SUR LE MODE ORALITURE **
"FIFO BLUES, Chroniques Océaniennes" inventorie en partie, sur un déclic, une feue session du festival : écho mêlé entre rumeurs du Pacifique et humeurs de son fidèle cinéphile et auteur, Henri Brillant Heinere. Le titre l’annonce : rubriques entachées de nostalgie autour de l’événement cinématographique qui rassemble toute l’Océanie. Avec ce livre édité par ‘Api Tahiti, nous pénétrons dans l’univers d’une écriture à fleur d’émotion.
Car l’ouvrage de HBH baigne dans l’atmosphère, à la fois personnelle et conviviale, propre à la collectivité polynésienne…
Question de personnalité, sans doute, mais aussi de détermination et de choix. L’auteur, trilingue -dont le reo tahiti-, connaisseur, praticien et enseignant, est rompu aux antipodes de la transmission verbale entre littératures océaniennes et occidentales - anglophones, francophones et autres racines antiques -. Délaissant le rationalisme exclusif de l’écrit, conforme à ce genre d’analyse, propre à la Métropole, il rejette tout académisme qui s’attache au seul contenu : et de ce fait, nous dévoile ses inclinations naturelles. En fait, un auteur qui dialogue ouvertement avec lui-même et avec son lecteur potentiel.
Privilégiant le tribun dans son écriture, il s’inscrit dans la mouvance propre au mode de transmission ancestrale insulaire : l’ORALITURE, et son bémol ici manifeste qui nous la livre, couchée sur le papier...
L’oraliture appliquée
Évidemment le terme d’oraliture ne concernerait que les «créations non écrites et orales» à l’instar des « légendes, contes chantés, devinettes, prières, chansons sacrées, chants de travail, de carnaval, chansons politiques, audiences», autres rituels de bienvenue ou de présentation ou toute autre forme d’apologie et toute prise de parole concernant la vie familiale ou sociale en sphère océanienne... FIFO BLUES s’écrit tel qu’il se parle.
Avec quelques particularismes du franitien (franco-tahitien) comme le sens du terme «chavirer» (p.22)
Le livre de HBH, construit sur le mode d’un discours oral ininterrompu, organisé, répondrait aux attentes d’une audience attentive. Ne se ménageant aucune faveur, ni faux prétexte alambiqué poli, il dresse d’emblée son autocritique (p.20) ; il présente des excuses, pour manque ou oubli (53...) à son public fictif. Il l’interpelle à propos de ses mobiles, le prend à témoin sur ses impressions personnelles, autant que de l’objet de son analyse.
Le style, la structure globale viennent puiser aux sources de l’expression en langue tahitienne pour se voir transposés, tels quels en français.
FIFO BLUES & Henri Brillant Heinere |
Fifo Blues passe donc directement de l’oralité à "l’oracriture", une transcription destinée à un interlocuteur au bagage intellectuel plutôt robuste, avec ses références étymologiques, ses allusions linguistiques, ses termes spécialisés et son lexique sophistiqué… Différentes tonalités s’y succèdent et pourraient facilement se faire entendre à la lecture orale.
Dans son ensemble, la forme peut s’associer à l’Essai dans son aspect primitif à la Montaigne, tant il prend les marques de la personnalité de son auteur, tant il s’appuie sur le narratif pour se donner une interprétation philosophique, et enfin, tant il introduit le doute.
Du complexe au simple
Cet essai, analytique, ne traite pas de façon rigoureuse et exhaustive du fait cinématographique en Océanie, mais fluctue en fonction de l’actualité internationale la plus prégnante : de la même façon qu’un orateur ou orero ferait l’apologie de cet événement, digressions incluses …
Avec le label FIFO une critique pourrait se faire attendre. Elle est bien présente, plus ou moins appuyée, scientifiquement fondée, mais emprunte la forme bien spécifique de "l’oraliture". Les paramètres textuels du genre critique -de type informatif, narratif et argumentatif- sont scrupuleusement respectés. Ils sont agrémentés de la tonalité oratoire propre à toute prise de parole en Polynésie.
Le livre baigne à plein dans le domaine de "l’oracriture".
L’un des déclencheurs de l’écriture...
