L’exorcisme
Māheata, invitée comme témoin à
l’émission radiophonique de Michèle de Chazeaux, ″Rencontres″, n’a pas pris la
grosse tête pour autant et c’est en novice qu’elle assiste à la première de ″Ned
Choquitto ou l’autre Don Quichotte″.
Elle y retrouve ses
héros, Dylan Tiarii (Ned Choquitto) et Maki Teharuru (Sannos Pacha) à
l’auditorium du Lycée hôtelier de Tahiti. Je vais donc vous transcrire ses
impressions.
« L’atmosphère
étant à « la bringue (fête) », comme il se dit en Polynésie, la salle
communique ardemment avec les acteurs. Les encourageant, l’un, pour qu’il
prenne le dessus sur l’adversité, l’autre, pour qu’il ramasse une fois de plus
son compagnon en mauvaise posture. » Avec les commentaires discrets ou à
voix haute des spectateurs, elle en apprend de belles !
Un Don Quichotte à la polynésienne |
« Un spectacle de théâtre, me confie Māheata, c’est comme des
nuages se déchirant dans l’orage pour laisser percer la lune au final. Deux SDF
de Pape’ete se partagent le butin de leur poubelle, vivent comme des chiens,
sont liés par leur délire commun, craignent pour leurs os, puis… d’un coup
retrouvent leur dignité et affrontent la réalité. Voilà ce que j’ai
vu. »
« Avec du recul, je peux dire que le théâtre se lit à travers
les images et les signes qui s’animent, s’entrechoquent, se transforment sur
scène. Et ça n’arrête pas ! Les deux-là, ils m’ont embarquée dans leur
galère, et voilà l’affaire : leur dénuement les a forcés à devenir
justiciers, donc hors-la-loi, puis ils s’arment de courage pour défier ceux qui
les ont dépouillés et pour redevenir eux-mêmes. »
Deux SDF refont le monde… |
« Je crois aussi qu’une pièce de théâtre sert à nous alerter,
à nous affranchir, à nous reconnaître si une intention, qui appartient au réalisateur,
articule la mise en scène. Le parti pris de Julien Gué est clair : quelle
chimère tient en vie ces déclassés insulaires et jusqu’où les mènera-telle. Cette
pièce éveille en nous bien des échos… »
Le sang polynésien
« Dans cette
pièce de la Troupe To’u fenua e motu coule du sang polynésien. Dylan a
un accent franco-polynésien, fleuri, goûteux qui fait chaud au cœur. Il mastique
à belles dents ce texte traduit de l’espagnol à l’époque de la colonisation de
Tahiti. C’est dans ce même français que nous avons appris à lire : ce
n’était pas donné ! …et qu’au même
siècle arrivent les frères de Picpus. De brèves allusions à notre histoire et à
nos îles sont citées par notre duo : entre autres la bataille de La
Fachoda en 1846, et la cession de Moruroa en 1964… Quelle différence entre la Terre-sans-eau
(ma-ansha d’où Mancha) ibérique et l’atoll des Tuamotu aridifié par les essais
nucléaires ? L’adaptation de Julien Gué, le metteur en scène, nous touche. »
« Sur la scène,
on y mange, on y trinque, on y invoque le Mana et les Tupuna (ancêtres), on s’y
meut, on y déclame un court 'ōrero, on
y danse avec les vagues, on y lance des défis à la Haka, on y blague, on y rit…
le tout à la tahitienne.
Dylan Tiarii, Ned Choquitto |
« Et le comique
de jeu prend le pas sur l’aspect dramatique. Il faut dire que la satire concerne
le duo - les fanfaronnades de l’un, les combines et le passé de petit voyou du
second-, autant que les ombres qu’ils bravent : le pouvoir politico-religieux
et les riches. Ceux-là, ils sont absents de la scène, bien protégés, bien
camouflés : ils restent invisibles mais broient les démunis… ça fait pitié !
« Dans l’assistance,
certains offrent leur aide. Mais le tragique, les jeunes le reçoivent avec la
pudeur de petits rires gênés. Pour les plus de 30 ans, notre vécu nous permet
de sortir le mouchoir, quand il s’agit des autres. C’est ce qui est arrivé dans
les filages publics auxquels j’ai pu assister. Les prochaines représentations,
avec un public mélangé, le diront.
Dans l’air du temps
« La fin reste
ouverte… Nul ne sait quel destin attend ces vagabonds. Moi, j’opte pour la
victoire des nécessiteux. Mais les moulins à vent actuels cachent d’autres
monopoles bien plus pernicieux. Et selon la formule consacrée : « Ce
n’est qu’un début, continuons le combat ! » s’exclame Māheata.
