L'aveu signé Ernest Salmon
Tapuscrit en
quête d’éditeur à Paris en 1919, « L’île parfumée », recueil poétique
d’Ernest Albert Teriinavahoroa Salmon, fils de la Reine Marautaaroa I Tahiti,
vient de paraître à Tahiti près d’un siècle plus tard, dans un numéro hors-série de Littérama’ohi.
Une
poésie impressionniste, toute en délicatesse et en pudeur, où les images mêlent
beauté mais aussi fuite, aspirations et nostalgie. Elle n’est pas descriptive,
elle vient des sens, elle est « habitée » d’états d’âme. Si on peut
la dater dans la veine du Parnasse,
pour la forme, la palette et l’éclat des couleurs, elle concorde avec la
sensation qui émane encore actuellement de l’île originelle du poète et envahit
habitants comme voyageurs.
Si on ne peut dénier que le recueil fait un
éloge sensuel de Tahiti, il le doit à cette connivence entre peau et nature qui
fait partie de la culture quotidienne et que ressent tout visiteur sensible.
Mais, surtout, il reste bien loin de la carte postale « cocotiers et
vahine », par ses portraits furtifs de pêcheurs « désenchantés », la fougue de
l’océan, la présence prégnante de la mort.
Encadré
de deux lettres de l’auteur, toutes deux postées de Papeete, l’une demandant
conseil avant publication et la seconde en commentant la critique, un an s’est
écoulé (1919-1920), le tapuscrit sommeillait dans sa reliure de rouge pareo
(voir photo), quelque part en bord de Seine à Paris. Le recueil lui-même s’articule
autour de l’effet insulaire : le mouvement des flots y agit comme une
détrempe. Le premier poème est celui de l’approche, l’avant-dernier une quête
ultime du retour.
Le coloriste
Ernest
Salmon aborde son île à la manière d’un peintre, en superpositions de traits et
de teintes, en imbrication de tableaux et de visions souvent sereines, parfois
grandioses : « …Môrea surgit
comme un monstre couché sur la vague…/et dont le dos s’hérisse au frôlement
solaire/Dessinant sur le ciel un profil d’épouvante.».
Les
couleurs sont analogiques : elles font appel à des matières (le blanc de
« la lune onctueuse », « le
satin de ces roses »), des mouvements (la lumière de la « douceur ruisselant des étoiles »),
des impulsions (« yeux de flamme »),
des éléments (« le ciel océanien
embrasé de rayons », « l’aurore
lunaire aux étranges pâleurs »).
Les
formes et les reliefs suivent le même cheminement visuel (« flots soyeux et chauves »). Toutes ces images seraient bien incomplètes
si on les détachait des réactions qu’elles produisent sur leur
transcripteur : chaleur, désir, contemplation, plaisir ; et autres
affects ou sensations plus ou moins indéfinissables, mais ô combien humaines
(!) : « les palmes caressées/
par les frissons de feu éclos aux plis des airs ».
Les correspondances baudelairiennes
Non
seulement les sensations se mélangent, mais elles fusionnent en synesthésies. A
la vision se mêle le parfum, l’odeur, le toucher (« chaude splendeur des cheveux dénoués »), le son, le sentiment.
Ernest Salmon |
L’humain
et le décor sont semblables, heureux ou en souffrance : « Je me plais à humer longuement, longuement, /
Ton âme, ô paysage »
Pas
un décor qui ne soit animé, vivant. Tout endroit suscite des atmosphères en
tous points révélatrices de moments vitaux ou cruciaux (« déserts pensifs »). Le souvenir est revécu comme au premier
jour : « les palmes tourmentées…/ A l’angle du toit roux, qui fut le toit de
celle / Qui n’avait pas de nom » de Pèlerinage.
