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jeudi 20 juin 2013

« Le bel indifférent » à Tahiti



Théâtre de chambre façon Cocteau

 

Le patio du Morrison’s café, ouvert au ciel et aux intempéries, invite le théâtre à y faire une incursion exceptionnelle devant un parterre de convives attablés. Au centre de la capitale polynésienne brossé par les rumeurs et les néons nocturnes, il pose le décor sonore d’un spectacle bien singulier : Le bel indifférent. Belle coïncidence : la pièce de Cocteau se déroule dans une chambre d’hôtel dominant la rue.

En cette soirée du 4 juin 2013 l’ondée vient de cesser à Papeete ce qui signifie, pour les acteurs en formation de l’Association Horo’a, Léonore Caneri, Hélène Boyancé et Rai Tevaearai, un surcroît d’adrénaline. Mais il pleut dans leur cœur, tout comme dans cette mise en scène orageuse de Julien Gué. « Balayé », comme le chantait Piaf, le contexte des années quarante de sa sortie à Paris. Julien Gué nous livre une création audacieuse  qui emballe et ébahit le public venu nombreux. Bien lui en a pris : « Je ne regrette rien ».

Une scène à ciel ouvert
Abordant les tensions du couple en péril, elle ne dépayse pas les Polynésiens. Hétérogène et hétéroclite, le public mêle natifs, melting-pot asiatique installé depuis des générations et divers autres résidents étrangers ou de passage. Vaste panel de milieux sociaux aussi dont des déscolarisés précoces maintenant adultes découvrent pour la première fois le théâtre : une grande première.

 

Petit déballage critique

À travers sa distribution locale, découvrons dans les coulisses de la création ces astuces éprouvées par l’équipe pour en garantir le succès. Dans le bouquet de plantes vertes de la rampe, une souffleuse muette articule au summum de la mimique. Les pieds au bord de la scène, à portée de pulsation des acteurs, comment ai-je vécu cette première à Papeete ?

Quand il s’agit de théâtre, qu’attend-on des acteurs ? Qu’ils soient crédibles mais surtout qu’ils nous étonnent, nous bouleversent, nous embarquent.  Le challenge est honoré de ce point de vue. Les actrices ont été « fracassantes dès leur entrée en scène ». Des boules d’émotion à la mitrailleuse, une rafale d’élans au paroxysme, un vrai corps à corps avec l’assistance car, plus que paroles, elles sont charnelles. 

 La voix du souffleur : Florence Guettaa
Même si le texte originel est ardu, ficelé comme un objet clos, le jeu des acteurs le rend compréhensible, abordable, proche ; il a profondément touché. Le saisissement est au rendez-vous. Le monologue du personnage féminin adressé à un interlocuteur autiste au corps très parlant  repris en deux mises en scène distinctes, m’a fait vibrer. Tout comme la salle.
                                                                                               
J’ai totalement adhéré à l’investissement des acteurs, impliqués au bout de leurs limites : acrimonie de Léo alimentée par la désinvolture de Rai, vibrations tripales d’Hélène quêtant une réaction sentimentale de Rai. Car tout repose sur la puissance du jeu et l’interaction des rôles : là, le cadeau est immense, tout en éclats à couper le souffle, distribués entre le rôle muet de l’homme, constamment dans la bulle de son égocentrisme et le soliloque de dolorosa féminines, parfois furies, qui craquent et deviennent carpettes. Elles ont forcé mon intimité comme de vraies fulgurances. J’en ai tiré un plaisir immédiat.

Une équipée, la scène

Julien Gué innove en reprenant la même pièce avec des acteurs différents : deux couples sous les feux des projecteurs, pour le même cri de détresse dans le huis clos d’une chambre d’hôtel. Globalement, les deux séquences consécutives ont bien passé la rampe. Chacune dans son genre : la première fonctionne sur une tonalité plus aigre, la seconde nous sollicite de manière plus sensuelle. 

Un chassé–croisé plus qu’amer…
A contrario et successivement, la prestation masculine varie d’une séduction tous azimuts à une émulation de soi, plus fermée sur elle-même. Elle s’ancre dans une chorégraphie personnalisée où, sur fond de tango d’abord puis d’échauffement aux arts de combat dont la partenaire sert de punching-ball, répondent les accents du discours (féminin).  Cette conception renforce l’antagonisme du système de personnages, comme si le drame se rejouait à perpétuité. Le clivage est net entre la « version-tango » et la « version-boxe », séparées par un entracte.

La mise en scène est double. Elle ne s’appuie pas sur les mêmes nœuds du texte et varie selon les couples. Dense, elle ne manque pas d’inventivité : entre sollicitation incessante, invectives, retours sur soi et appel à la pitié. Elle explore les points clé du texte dans une mise en espace et en situation qui en font des moments forts. Et c’est là que se situe mon second plaisir sensualo-intellectuel : dans le déchiffrage de cette construction scénique complexe à souhait. Merci Julien Gué !

