L’amour en liberté
Je n’aurais pas
voulu quitter cette saison sans répercuter l’écho suscité par Pīna'ina'i. Cette
création artistique polynésienne, signifiant elle-même échos, Résonnances… propose un sommaire gourmand d’images et
de sonorités, mises en bouches et en corps sur le « paepae* a Hiro » de
la Maison de la Culture à Papeete.
Petit aperçu de PINA'INA'I 7 17
Pour
sa 7ème édition, Pīna’ina’i 7.17 plonge dans la
littérature autochtone actuelle. Sur les compositions de Jeff Tanerii, avec le
musicien Frédéric Rossoni et la voix de Taloo dans une version tahitienne de L’Aigle Noir*, le bilinguisme
trame ses accents. Une étonnante conjonction entre les auteurs et orateurs de Littéramā'ohi
et leur concepteur et chorégraphe Moana’ura Tehei’ura, une nouvelle édition
fait date.
Moana’ura Tehei’ura, concepteur et chorégraphe |
Puisant dans les arcanes de la « littérature polynésienne engagée », ce récent spectacle en coud et en
découd avec l’amour. Pas de sacralisation, pas de mièvrerie : les affres,
les douleurs, les orgasmes et les trahisons s’y succèdent en toute
impertinence, désinvolture et impudence. Carcan, dépendance et tyrannie
s’opposent à délivrance, affranchissement et volupté.
Fulgurant comme les torches qui
l’annoncent et le bouclent, ce bref moment de poésie, de saynètes jouées ou
dansées, ne manque ni de piquant ni de pathétique. Le spectateur désarçonné en
redemande.
un spectacle engagé
Avec
le fil conducteur de l’amour au quotidien, tel qu’il est galvaudé par
l’indifférence ou l’excès, réduit à sa plus simple expression instinctive, à
ses illusions, ses avortements, tel qu’il se positionne jusqu’au-boutisme passionnel,
douloureux ou sacrificiel, il s’adresse à une série de partenaires autant qu’à
des valeurs ou à des entités, sans faire l’impasse sur ses dévoiements.
Entre textes et figures |
La
multiplicité des auteurs, ils sont une quinzaine, a le mérite de montrer la profusion
des points de vue, voire leurs divergences. S’il fallait le souligner, la production
littéraire polynésienne se porte bien. Elle n’est pas policée, explose dans un
panel de propos, de formes réalistes, symboliques, de sensibilités et de tons :
à la fois originaux, inattendus, éclectiques et riches en fantaisie, sans être
cependant de même teneur, ni de même qualité. L’apocalyptique côtoie le
plaisir, l’effroyable, le rassurant.
Bribes de textes |
De la ferveur à l’altruisme, du badinage à
l’idolâtrie, elle entonne les gammes de l’animosité, du désamour, de la
détestation, sans omettre la rancune et l’abomination. Car l’amour n’excuse pas
tout, ni la malveillance, ni la trahison, ni l’inceste. Écrire est une responsabilité et ne se
contente pas d’idées toutes faites.
Teiva Manoi, l’orateur et sa terre… |
C’est ainsi que les auteurs accusent les
travers de la société, inculpent certaines pages de l’histoire politique dont
les conséquences irradient encore le vécu. Entre dérision, lyrisme, érotisme,
déchirement et virulence, la parole polynésienne s’exhale… et se proclame.
La langue des corps
Le
chorégraphe semble procéder d’un cérémonial qui imprime sa mesure à la
succession des séquences. C’est de la profondeur de la terre polynésienne, des
sentiments d’appartenance et de la culture qui en découlent qu’il fait émerger
ses images. En fils du fenua*, il ancre sa mise en espace dans une gestuelle
liée fondamentalement à la relation ancestrale à la nature, au mode de vie de
la plupart des îliens.
Où la danse se dit… |
Entre
banian tutélaire et sable du paepae, il se tient à une épure de signes élémentaires
que sont les pétales, les linges, les cordes, le feu, la simplicité du costume
des danseurs et le lait de coco. Fertilement transformés, ils marquent les
fêlures : le drap devient linceul, la récolte pluie de larmes, le lacet
licol, le pieu sexe, le suc sperme, etc.
Chlotilde Grand, auteur et voix, avec Hinavai Raveino
& Hitihiti Tehei'ura
Primant
le magnétisme des images-clés, ses tableaux vivants sont infirmés de brefs
frissons déconcertants : ingénuité ou approximations filtrent ces tranches
de vie cruelles ou burlesques, ces enclaves prosaïques ou mouvementées. De
facture contemporaine, sa chorégraphie fait appel à l’expressivité des
danseurs, et des orateurs dont le déplacement est cadré, parfois esthétisé. Le
tout baigne dans une sensualité qui ne se pose pas de limites. Cet aspect
fusionnel est à la fois troublant et saisissant.
Une bouffée d’air !
Grand
merci à tous les artistes de l’écriture, de la parole, de la danse de nous
avoir offert cette page qui nous titille les sens. La crudité de certains
textes ou de certaines interprétations nous rassure sur la liberté d’expression,
en cette période où les têtes tombent du côté de la Métropole. Mais évidemment
ceux-là ont un rapport à la guillotine que nous ne pouvons leur envier !
La
provocation est au rendez-vous, tout comme l’excentricité. Et j’en raffole. Des
clins d’œil qui déconstruisent les poncifs de l’image web. La réalité du corps,
ses côtés fous et obscurs, une belle leçon d’humanité que vous nous apportez.
Une bouffée d’air frais que les compromis n’atteignent pas.
Le drame de l’amour |
Des
mots qui ne mâchent pas nos maux ! Une prestation que la sobriété n’épuise
pas, …car, dans nos consciences, elle continue de faire son « chemin », ainsi que l’évoquait déjà
Chantal Spitz…
NB : Moana’ura
Tehei’ura, auteur (entre autres textes) de l’adaptation de l’Aigle Noir
en reo tahiti, Te Manu Rātere, s’exprime ainsi sur son choix :
« En
respectant au mieux les images de la chanson originale, mes paroles font
référence à l’oiseau migrateur qui nous a largué la bombe nucléaire, tout en
nous faisant miroiter "des essais propres".
Finalement, l’évocation de l'inceste est bien présente dans les
deux versions, puisque dans notre cas, la Mère patrie a violé notre peuple de
manière incestueuse en lui imposant ces essais mortifères : causant un
nombre important de morts fœtales ou de prématurés, touchant beaucoup de femmes
de mon entourage. »
Un article de Monak
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* paepae : plate-forme en pierres. Les anciens construisaient
ces plates-formes comme soubassement de maison, pour pratiquer le tir à l'arc,
comme parvis de marae, etc.
*Fenua :
île, pays, territoire, terre, séjour des humains.