La
brûlure des planches
Trois
sur scène et un homme-orchestre, une alchimie à son comble au pinacle du centre
Vaima qui surplombe Papeete. Complicité d’une équipe théâtrale dont les accents,
au faîte de la cathédrale, viennent frapper ce clocher qui dialogue les heures.
Une alcôve en pleine boîte de nuit : les amoureux sont seuls au
monde !
Le bel indifférent, versions
Julien Gué dans une formule spectacle unique d’une heure et demie (entracte
non compris), troue l’espace nocturne d’accents déchirants. Deux couples fictionnels
dans la tourmente viennent perturber la quiétude du public et y nicher quelques
contacts gorgés d’affects. Les habitants du quartier ne sont pas les seuls qui
réagissent naturellement de leurs terrasses ou de la rue. Voilà ce qui arrive
quand un metteur en scène de métier s’implique dans le secteur théâtral pro ou
amateur. Plus vrai que vrai !
Julien Gué : une mise en scène préméditée |
Pour
ce moment éphémère, les acteurs ont ouvert les vannes du pathos, de la frénésie
et de la fureur. Dans le for intérieur des interprètes se joue le rapport entre
un marionnettiste et ses créatures scéniques en totale implosion. Cette incursion
de la fiction dans le réel, cette rencontre fortuite entre théâtre et quotidien
polynésien connaîtra-t-elle des prolongements ultérieurs ?
Au détour de la critique : Michèle de Chazeaux
Michèle
de Chazeaux, figure incontournable de la critique et de la culture à la TV et à
la radio polynésiennes (entre autres), semble opter pour cette alternative.
Elle accepte de s’entretenir avec nous en toute franchise.
« J’étais
très curieuse d’éprouver les effets de cette double interprétation, sur un
texte qui m’agace un peu pour son féminisme. J’ai trouvé que « pour un
coup d’essai, ce fut un coup de maître ».
Léonore
Caneri a eu beaucoup de cran pour assumer l’incident technique (mutisme inopiné de la bande-son en pleine
prestation). Et c’est avec beaucoup
de cœur, qu’elle y a pourvu. Elle a vécu son rôle avec passion, avec excès même.
Etait-ce pour cacher son trouble ?
J’ai
penché pour l’interprétation d’Hélène Boyancé. Du fait de la répétition du
texte, ai-je pu davantage apprécier ? Toujours est-il que j’ai pu goûter
toute la finesse de son interprétation. Cette partie-là était plus courte.
Léo : journal d’une femme brisée
Peut-être
que le tango nous dispersait : un peu plus bref, sans gâcher l’émotion,
serait-ce plus intéressant ?
Le
jeu de l’homme, Rai Tevaearai, je l’ai préféré dans la première partie :
de l’élégance, de la classe, beaucoup de présence, plus de crédibilité. Dans la
seconde, le jeu versait dans plus de facilité, était plus spectaculaire.
Le
niveau est assez bon. La représentation tout à fait honorable. Le choix du
décor est original et marginal. C’est un plus ! Il rend le texte moins
conventionnel. Car c’est un thème « bateau ».
L’initiative
devrait se renouveler dans le cadre du Morrison’s. Le lieu est intéressant pour
se prêter à une initiation au théâtre.
Quand la critique s’invite |
J’ai
passé une très bonne soirée ; mes amies aussi. Ce spectacle est à
encourager. »
La maladie de l’amour en deux versions
Sur ces planches austères et froides tranchant sous le
clinquant des spots, viennent s’échouer, se raccrocher à la vie, les débris
d’un couple, de tout couple en naufrage. L’image est tourmentée, torturée,
bouleversante. Sur scène, peu de moments de latences, le public observe un
silence des plus troublés, des plus palpables. A l’unisson de ces enjeux jetés
pêle-mêle, il opte pour l’une ou l’autre version, celle qui lui ressemble. Car il
s’agit de drame. Le
drame de tout un chacun. Le drame de l’amour.
Hélène : la dérive de l’amour
La
pièce commence en pleine crise. Une voix émerge. Marquée par l’attente pesante,
douloureuse, elle met aussi en valeur son contrepoint : le détachement, concrétisé
par le personnage masculin. Celui qui vient détourner les objets de leur
fonction initiale, les piétiner, les annihiler et par-là même, anéantir la
relation de couple.
Le
gramophone embrouille la communication, met en place ce duo de tango virtuel.
Le perroquet, symbole de servitude, essaime les vêtements comme un puits sans
fond. A l’instar du bruit de l’ascenseur, la corde du boxeur devient lien de
dépendance que se voudrait garder l’amoureuse. Le téléphone, perturbateur des
plus cyniques, y déclenche égarements et flambées. Une création en tempos de
rengaines : l’élément musical s’y joue une partition fine.
L’adulation au summum |
L’action s’y relance perpétuellement, les acteurs se
saisissent de la scène à bras-le-corps. Les intentions de la mise en scène œuvrent
comme des trépans, habitent les interprètes, s’adaptent aux personnalités,
capturent le moindre détail, différencient les deux versions.
Deux types de jeu, deux types d’acteurs : pari gagné !
Deux
aspects des ravages de l’amour, sur un même texte, ce n’était pas une sinécure
pour le metteur en scène. Mais le résultat est tangible. Pas si facile à
structurer avec le pavé du monologue féminin adressé à un amant présent mais
irrémédiablement muet.
