L’horloge
de la discorde
Le temps de la
discorde entre Bourguiba et Ben Ali étant révolu à la fin précipitée du règne du second
chef d’Etat tunisien, reste à débattre de cet objet monumental, censé donner
l’heure, qui trône encore sur la place du 14 janvier 2011 à Tunis.
Toujours
sujette à contestation depuis son érection, l’horloge (Mongalla en tunisien), qui a perdu son titre initial de « 7
novembre », demeure bien l’horloge de la discorde.
La Mongalla en sa forme « tabouret du 7 novembre » |
L’histoire des dictateurs, mégalomanes de
surcroît, nous ménage bien des aberrations. La curieuse chronique de la
« Mongalla du 7 novembre » ne saura que vous en persuader. Car, pour
être incroyable, elle connait des rebondissements, même après la fuite de son
commanditaire !
Les Tunisois l’ont toujours dénigrée et je les
entends rire sous cape, dès qu’ils prononcent le mot fatidique :
« mongalla » (prononcez : monguella). D’abord, parce qu’elle est
l’épine plantée dans 23 ans d’absolutisme, ensuite, parce que l’heure exacte
représente un exploit dans la culture méditerranéenne.
De l’heure de gloire…
Le
feuilleton se déroule en deux étapes distantes d’une trentaine d’années. La
première débute avec les péripéties d’une sculpture équestre. En ce 1er
juin 1955, le port de la Goulette est en ébullition: tout ce qui flotte
carillonne, corne, accueille son héros. Bourguiba est de retour ! Environ
dix mille citoyens, toutes confessions comprises, acclament leur
indépendantiste.
La chevauchée du « Leader » |
Libre
enfin, il débarque de l’île déserte de la Galite (une centaine de kilomètres du
Cap Bon) où l’avait assigné le protectorat français : une dernière captivité
de trois ans. Chargé par le Bey de former le gouvernement de la future Tunisie
indépendante, son retour le mène au palais beylical
de Carthage,
puis par la rive nord du Lac de Tunis, vers la capitale. "Le cortège gagne
Tunis en contournant la médina jusqu’à la place aux Moutons, poursuit le
reporter du Monde. Bourguiba doit parcourir quatre kilomètres sur le cheval où
l’ont hissé ses supporters".
« Grâce aux leçons d'équitation prises au
château de La Perte, le « Combattant suprême » monte un cheval blanc pour
son entrée triomphale dans Tunis, sitôt débarqué du Ville d'Alger, le 1er juin 1955. Le cavalier et
sa monture, immortalisés dans le bronze, se dresseront… » place d’Afrique
à Tunis. L’anecdote devient légende.
L’itinéraire de retour sur Tunis |
La statue équestre de Bourguiba, réalisée par
le sculpteur Hechmi Marzouk, vient vite remplacer celle de Jules Ferry. En
bronze, « elle tourne le dos à la mer (à la France) et elle montre du doigt la medina. Ainsi, à la
figure du serviteur de la République (Ferry), qui a donné la Tunisie à la France,
se substitue celle de celui qui a rendu
la Tunisie à elle-même. »
A
l’autre bout de l’Avenue Bourguiba qui traverse le tout Tunis de l’époque et établit
la jonction entre la rive du lac et la vieille ville, la statue fait face
à celle d’Ibn Khaldoun : historien, philosophe, diplomate et
politique du XIVème siècle, Tunisois lui-même.
La statue triomphale |
Les
Tunisiens ne manqueront pas d’épiloguer avec humour sur le duo de bronze et les
échanges imaginaires qu’ils entretiennent. Un dialogue qui en dit long sur la
reconnaissance et le legs d’un passé prestigieux dont Bourguiba se revendique
le digne héritier et exhume les vestiges. L’aura d’Hannibal plane sur la
Tunisie recouvrée. Le tribun se met à l’œuvre : trente-et-un ans pour déconditionner
un peuple de son complexe de colonisé.
… au glas du coup d’Etat
La
leçon est bien acquise par le bras droit du « Leader » de la
république, Ben Ali. Cumulant les fonctions de ministre de l’intérieur, puis de
premier ministre, issu de et renforcé par l’armée, bardé d’une police politique
des plus répressives, il prend le pouvoir le 7 novembre 1987. Un coup d’Etat qualifié de
« médical », sous prétexte d’altération
des fonctions mentales de l’octogénaire.