Cet inconnu nommé amour…
Si l’attaque est vigoureuse et le final va crescendo, par instants la dynamique accuse quelques faiblesses. Pas de secret : avec une durée de répétitions due aux contraintes de disponibilité des acteurs et équivalant au cinquième requis par le secteur professionnel, un temps de maturation aurait été bienvenu pour éviter les baisses de rythme et appuyer certains passages du scénario par un événement.

Au rendez-vous  du public polynésien

Quand il s’agit d’amour, parlons de rendez-vous. Et celui du Bel indifférent avec les spectateurs n’était ni détaché, ni insensible, ni dédaigneux, ni impassible. Au contraire : le public, tous backgrounds confondus, fait preuve d’enthousiasme, d’attachement, d’une véritable affection pour le spectacle et ses interprètes.

  Un éventail non-stop de sentiments…
A leurs dires, à leurs attitudes, bien calés sur leurs sièges et leurs banquettes de gourmets (foodies), se reconnaissent-ils, dans l’un des personnages et souvent dans un mélange des deux. Aux points forts du texte, à l’exacerbation des sentiments, à la cruauté des situations, au ressentiment, à l’explosion et au déchaînement des passions, ils se sentent concernés. Ils en témoignent.

Un geste de la main sur la cuisse de la voisine, un hochement de tête, des regards entendus pour se rappeler ce que certaines ont vécu ou vivent encore. Puis ces quelques mots échangés à la sortie du spectacle : « C’est fort ! Houch ! », « C’est nous ! », « On a tripé dans ce type de galère, sans pouvoir s’en sortir », « Dans notre vie, on a été confronté à ce genre de désamour, victime ou bourreau pas vraiment consentants ».

L’hébétude
On se secoue un peu pour sortir du grand choc de l’amour malheureux et de l’émotion catapultée par les deux figures féminines. « Ce Monsieur Cocteau, il aurait pu être de chez nous, d’ici ». « La deuxième femme, celle qui prend les raclées de son tane (mari), tout à fait kaina (local) dans ce qu’elle tient tête, qu’elle le provoque». Car, si l’interprète masculin a séduit par sa prestation physique, il ne fait qu’aviver par sa froideur le drame qui a fait  palpiter l’assistance.

Un vrai plaisir des sens
Ces deux images sont représentatives de la complexité de la mise en scène. D’une part, elles étoffent le personnage masculin dans tout ce qu’il signifie de cruauté et d’autolâtrie (danse, musculation). D’autre part, elles sont jouées en contrepoint par l’interprète féminine. Ce genre d’appropriation et de détournement font plus que me convaincre : elles me procurent un plaisir extrême. Une véritable stratégie scénique est à l’œuvre.

Le chantage du silence  
Ce qui m’a vraiment conquise dans cette tragédie de l’illusion de l’amour, de sa déréliction, de sa consomption, de son exténuation, c’est ce portrait initial qui résume et augure du jeu des deux actrices. Deux images qui déterminent la suite des deux mises en scène avant l’entrée du partenaire : deux visions du metteur en scène, deux ressentis qui le concrétisent. Léo nous introduit dans un rapport à l’autre fait de ressentiment et de frénésie impuissante, s’en prenant à l’oreiller, le respirant, le tordant, le retapant, comme pour lui insuffler une autre nature. Son final sera un cri. Hélène s’abandonne à un onanisme consommé et consumant, comme pour ressusciter les flashs fusionnels. Elle clôt le spectacle en position fœtale.

La désespérance

Dans une scénographie minimaliste, sans mobilier, dont le lit est excentré pour laisser place à une sarabande d’habillage et de déshabillage autour d’un perroquet, les rapports de couple sont mis à nu dans la mise en scène de Julien Gué. Pas seulement dans leur fonction de servitude, mais dans la mesure où nous, public, pouvons les endosser. La fenêtre et le miroir en avant-scène, focalisent ce regard de voyeur du public.

 

Piaf et “Le bel indifférent” vus par Paul Meurisse

Biopsie de l’acteur ? D’une certaine façon, à n’en pas douter, car l’acteur est la clé de ces deux versions du Bel indifférent.

 

A voir et à revoir, dirait-on, même si la représentation du Morrison’s Café restera unique. Même si l’image finale ressemble à une fausse fin.


Un article de Monak

A suivre « Scène d’enfer au paradis : la brûlure des planches », un article de Monak où les acteurs racontent leur aventure avec Cocteau qui promet des surprises de jeu et une interview exclusive de Michèle de Chazeaux.

          Tous droits réservés à Monak et Odile Dufant. Demandez l'autorisation des auteurs avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet ou dans la presse traditionnelle.

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