas : demandez...
Les
héros incontestables de l’alimentaire, ce sont aussi les camionnettes. Qu’elles
soient 404 (bâchée ou pas) ou Isuzu : elles se nomment « bachis ». Et leur arrivée déclenche l’affluence : un
label de fraîcheur. Toutefois si le soleil ne tape pas trop fort sur la marée.
L’usage des pains de glace est
impressionnant et les camionnettes jouent les dégoulinures.
« Mitsubâchi » aux poissons |
Vous
vous sentez dépaysés ? Vous n’êtes plus habitués à la dimension
humaine ? Le minuscule associé au rapport de proximité, tout un
apprentissage où vos interlocuteurs ne manqueront pas de vous lancer quelques
mots de français, d’italien, d’anglais. Le Tunisien vit à l’heure de la
mondialisation.
Tout
comme les salades de tomates coupées en dés lilliputiens, il vous faut admettre
que tout se mesure à dose miniature. Les boutiques sont des mouchoirs de poche,
occupant des couloirs, les restaurants de plein-air une impasse. Ils débordent
car les femmes du peuple répugnent à entrer dans un lieu fermé. C’est souvent
sur le seuil qu’elles hèlent le commerçant. Comme si l’espace privé était
tabou.
De l’utilisation spécifique du
tabouret
S’avère
donc que la rue représente un espace de vie et ménage bien des occupations,
comme dans un endroit familier. Mais attention : le paradoxe s’incarne
avec force nuances. L’espace où tu es vu est une sorte de sauf-conduit. On ne
peut douter de ta probité.
L’espace de chacune… |
Sauf
que tout n’est pas permis et que la pudeur domine. On s’y habille (par-dessus
son costume), on s’y désaltère, on s’y fait dépoussiérer les chaussures, on y
prend au vol une tasse d’eau…
Le
vendeur à la sauvette et les petits-métiers y pullulent, sauf pour les enfants
d’âge scolaire. Sauf que chacun sait que la petite pièce pour le jeune gamin
qui vend des fleurs, l’aidera à s’assurer la tranquillité paternelle et une
miette de subsistance, face au chômage. La pitié l’emportant sur le droit.
Les
figures récurrentes qui vivent la rue sont souvent mobiles, comme le cireur de
chaussures, le marchand de sucreries ; le kiosque à journaux par contre
est fixe ; même si les cabines sont sur roulettes.
Le thé au kiosque… |
Le
tabouret marque une certaine hiérarchie chez les crieurs de rue : à la
différence des plombiers, des maçons, installés sur leur carton dès l’aube,
avec outils et matériel et qui ne travaillent que de jour.
Ce
qui dénote aussi leur appartenance à la rue, c’est ce petit verre de thé ou de
café… Ils trompent la faim, donnent un coup de fouet. Certains vendeurs s’organisent
en famille, en équipes pour que l’échoppe reste ouverte. A moindres frais.
Ils
ferment tard ou pas. Qui dit journal, dit tabac, cigarettes vendues à l’unité,
boissons, friandises, chewing-gum et livraison des quotidiens en pleine nuit.
N’arpenteront plus les rues que les cireurs, parfois aussi vendeurs de
cigarettes au noir.
Des cireurs de souliers non-stop |
En
ville, ne restent allumées que les
réverbères et les devantures des magasins clos.
Sous
les porches, dort la misère. D’un œil. Comme le mini kiosque qui semble
veiller.
Un article de Monak
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