De même que HBH s’est fait tatouer la plume d’écrivain sur l’avant-bras, de même, aucune peine à nous persuader que ses graphèmes, "encrés" sur la page blanche « sont un écrit qui parle» : renouant ainsi avec la tradition. L’oraliture convie toute une symbolique tirée de la réalité vivante d’un acte de parole, porté, partagé, ou démultiplié par les porteurs : tel celui qui «parle au feu» (50). La parole n’est pas gratuite. Seule sa nécessité lui fait rompre le mutisme.
Le tiki figurant sur la couverture, accorde au livre un sens sacré : celui que prend naturellement toute parole qui rompt le silence et «se partage une responsabilité culturelle» (105). L’ouvrage débute par un «rêve prémonitoire en forme de poème»(5) : sorte d’adresse lancée à la nature, par le biais de ses oiseaux chanteurs, pour que l’équilibre vital évite de se rompre. La musique est donc présente, en couverture aussi, pour rappeler ce qu’est le Blues.
Lecture publique de FIFO BLUES |
Et directement, par le feuillet «HOMMAGE» (9) nous sont offertes quelques bribes de la généalogie de l’auteur, tout comme par le passé, le Haere no Po : rituel de présentation. Suit le sommaire, pour finir d'exposer l’ensemble des thèmes ainsi que les interlocuteurs, que conclut l’«AVANT-PROPOS»(17) où l’auteur affiche ses raisons d’écrire et le déclencheur de ce livre. Soit 23 pages / 195 de préalables avant d’entamer le propos central.
À ce préambule répond en parallèle et au final un agencement similaire en une vingtaine de pages où figurent : une traduction en anglais dans une IVème PARTIE, soit 1 chapitre (171-177) -correspondant au 1er chapitre de la IIème partie - ; un poème en prose ou Vème PARTIE : «PATUTIKI» (179-18) ; un «ÉPILOGUE» (183- 192) ; un hommage à Mame Michèle de Chazeaux (193-194) ; et des remerciements paraphés (195).
Critique stricto sensu ?
Les critiques structurées par une thématique-clé au titre évocateur regroupent plusieurs films par chapitre ou partie. La sélection établie sur des coups de cœur ou des convictions.
Trois PARTIES inégales pour émettre une critique des films du FIFO : chacune des 2 plus courtes (1ère & 3ème), dotées d’un titre. La Partie centrale ou IIème PARTIE (41-169), comporte VI chapitres intitulés : «La question aborigène soluble... ; «Bizarre, vous avez dit... ; «Héritage des ancêtres (Tupua) ; «Un monde catastrophique dans un Paradis en danger ; «Sexualité protéiforme en Océanie-Pacifique ; «Richesses naturelles contre pauvreté d’âme.»
La 1ère (25-40), ou TERRORISME..., se conforme seule à une structure numérotée, encadrée par Préambule, Conclusion & Glossaire : 1. esthétique visuelle, 2.Figures du récit, 3. Terrorisme & idéologie, 4. une philosophie nouvelle.
La 3ème (165-170), focalisée sur une sélection-FIFO 2018, aborde la musique aborigène sous le thème «Transmission Orale».
18ème session du FIFO, Tahiti |
Nul souci de similitude entre masse textuelle, logique ou contenu de chacun des chapitres : parfois l’analyse colle au scénario, parfois elle prend du recul et s’octroie une dimension ethnographique, sociale ou philosophique. Le déséquilibre se justifie au gré de la réflexion de l’auteur ou suivant les références qu’il accumule dans des domaines voisins.
Il ne se lasse pas de diversifier son approche et de multiplier les points de vue : du personnage central aux témoins potentiels de n’importe quel continent. Car l’enjeu est de taille, pour lui, comme pour tout "orateur de l’urgence" : convaincre, du moins mobiliser l’opinion publique. Parfois une fin ouverte par une question auto-centrée (65) ou ciblant son destinataire-lecteur (90) : «Le 3ème Millénaire étant en manque d’amour universel, «ne suffirait-il pas d’un Infime Miracle» … ?
Ainsi se justifie ce mode d’écriture discursive, où chaque idée cruciale est mise en valeur par une majuscule initiale (comme ci-dessus).
