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jeudi 19 septembre 2013

Poésie polynésienne : Suave Tahiti

L'aveu signé Ernest Salmon

Tapuscrit en quête d’éditeur à Paris en 1919, « L’île parfumée », recueil poétique d’Ernest Albert Teriinavahoroa Salmon, fils de la Reine Marautaaroa I Tahiti, vient de paraître à Tahiti près d’un siècle plus tard, dans un numéro hors-série de Littérama’ohi. 


Une poésie impressionniste, toute en délicatesse et en pudeur, où les images mêlent beauté mais aussi fuite, aspirations et nostalgie. Elle n’est pas descriptive, elle vient des sens, elle est « habitée » d’états d’âme. Si on peut la dater dans la veine du Parnasse, pour la forme, la palette et l’éclat des couleurs, elle concorde avec la sensation qui émane encore actuellement de l’île originelle du poète et envahit habitants comme voyageurs.

Une dédicace  en hiver (austral)
Si on ne peut dénier que le recueil fait un éloge sensuel de Tahiti, il le doit à cette connivence entre peau et nature qui fait partie de la culture quotidienne et que ressent tout visiteur sensible. Mais, surtout, il reste bien loin de la carte postale « cocotiers et vahine », par ses portraits furtifs de pêcheurs « désenchantés », la fougue de l’océan, la présence prégnante de la mort.

Encadré de deux lettres de l’auteur, toutes deux postées de Papeete, l’une demandant conseil avant publication et la seconde en commentant la critique, un an s’est écoulé (1919-1920), le tapuscrit sommeillait dans sa reliure de rouge pareo (voir photo), quelque part en bord de Seine à Paris. Le recueil lui-même s’articule autour de l’effet insulaire : le mouvement des flots y agit comme une détrempe. Le premier poème est celui de l’approche, l’avant-dernier une quête ultime du retour.

Le coloriste
Ernest Salmon aborde son île à la manière d’un peintre, en superpositions de traits et de teintes, en imbrication de tableaux et de visions souvent sereines, parfois grandioses : « …Môrea surgit comme un monstre couché sur la vague…/et dont le dos s’hérisse au frôlement solaire/Dessinant sur le ciel un profil d’épouvante.».




Les couleurs sont analogiques : elles font appel à des matières (le blanc de « la lune onctueuse », « le satin de ces roses »), des mouvements (la lumière de la « douceur ruisselant des étoiles »), des impulsions (« yeux de flamme »), des éléments (« le ciel océanien embrasé de rayons », « l’aurore lunaire aux étranges pâleurs »).

Les formes et les reliefs suivent le même cheminement visuel (« flots soyeux et chauves »).  Toutes ces images seraient bien incomplètes si on les détachait des réactions qu’elles produisent sur leur transcripteur : chaleur, désir, contemplation, plaisir ; et autres affects ou sensations plus ou moins indéfinissables, mais ô combien humaines (!) : « les palmes caressées/ par les frissons de feu éclos aux plis des airs ».

Les correspondances baudelairiennes
Non seulement les sensations se mélangent, mais elles fusionnent en synesthésies. A la vision se mêle le parfum, l’odeur, le toucher (« chaude splendeur des cheveux dénoués »), le son, le sentiment.

Ernest Salmon
L’humain et le décor sont semblables, heureux ou en souffrance : « Je me plais à humer longuement, longuement, / Ton âme, ô paysage »

Pas un décor qui ne soit animé, vivant. Tout endroit suscite des atmosphères en tous points révélatrices de moments vitaux ou cruciaux (« déserts pensifs »).  Le souvenir est revécu comme au premier jour : « les palmes tourmentées…/ A l’angle du toit roux, qui fut le toit de celle / Qui n’avait pas de nom » de Pèlerinage.

Les associations rimbaldiennes
Le poète panache parfums, sonorités, images denses et multiples qui disséminent sensations et sentiments en multiples allusions : « Le breuvage subtil des heures qui s’évadent, / Et laisse déborder/ Un parfum d’orangeade ! »

Tout prend sens et le rythme, les cassures, les retours à la ligne, renforcent ces évocations : « Nous sommes les fleurs ivres ». Ce ne sont pas seulement euphorie, réminiscences de la difficulté de vivre, mais métaphores et représentations des  grands mythes polynésiens : « Le val est sans haleine et le bois sans murmure », tout comme « La lune émiette au loin sur l’eau/ Des fleurs de nacre opalescentes ».

Si l’amour y tient une grande place, il n’est pas que vision idyllique dans les pages d’Ernest Salmon et s’accompagne de doute, de mystère, d’aveu et de manque. Mais dangers de la mer, amertume, séparation concourent aussi à égratigner sa sensibilité : « Et la plainte des focs, des poulies et des voiles/ Traînait parmi les voix »

Des poilus tahitiens !
S’achevant sur les figures mythiques du fenua et l’exorcisme de la mort, ces quelques pages tirées des légendes préfigurent le dernier tiers du recueil consacré à la Grande Guerre qui l’exile de sa terre natale : le choc n’est pas seulement le dépaysement, la désolation, l’âpreté du climat, mais la régression et le malheur. Quatre ans d’errance sur les champs de bataille européens : « L’enfer est déchaîné sur les sommets d’Alsace ! »

D’une lettre, l’autre
Les images se font plus sombres, plus cassantes, se développent et se déchaînent autour de visions dantesques : « Nos CENT CINQUANTE-CINQ, dont j’aime les hardiesses,/ Et dont la rude gueule enserre un cœur d’airain. », « Les monts se sont cabrés au sein des hurlements ».

Ecrit loin du berceau natal, l’épisode de ce « typhon », de cette plongée dans la  barbarie est empreint d’horreurs « …crachant au visage des preux/ La bave de la mort en un baiser lépreux », de bravoure, de legs sanglants, « d’hécatombes », de « pacte précieux » (patriotique), de mélancolie et de spleen.

Et même s’il fut le « premier Engagé volontaire de la colonie » tahitienne (Cf. S.A.R Raanui Daunassans-Pomare), il est laminé :
« Noyé dans ce délire et dans cette fournaise,
Ma chair s’effrite et sombre… et je ne suis plus moi… »

En finir avec le classicisme
Ernest Salmon ne cesse de s’accuser de ses insuffisances poétiques dans le courrier qui accompagne son recueil. Que voilà un faux problème ! Il parlera de rythme, mais Ernest Salmon est un acrobate de la diérèse. Le plus important et ce qui nous conquiert, c’est la musicalité de ses vers, l’agencement harmonieux de leurs sonorités… Car ils ne perdent rien à être dits, au contraire !

Que le recueil soit 
Le choix de ses termes, une certaine préciosité, le rangent en droite ligne à la suite des innovateurs de la seconde moitié du XIXème siècle que sont Baudelaire, Rimbaud, Th. Gautier, et J-M de Heredia pour sa « brillance ». Un pouvoir incantatoire de la suggestion. L’élégance et la distinction de la sensualité et de l’érotisme en toute discrétion mais pas sans mystère (« Héré »).

L’impression générale est-elle si suave à l’instar de la brise qu’il qualifie ainsi ? Du moins ces quelques vers de « Solitude » ne sont pas sans faire écho à d’autres îles polynésiennes, « Les Marquises »  de Jacques Brel.

 « Cette immobilité, ce silence des choses,
Pénètrent comme un deuil mon être étrangement ;
Et je sens que mon âme, ouvrant ses plis moroses,
Va boire la liqueur divine du néant »

Suave, son aveu ?



Un article de  Monak

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