« L’actualisation
du texte en plein 21ème siècle polynésien coïncide avec cette
situation de crise mondiale économique et humanitaire sans précédent que nous
subissons. Semblable à celle de la fin du 16ème siècle hispanique,
avec ses révoltes, ses guerres, ses crises identitaires, ses intégrismes et son
Inquisition, elle ne profite qu’à la haute noblesse. Le roman picaresque (ou
des miséreux) de Cervantes, d’où est tirée cette pièce, l’évoque.
Maki Teharuru, Sannos Pacha |
« Le chevalier
justicier à la Choquitto, qui revendique un semblant d’humanité pour son
serviteur et tout écuyer, correspond à ce que nous voyons dans les jeux vidéo
et les séries télévisées comme Arrow. La société exorcise sa faillite et
son naufrage par ce genre d’utopies.
« Spectacle-miroir, il montre combien toute
communauté en danger se referme sur elle-même et combien elle se forge des
rituels de reconnaissance et d’exclusion. Nos chevaliers du macadam élaborent
instinctivement tout un code sécuritaire qui garantisse leur survie. Et s’ils
se distinguent par leur fonction et leur mission, ils finissent par déteindre
l’un sur l’autre. Solidaires, oui, mais…
Des athlètes affectifs
« Ils ne nous ont pas trompés sur la
marchandise, les comédiens ! Même quand ils dorment, ils sont en action. Ce
qui est une évidence, pouffe Māheata : un acteur, ça acte ! L’un impulse
la mécanique du second, Maki rythme les
agissements de son comparse. Toujours en mouvement, acrobate… À l’interaction
succède une véritable autonomie de chacun. Le rôle de meneur se relaie, la
prise en charge du jeu est équilibrée.
« Ils sont tous
deux à fleur de sentiments. L’un sur le qui-vive, l’autre attentionné. L’un,
donneur de leçons, le second, contestataire, qui fait valoir ses droits. L’amoureux
transi face au bon vivant… Et puis il ne faut pas oublier la grande absente,
mais que les deux compagnons font vivre explicitement. Celle qui attise la
passion de Choquitto, l’amour de sa vie, la femme inaccessible qu’il veut
conquérir par ses exploits : Dulcinée de Tiputa… On la voit : ils
nous la montrent !
L’inaccessible étoile |
« L’image nous
explique tout. L’un quête la justice, l’autre cherche fortune. L’un est fier,
le second pique des colères et se lamente. Ils ne sont pas toujours d’accord,
ils se font des serments. Mais quand il s’agit de courage, ils ne défaillent
pas.
Des acteurs sans tabous
« Je me suis
amusée. j’ai été émue aussi, par
leurs malheurs, leur soif de vivre, ce qu’ils représentent pour nous…
« On y peut
suivre plusieurs fils…qui se découvrent en même temps… à volonté : d’abord
cette intrigue où les deux acolytes à la dérive, vont au bout de leurs limites
et se reconstruisent, plus forts, plus valeureux… Le parcours des objets qui se
métamorphosent à gogo. Cherchez le cheval, et l’âne, et la lance, et… l’adversaire
maléfique qui les renverse !
Au diable les remèdes |
« Puis, la rue,
sa loi, ses angoisses. Un vrai parcours du combattant pour survivre. Ce petit
côté du rêve, du merveilleux, où les deux commensaux se cherchent des recettes
mais aussi des formules de médecine parallèle…
Le visionnaire et…
ses visions ! L’incrédule et ses doutes. Les arrêts sur image où
confidences, rapprochements, fusion battent leur plein et se taillent des
allures cocasses ! Là, les images prennent tout leur sens. Une histoire de
compagnonnage dans la fièvre et la houle.
Le duo et Dulcinée de Tiputa*… |
« Pour le mener à bien, ce spectacle repose sur une
réciprocité acteurs-metteur en scène. Le résultat ? Tout est emboité comme
dans un puzzle. Je dirais plutôt un mobile ! Car la machine est cinétique.
Il semble que ce soit la pierre angulaire de cette Compagnie
théâtrale professionnelle naissante. Rien n’est laissé au hasard. « Quoique…
souligne Māheata, en clignant des sourcils, les compères réussissent encore à y
glisser un nouvel élément improvisé le jour de la représentation. »
Alors longue vie à la Troupe To’u fenua e motu.
Un article de Monak
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*… Où donc est Dulcinée de Tiputa ?
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