Mission accomplie
La présence du locuteur est constante, une forme d’engagement : soit par des marqueurs grammaticaux que sont les pronoms qui l’identifient, soit par des indices spatio-temporels qui le localisent (le «dîner» 18). De même interviennent les marqueurs sémantiques qui le précisent («mon premier livre...» 19), comme l’usage des verbes de perception («Tous les jours, le FIFO m’envoûtait», 21) et les nombreuses reformulations : «Le monde physique passe d’abord par l’œil, l’organe des sens visuel, mais ici, il a été énucléé par la folie intégriste ou "désintégriste", qui dénie le droit de voir.»(31).
À remarquer en passant, et c’est une propension de l’auteur, la création de néologismes... entre autres jeux de mots qui confèrent au terme ciblé, un sens inattendu, et hautement incisif.
Le ressenti de toutes sortes («J’ai été impressionné», 96), les termes personnalisés, le recours aux goûts (54) ou souvenir ancrent davantage le propos dans le vécu ; par exemple, l’allusion à Métropolis (de Fritz Lang), conduit à un jugement particulièrement lapidaire : «Dans notre monde technologique, le temps est malade de tous ses symptômes, malade de son accélération vertigineuse, provoquant du stress inutile et des cauchemars plus que des rêves» (58). Les termes affectifs émaillent le texte sous différents modes, dont l’émotion partagée avec les acteurs-témoins du documentaire par exemple : «Les Hawaïens sont si heureux de recevoir le présent divin, qu’ils en sont émus jusqu’aux larmes, ce qui nous touche également»(123). Les évaluatifs ne cessent de poser les opinions en les caractérisant par des adjectifs qualificatifs (voir ci-dessus) ; les modalisateurs apportent constamment des nuances péjoratives, atténuées ou mélioratives (croire, affirmer, doute, excuses...) : «Peut-être faudrait-il...» (134). L’auteur peut intervenir aussi à travers les leitmotivs qui passent d’un récit à l’autre (ex : «les faiseuses de pluie», 49, etc...).
Le mode personnel identifiable repose sur le système énonciatif du discours : un rythme à tonalité oratoire par accumulation (énumération des nations, 66), la progression, l’alternance (dans le passage qui convie «l’hubris» dans Hamlet p.69). Les leitmotivs strictement identitaires, tournés vers le passé et mettant de la distance avec le modernisme.
Entre spiritualité... |
La Critique développée ici, correspond en tous points aux normes du Genre, avec une partie informative (synopsis des différents documentaires abordés, 51), de par la ponctuation explicative, les exemples (énumérations, 21), les citations ; une partie narrative pour décrire et illustrer le propos qui se montre didactique : exemple, la définition du mot «aroha» (148) ; les bribes de récit font référence entre autres, à son vécu d’enfant (115, pour l’apprentissage de la langue tahitienne) ou en associant «tapa» et élections de Miss Tahiti (102).
Elle privilégie le culturel au commercial, de toute évidence ! Et dans une partie argumentative, elle pose une évaluation ou un jugement, en insistant par des modalisateurs, des oppositions sur l'impartialité de son appréciation : constamment vérifiés (les deux paragraphes sur la chanson tahitienne et l’apprentissage de la langue, 116). Dressant à plusieurs reprises, une dénonciation véhémente du nucléaire, hors-champ du documentaire (129), elle prouve le dynamisme de son mode opératoire.
... et ART |
Une écriture discursive qui ne cesse d’inventer ses propres critères : l’auteur parvient occasionnellement à établir une psychanalyse des courts-métrages pour en tirer meilleur parti.
Une écriture ardente, en soubresauts et en émotions. Tout comme pourrait s’identifier cette forme d’expression qui utilise raison et affect dans la mesure où la corporéité entière participe.
En fait, cette chronique dépasse son propos affiché pour devenir le livre d’une vie, à travers images et références symboliques : «l’écriture du sang», tout comme le tatouage est "langue-racine", (113).
Un article de Monak
** Un autre article précède sur la personnalité de HBH :
https://tahiti-ses-iles-et-autres-bouts-du-mo.blogspot.com/2023/07/hbh-un-auteur-polynesien.html
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NB - FIFO : Festival International du Film documentaire Océanien de Tahiti :
https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_festival/331
https://www.avantscenecinema.com/entretien-abderrahmane-sissako-timbuktu/