Dans
cette insoutenable incertitude qu’impose la représentation, les incidents de
scène modulent l’interprétation et le jeu de l’actrice « parlante ».
Si les répétitions ont permis de boucler et de renforcer la cohérence du
parcours et du rôle de chacune, reste toujours une marge de
« diffraction » : cette trouée qui engage et bouscule à la fois
consciemment et viscéralement la
dynamique du personnage.
Le bel indifférent : 1ère version avec
Léo et Rai
Léo,
actrice de la première partie, passe de la résignation, de l’écrasement, au
sarcasme. Une attitude de « bête blessée » qui laisse poindre sa
rage, se perd dans les dédales de l’affrontement, de la déclaration de rupture
aux revirements d’acceptation, pour s’achever sur un appel de désespoir
tonitruant.
Le
clivage est profondément marqué : plus Emile manifeste d’entregent, plus
elle paraît gauche ; plus il est à l’aise, plus elle se chiffonne, devient
servile, frôle l’hébétude ; plus elle l’accable, plus il s’esquive. Elle
consomme sa défaite. Sa prestation de vivant reproche, buttant sur la
désinvolture de son partenaire, multiplie ce mode du chassé-croisé : d’où
l’intérêt et la justification de la danse dans cette mise en scène.
Le bel
indifférent : seconde partie avec Hélène et Rai
Hélène,
actrice de la seconde partie, nous en livre la version tragique. Pelote de
paroxysmes, elle se corrode comme une Phèdre. Un couple à la Lise
Taylor et Richard Burton, avec ses atermoiements, ses grandeurs et ses
règlements de compte. Au summum de l’exaspération, elle est la sensualité
même : entame ses premiers mots « Toi, toi, toi ! », se
brûlant à la reviviscence charnelle de l’acte amoureux, pour en finir comme
s’avortant elle-même ou retardant sa re-naissance à l’amour.
Léo
joue dans une sorte de mise à distance du personnage, Hélène, dans la prise en
charge tripale et l’épure du personnage. Mille et une versions auraient pu se
succéder, tant ce mot de la fin ne clôt pas l’histoire.
L’hymne au corps : un ego bien actuel
Cocteau
pouvait-il convenir à un public polynésien ? L’auteur se moque des
références : il n’affuble son texte d’aucune connotation temporelle. Les
didascalies y sont rares. La pièce peut voyager dans le temps et les âges. Le
personnage masculin d’Emile, plus jeune que les deux actrices, nous introduit
dans la relation cougar bien contemporaine.
Quelle
que soit la version primitive ou celles que conçoit Julien Gué, toutes
s’appuient sur les allusions livrées par le monologue. Le jeune homme tire sa
réalité des clubs de danse de salon (rétros à l’européenne ou du 3ème
âge), mais aussi des salles d’entretien musculaire (body building affectionné
mondialement par jeunes et moins jeunes). Si la mise en scène de Cocteau était
une gageure, dans le parti pris d’une présence masculine hermétiquement close,
Julien Gué y introduit le contact, dans sa rigueur et sa violence :
phénomène propre à notre siècle, sous toutes les latitudes.
De
même, il réactualise le contexte un peu guindé à la Cocteau, dans cette
dimension du corps et de l’apparence qui se traduisent pour l’homme par la
danse et la boxe. Il ne saurait éluder du théâtre ni la composante
chorégraphique ni cet hymne au corps, matérialisés en Polynésie par la danse et
les joutes, sinon qu’il les transpose. Danse et muscles sont inséparables de la
séduction !
Rai : celui qui me hante
Focus
sur le regard : le théâtre est image. La place du miroir est
prépondérante : Emile s’admire face au public, dans les yeux du public, se
nourrit d’une réalité hors-couple, concrétise l’incommunicabilité. Rai (Emile)
emprunte au tango la manière d’être de son premier personnage. Position du
corps, fierté, possession, balayage de l’espace, autosatisfaction masculine,
parade sensuelle, conducteur du couple dansant : égo viril dans toute sa
splendeur.
Sinon
que sa danseuse est purement imaginaire. Léo, sa partenaire, tente de s’y
substituer, de l’y suivre, d’entrer dans ses pas, de coller à ses codes et
figures, à sa personnalité, d’exister. Dans le même processus, Hélène, entre
coups de boutoir, vient le supplier au pied du lit, le capter à ras-du-sol,
dans une attitude de supplique.
De l’hymne à l’amour, encore…
Si
surprenant que cela puisse paraître, la majorité des moments humoristiques,
conçus sur des fractures entre jeu et texte, entre attitudes paradoxales, se
manifeste dans le public par un pâle sourire. Tant le sujet reste grave en
fait ! Un sujet qui lui ressemble.
Polynésiens,
Popa’a (occidentaux), Raere
(transgenres)… tous concernés ! Si,
par hasard, des réminiscences à la Piaf vous venaient
à l’esprit, serait-ce pure coïncidence ?
Sublimer ! |
Malgré
les défaillances liées aux conditions matérielles et autres impératifs
techniques inhérents à l’absence de moyens du théâtre amateur, la représentation
plein feu boîte de nuit révèle deux versions incomparables. Elles mettent en
valeur de véritables prouesses d’acteurs.
Le
Théâtre ne repose-t-il pas sur l’acteur ?
Un article de Monak
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