Le manège du 7 novembre par _Z_ |
Moins
d’un an après, le 11 octobre 1988, le président autoproclamé, pressé d’effacer
toute trace de celui qui a mené à terme l’Indépendance de la Tunisie, en fait
déboulonner la statue pour y fixer une horloge bien étrange.
En
ce premier anniversaire, « l’ère du changement » fait retentir un
bien autre son de cloche ! Trône, sur la place rebaptisée « du 7
novembre », un édifice bien laid. Les Tunisois le surnomment : le
« réveil-matin », le
« tabouret-du-7-novembre », « la pince à linge »… et
le taxent de bien d’autres sobriquets.
A l’heure du 7 novembre !!! |
C’est
alors que se développe sur tout le territoire, un gigantesque culte de la
personnalité : souvent de mauvais goût. Jusqu’aux boucheries qui
s’affublent de cet emblème du « 7 novembre ». Les Tunisiens s’en
amusent, dénonçant, par le terme de « boucherie » l’image même de
cette dictature.
Mais
le comble, pour un dictateur qui dépose son prédécesseur pour sénilité, c’est
qu’il entretient avec le chiffre 7, une « fêlure » monomaniaque. En
effet, la Mongalla est dotée d’un cadran dont « le 7 est gravé en lieu et
place du 6 » ! Le succulent article d’Elodie Auffray, agrémenté de
vidéos, retrace cet épisode qui va durer 23 ans.
Avenue Bourguiba, la perspective du lac |
Ben
Ali inaugure le 3ème millénaire en troquant la première horloge par
une nouvelle (2001), en forme d’obélisque ! Entre Big Ben et l’Empire
State Building, la mythomanie sonne à toute volée : habillée d’une
carcasse métallique, se mirant dans un bassin, elle s’anime de jets d’eau
illuminés.
La réhabilitation manquée…
En
même temps, les effigies multiples de Bourguiba disparaissent nuitamment de
toutes les villes, sans que nul ne puisse savoir ce qu’elles deviennent. Seul,
le fracas des engins accompagne le cauchemar des habitants. Impossible de faire
une photo, la police veille ! Le pire surviendra, après son assignation à
résidence à Monastir, avec sa mort (6 avril 2000) puis ses funérailles
escamotées. La farce est à son comble, comme le relate Amor Chadli.
Avenue Bourguiba, dos à la medina |
Après
la destitution de Ben Ali, les révolutionnaires ambitionnent d’associer à la
place de la nouvelle libération renommée « Place du 14
janvier 2011 », l’image équestre du libérateur de la Tunisie. Le
projet avorte. Certains annoncent le retour de la statue équestre, d’autres son
exil à l’entrée du Port de la
Goulette,
d’autres encore sa chevauchée vers Monastir…
Toujours
est-il qu’il semble que les statues ressurgissent et qu’en 2013, l’une d’entre
elles figurerait au musée Bourguiba, (Beït Bourguiba). Le devoir de
mémoire est sauf et les oreilles m’en tintent !
Les bourdons de l’horloge
Fatalité !
Les péripéties de la Mongalla semblent se perpétuer sur un mode des plus
délirants. En effet, le 25 mars 2012, les salafistes jouent les prédicateurs en haut du
minaret improvisé de l’obélisque. Complètement anachronique, cette démonstration
de force qui n’impressionne personne est largement conspuée par les médias et
les badauds ébahis. Tout au plus une manœuvre « à remonter le
temps ».
L’horloge « à remonter le temps » |
A
croire que le temps se fut arrêté à l’heure de l’illettrisme, de la razzia, de
l’intolérance, de l’inégalité sexiste et autres circonvolutions d’une
théocratie qui n’assied son pouvoir que sur le mutisme imposé à toute autre
forme d’opinion. Le troisième « régime », dit de transition
(2011-2013), que désigne l’actuelle Constituante (nommée pour un an), semble
tout à fait nier la notion actuelle de calendrier ! Il devient élastique
et condamné à perpétuité ! Serait-il « en perdition » ?
Le
temps se doit-il ces assauts ? Les révolutionnaires tunisiens (2010-2011)
y ont répondu autrement, avec ces quelques vers d’Abou Kacem El Chebbi, tirés
de « La volonté de vivre » pour devenir leur hymne :
« Lorsque le peuple un jour veut la
vie
Force est au destin de répondre
Aux ténèbres de se dissiper
Aux chaînes de se briser... »
Un scénario virtuel
Alors ?
A quand le prochain épisode ? Une tournelle entrelacée de jasmin, fleurant
la liberté et le « Printemps de la Tunisie » ?
Un article de Monak
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