Les associations rimbaldiennes
Le
poète panache parfums, sonorités, images denses et multiples qui disséminent sensations
et sentiments en multiples allusions : « Le breuvage subtil des heures qui s’évadent, / Et laisse déborder/ Un parfum
d’orangeade ! »
Tout
prend sens et le rythme, les cassures, les retours à la ligne, renforcent ces
évocations : « Nous sommes les
fleurs ivres ». Ce ne sont pas seulement euphorie, réminiscences de la
difficulté de vivre, mais métaphores et représentations des grands mythes polynésiens : « Le val est sans haleine et le bois sans
murmure », tout comme « La
lune émiette au loin sur l’eau/ Des fleurs de nacre opalescentes ».
Si
l’amour y tient une grande place, il n’est pas que vision idyllique dans les
pages d’Ernest Salmon et s’accompagne de doute, de mystère, d’aveu et de manque.
Mais dangers de la mer, amertume, séparation concourent aussi à égratigner sa
sensibilité : « Et la plainte
des focs, des poulies et des voiles/ Traînait parmi les voix »
Des poilus tahitiens !
S’achevant
sur les figures mythiques du fenua et
l’exorcisme de la mort, ces quelques pages tirées des légendes préfigurent le
dernier tiers du recueil consacré à la Grande Guerre qui l’exile de sa terre
natale : le choc n’est pas seulement le dépaysement, la désolation,
l’âpreté du climat, mais la régression et le malheur. Quatre ans d’errance sur
les champs de
bataille européens :
« L’enfer est déchaîné sur les
sommets d’Alsace ! »
D’une lettre, l’autre |
Les
images se font plus sombres, plus cassantes, se développent et se déchaînent autour
de visions dantesques : « Nos
CENT CINQUANTE-CINQ, dont j’aime les hardiesses,/ Et dont la rude gueule
enserre un cœur d’airain. », « Les monts se sont cabrés au sein des
hurlements ».
Ecrit
loin du berceau natal, l’épisode de ce « typhon », de cette plongée dans la barbarie est empreint d’horreurs « …crachant au visage des preux/ La bave de la
mort en un baiser lépreux », de bravoure, de legs sanglants, « d’hécatombes », de « pacte précieux » (patriotique), de mélancolie
et de spleen.
Et
même s’il fut le « premier Engagé
volontaire de la colonie » tahitienne (Cf. S.A.R Raanui
Daunassans-Pomare), il est laminé :
« Noyé dans ce délire et dans cette fournaise,
Ma chair
s’effrite et sombre… et je ne suis plus moi… »
En finir avec le classicisme
Ernest Salmon ne cesse de
s’accuser de ses insuffisances poétiques dans le courrier qui accompagne son
recueil. Que voilà un faux problème ! Il parlera de rythme, mais Ernest
Salmon est un acrobate de la diérèse. Le plus important et ce qui nous
conquiert, c’est la musicalité de ses vers, l’agencement harmonieux de leurs
sonorités… Car ils ne perdent rien à être dits, au contraire !
Que le recueil soit |
Le
choix de ses termes, une certaine préciosité, le rangent en droite ligne à la
suite des innovateurs de la seconde moitié du XIXème siècle que sont
Baudelaire, Rimbaud, Th. Gautier, et J-M de Heredia pour sa
« brillance ». Un pouvoir incantatoire de la suggestion. L’élégance
et la distinction de la sensualité et de l’érotisme en toute discrétion mais
pas sans mystère (« Héré »).
L’impression
générale est-elle si suave à l’instar
de la brise qu’il qualifie ainsi ? Du moins ces quelques vers de « Solitude » ne sont pas sans faire
écho à d’autres îles polynésiennes, « Les
Marquises » de Jacques Brel.
« Cette immobilité, ce silence des
choses,
Pénètrent comme
un deuil mon être étrangement ;
Et je sens que
mon âme, ouvrant ses plis moroses,
Va boire la
liqueur divine du néant »
Suave,
son aveu ?
Un article de Monak
Tous droits réservés à Monak. Demandez l’autorisation
de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire
Cet article vous a fait réagir ? Partagez vos réactions ici :