Les clés de Célestine Hitiura Vaite
L’envie vous prend
de vous immerger en îles polynésiennes et de comprendre l’esprit d’un
peuple ? Ne manquez surtout pas la trilogie de Célestine Hitiura Vaite.
Elle
se dévore d’un trait ! Tant l’auteure tahitienne vous prend par le cœur,
la drôlerie, les pleurs, dans les dédales d’une saga familiale. Ils ne sont pas
moins d’une centaine, voire davantage, se distribuant sur cinq générations. Le
récit est alerte. L’analyse subtile, menée tout en douceur, vous laisse libre
de votre opinion : l’indéniable talent de Célestine, ni prude, ni
revancharde.
Une galerie de portraits aux saveurs, aux
couleurs, aux parfums, à la musicalité de ces trois langues mêlées du Pacifique
Sud : l’anglais, le français, la truculence du reo tahiti (l’une des langues mā’ohi). Un panorama, nourri de mythes
insulaires et empêtré dans une actualité qui bouleverse à nouveau le mode de
vie d’une culture en harmonie avec l’environnement, s’effrite lamentablement en
ces années charnières du 21ème siècle.
Avec L’arbre à pain (2003, soit Breadfruit en 2000), Frangipanier
(2005, Frangipani, 2004) et Tiare (2006), trois titres-phares enracinés
dans la symbolique arboricole qui colle au cœur et au corps des vahine.
Le mystère Célestine : « un point c’est tout »
L’œuvre
conçue en un panaché linguistique, éditée d’abord en
Australie, puis à Tahiti, étrenne le
best-seller polynésien : c’est bien le seul jusqu’à présent. Traduite en maintes
langues pour près d’une quinzaine de pays, elle paraît aussi en e-books. Primée,
autant dans l’espace anglophone (New South Wales Premier’s Literary Awards en 2005
et Orange Prize en 2006) qu’en francophonie,
elle est une référence ethnographique océaniennes.
Des jeunes filles en fleur |
D’où
lui vient son succès fulgurant ? Du fait qu’elle remette les points sur
les « i » du destin des îles ? Effectivement, elle casse l’image
touristique de « La Nouvelle Cythère », véhiculée par les premiers
découvreurs-caboteurs et martelée par l’imaginaire collectif de la planète.
D’où tire-t-elle sa consécration ? De la qualité littéraire de ses écrits.
Elle dote ses trois recueils d’une atmosphère dynamique et nouvelle à chaque
fois : à l’emporte-pièce pour le premier, entre exaspération et
aspirations pour le second, et sous le signe de la gravité, du recueillement et
de l’apaisement pour le dernier.
Aurait-elle
fait date pour avoir su faire entendre les multiples voix qui composent l’essentiel
de la collectivité polynésienne, en en respectant les contradictions ?
Dans cet assemblage composite le Chinois et le popa’a* font partie intégrante du paysage, par commerce de
voisinage, par alliance ou par accident de paternité.
De
ce fait, elle offre à voir la complexité du contexte social, ses embûches comme
ses issues provisoires ou à long terme ; les différentes facettes d’une
communauté dont les membres ne sont pas caricaturaux.
Polyglotte,
elle choisit sa nouvelle terre d’adoption, l’Australie, comme tribune à son
propos. Bien lui en a pris. L’écoute était-là, porteuse des échos de sa
minuscule île originelle. Le hasard a fait le reste… ou plutôt le regard
d’empathie qui confère à son sujet lucidité et objectivité.
Un petit magasin comme celui-ci |
A
la trentaine finissante, Célestine semble avoir tout dit. Depuis le point final
de Tiare, elle n’a plus entrepris
d’autres chantiers d’écriture, sinon par le biais de conférences qui l’invitent
à en parler sur tous les continents.
Atypique
Célestine ? D’une certaine façon… mais ne réaliserait-elle pas l’héritage
de ses ancêtres traceurs d’océans ?
L’arbre à pain ou l’arbre de vie
Arbre
de vie comme de survie, manne magiquement apparue palliant la disette selon la
légende, le tumu’uru, l’arbre à pain,
joue toujours son rôle de palliatif alimentaire dans les milieux les plus
démunis, par sa présence dans le moindre jardin.
Livre
des femmes car l’essentiel des dialogues leur revient il fonctionne aussi sur les
cancans divulgués par « radio-cocotier », le bouche à oreille bien
connu. Il en relate les tribulations pour opérer le miracle quotidien de la
pitance, des besoins scolaires et de l’apprentissage de la vie.
Est-ce
le livre des malentendus ? Où chacun des sexes se tient sur son quant-à-soi,
exhibe ses bannières et où le mot amour ne prend pas le même sens. Livre des
chassés croisés où le totem, la bière et les revenants jouxte le balai, la
poêle à frire et le ‘uru à toutes les
sauces… Entre chamailleries et chicaneries, l’esprit famille assure la cohésion
du clan : chacun se cantonnant dans une absence de réelle communication.
Materena,
la mère courage au prénom déclinable, s’y profile en filigrane.
Frangipanier ou l’arbre à palabres
Avec
Frangipanier le récit s’appuie sur davantage
de narration. Il tente de renouer le dialogue amorcé précédemment. Il abandonne
les apparences derrière lesquelles chacun cherchait à se cacher par pudeur.
C’est
l’arbre de la naissance des amours, celui du rendez-vous et de la quête de
l’autre. Celui qui affirme la liberté de chacun, quoi qu’il en coûte et met un
terme à la possession qui dénature l’amour. C’est l’arbre de la révélation,
celui qui accompagne les gammes du ukulele,
des promesses et des serments.
C‘est
le livre du face à face et de la mise à nu mutuelle. Livre des savoir-faire
transmis oralement par la filiation féminine. Sur fond de perturbations
radicales qui font entrer la Polynésie dans l’ère de la rentabilité et de la
consommation à l’occidentale, s’y traitent la violence, l’abandon, le rapport
au travail et à l’argent, la peine, la passion, les dégoûts, les non-dits. A
cette intensité vécue au quotidien, s’immisce cette force de vie qui émane des
petites gens comme des laissés pour compte ou pour recyclage des uns et des
autres, et parmi eux les raerae* et
les chômeurs suite à la fermeture du Centre Expérimental du Pacifique de
Moruroa.
C’est
le livre du paradoxe de l’ombre et de la pluie, du soleil et du fiu : du refuge et de la fécondité
sous l’arbre tutélaire. « La pluie, c’est très bon pour l’âme surtout
quand on est une femme », énonce Materena, en verve de parabole.
Se
profile en filigrane, Leilanie, et son destin de guérisseuse.
Tiare, le buisson sucré
Pour
son final, Célestine ne s’en tient pas au seul emblème de la fleur tahitienne,
portée à l’oreille droite pour les femmes mariées ou déjà prises. Tiare est le livre de l’enfance avec la
dernière-née de la filiation qui en porte le prénom. Pages, ô combien
émouvantes, de la « re-naissance » de Pito, recouvrant son statut
d’homme à part entière. Le tiare « au parfum sucré » serait-il ce
buisson ardent de l’amour ?
Après
une incursion dans les ghettos de la misère, Célestine opère une véritable
révolution dans son écriture. Par de nombreux monologues, elle adopte le point
de vue du fil conducteur masculin de ces trois volumes : Pito*, le nombril
du monde ?
Le
ton s’émaille de sursauts, se teinte de lyrisme et de ce romantisme gouailleur
s’égrenant en leitmotive avec « La
vie en Rose » sur les ondes et entre les lignes.
L’hymne à l’amour de Célestine
Annoncé
dès le sous-titre du premier opuscule, c’est bien d’un hymne à l’amour du
partenaire, de l’enfant, de tous et de soi, dont il est question.
Une auteure à fleur de cœur |
Célestine
dégage tellement d’émotion qu’elle donne le frisson au lecteur. Et sous
l’aspect enjoué de son écriture, lui fournit les éléments qui lui donnent à
réfléchir sur sa condition. Le lecteur ciblé, le lecteur de cœur est avant tout
polynésien. Elle ne juge pas, elle raconte.
Féministe
Célestine ? Certainement, dans l’acception la plus noble du terme qui est
en fait la plus vraie. Aucune misandrie.
L’enjeu est vital : reconnaître chacun dans son intégrité. Trois étapes
pour le dire : celle de la cocasserie où le torchon brûle, puis de la
fougue où la marmite déborde et enfin du fondant où « l’escrime » (lire ice-cream) réjouit
langue et gorge.
Faa’a, une baie tranquille |
Quant
au lecteur universel, elle le soigne : le guidant de petits cailloux
blancs pour qu’il ne s’égare pas en chemin. « C’est de nous, Polynésiens,
dont je parle. Tels que nous sommes, tels que nous nous percevons, de
l’intérieur », dit-elle en substance dans une interview accordée à l’hebdomadaire
To’ere en 2003.
« Et
c’est pourquoi Pito propose à sa femme, la belle vahine étendue près de lui
dans le lit conjugal, d’aller camper en amoureux... Ça a été très difficile pour
lui de s’adapter à son nouveau rôle de grand-père, de tuteur et de parrain,
mais il a appris vite et tout le monde a survécu… Ce que Pito voit dans tout
ça, c’est qu’on ne lui a jamais donné l’occasion de faire ses preuves, à chaque
fois c’est les femmes qui ont pris le manche… »
Ecriture
du cœur tout simplement.
Un article de Monak
Māuruuru à
Vahineitaria pour les photos des années 70 et autres…
** Notez au passage :
La
traduction pétulante de l’angliciste Henri Theureau qui, ravi par le giron
polynésien, conquis par les accents du fenua, ne décolle plus de son île sous
le vent. Sa prestation sensible, il l’a harmonisée avec Célestine. Tout
musicien qu’il est.
* Pour vous familiariser avec la langue, où les e se prononcent é, petit lexique tiré
du dictionnaire de l’Académie tahitienne :
- tumu :
Racine, origine, cause, raison, fondation, source / Tronc, arbre, pied.
-‘uru :
fruit de l’arbre à pain
-
tīpaniē :
Frangipanier.
-
tiare :
Fleur en général, de plantes herbacées ou d'arbustes ; les fleurs d'arbres
étant appelées pua mais de nombreuses exceptions existent. / Gardenia
tahitensis (De Candolle). Par abréviation, de tiare tahiti, qui est le nom
exact de cette fleur souvent considérée comme l'emblème de Tahiti.
- popa'ā :
Forme moderne de papa'ā : étranger de race blanche.
- pito :
Cordon ombilical, ombilic.
- raerae : Travestis ou transsexuels masculins nés
de la prostitution sur les atolls sacrifiés aux essais nucléaires.
- fiu : Dans la
totalité de son acception tahitienne (plus large que la définition succincte du
Larousse 2015), mal-être, lassitude, spleen, ennui, dépression.
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vous délecter :
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Merci pour cet article empathique. Une des raisons pour lesquelles Célestine n'écrit plus (mais sans doute pas la seule), c'est je pense le fait que sa fille (Turia Pitt, voir Facebook) a été très gravement brûlée il y 4 ou 5 ans, piégée dans un feu de brousse au cours d'un marathon, en Australie. J'ai cherché récemment à la recontacter pour des raisons "professionnelles", mais elle ne répond plus à aucun mail. Amitiés à Julien. Henri Theureau (il a mon mail).
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