Le désastre des
colonies pénitentiaires
Vouloir établir
son empire en peuplant les archipels lointains glanés au hasard des cabotages dans
le plus vaste des océans… fut une entreprise déplorable où excella la France au
19è siècle. Importer, déporter des ressortissants de l’Hexagone, pétris en
majorité de leur « supériorité ethnique », c’était faire fi des
autochtones kanaks, vite réduits, déplacés puis parqués dans des réserves, et
de leur culture millénaire.
Cette
page de l’inconséquence des conquérants tournée, –dans tous les sens du terme-,
en Nouvelle-Calédonie, la parole reste
aux historiens et aux ethnographes. Il nous tarde de vous faire part du
discours scientifique qui rétablit une vérité insoutenable. Bernard de la Véga a choisi la voie
du roman pour vous transmettre le fruit de ses recherches et de ses analyses. Il
fait ressortir les erreurs et les dégâts causés par les prosélytes de la
domination, de la rédemption et de l’ethnocentrisme « civilisateur ».
Angélus en Terres Lointaines, paru en 2011, vous
fait vivre le sort cruel d’un peuple, soumis à expérimentations, au nom du
progrès et du profit.
Bernard de la Véga, historien et auteur |
Les conséquences sont affligeantes. Au
lieu de réaliser une symbiose humaine sur le territoire conquis, les autorités
ont creusé des failles irrémédiables. Il fallait s’y attendre ! Elles ont ruiné
toute éventualité de rencontre et de partage entre deux peuples qui, faute de
se découvrir, ont été maintenus dans l'ignorance mutuelle, se frôlant dans des
mondes parallèles. Elles ont instauré une ère de déshumanisation et
d’incommunicabilité.
à travers le destin
de personnages, toutes origines confondues, tous statuts de l’époque abordés…
se dessine cet effritement préjudiciable à la cohésion sociale et nationale.
Une réalité crue : de la méconnaissance à l’hostilité
Insidieusement,
le pays se délite en castes hermétiques où les plus faibles endurent les pires
disgrâces. Sur l’échelle sociale que personne ne peut gravir s’étagent l’hôte
kanak au plus bas des degrés, les exilés pénaux, les modestes pionniers ruraux,
les spéculateurs (planteurs, éleveurs, prospecteurs miniers), coiffés par les
notables, les forces de l’ordre, La Pénitentiaire et le haut de la hiérarchie
administrative.
Plus
de quatre millénaires que l’archipel océanien atteste son peuplement d’origine mélanésienne
quand le gouvernement français annexe la Nouvelle-Calédonie en 1853. En même
temps organise-t-il une campagne de colonisation avec les métropolitains
volontaires, les fixant sur des « concessions agricoles ». Trop peu
nombreux, il leur adjoint, dix ans plus tard, les ressortissants de La
Pénitentiaire ; puis en 1872, les Communards (plus de 13 000) et les
insurgés kabyles d’Algérie (environ 2 000).
100 000 bagnards face à 27 000 survivants Kanaks (sur 80 000) |
Quatre
communautés se côtoient de très loin, bientôt rejointes par les Tonkinois sur
les mines de nickel (ou garniérite). L’administration se charge de ce
clivage : réprimant les autochtones Kanaks, les spoliant de leurs espaces
vivriers et s’ils se rebellent, mobilisant contre eux les détenus « réquisitionnés »
qui feront des milliers de victimes, sans compter les morts de faim. La
scission, somme toute légale, est d’ordre ethnique et social : d’un côté
l’ordre établi, les Blancs, colons privilégiés, libres, cossus ou « Chapeaux
de feutre » ; de l’autre, tous les autres, les bagnards ou
« Chapeaux de paille », soumis au racket de la Pénitentiaire quand
leur peine finie, ils sont tenus de lui vendre leur récolte pour une bouchée de
pain. De toute façon, ils restent bannis comme les dix milles récidivistes ou
relégués (dont 457 femmes) qui viendront grossir les rangs des bagnes océaniens
pendant dix ans.
Qu’ils
soient libres (Tonkinois), anciens bagnards, les mineurs « filonniers »
ou « à ciel ouvert », tombent sous le coup de contrats dits « de
chair humaine ». Taxés par la Compagnie minière, maltraités (coups,
malnutrition, mis à l’amende, sous-payés) ils ne perçoivent que la moitié de
leur salaire… Quant aux Kanaks, leur main d’œuvre reste gratuite, les
ex-bagnards y sont tout bonnement vendus (Angélus en terres lointaines, p.
284) ! Les rares « colons pénaux » qui font souche avec les
Kanaks sont méprisés, leur descendance avec…
Les Forçats du
Pacifique (FIFO 2013)
Comment
ne pas déplorer cet échec, autrement qu’en termes d’amertume ? La
« brousse » calédonienne se transforme vite en jungle de passe-droits, où tout ce qui
n’est pas en odeur de sainteté blanche est
soumis aux pires abominations. La société kanake est « écrasée par la
machine coloniale ». Expulsée de ses propres terres, marginalisée,
dépourvue des droits civiques des Blancs, elle se voit même interdire ses croyances
et ses droits coutumiers, selon le code de 1854 ! Face à un tel comportement esclavagiste, je ne
peux que m’interroger.
Maltraitance et déshumanisation
Sur
ces terres néocalédoniennes, où la prise de possession étrangère a occasionné
un nombre impressionnant de préjudices tant culturels que civiques ou
judiciaires… qu’advient-il des communautés Kanakes ? Frappées par le
« cantonnement », les pressions et répressions, le rationnement et le
suicide, elles s’étiolent. Estimées à près de 80 000 en 1774, elles
passent à 50 000 en 1853 et chutent à 27 000 au début du 20è.siècle.
Les damnés du bagne |
La faute ne peut en incomber aux bagnards, dont les brouilles sont
intestines et l’audace sapée par la crainte du cannibale. Condamnés à se
refaire une santé éthique (ou « expier », p.116-117) par les
« travaux forcés », leur quotidien de détenus ou de
« concessionnaires pénaux » se découvre bien misérable et sans issue.
Grâce à Bernard de la Véga, c’est par le menu des travaux et des jours que se
révèlent les conditions surhumaines auxquelles ils sont assujettis. N’oublions
pas le rôle des « Communards transportés », qui désapprouvent
les méthodes de réclusion de la Pénitentiaire, la violence du pouvoir vis-à-vis
des Kanaks, et la corruption des décideurs, bienveillants avec les capitaines
d’industrie et d’exploitation. L’absence de droits se fait douloureusement
sentir.
.
Les impossibles brassages de l’Île des Pins |
On
ne peut oublier ni la « double chaîne », ni les
« brimades » des geôliers (p.129), ni les exécutions par peloton ou
guillotine… On ne peut oublier non plus la rancœur des ex-bagnards, terriblement
isolés (p. 234), « un isolement proche du vide ». Surveillés, même s’ils
ne sont pas des enfants de chœur, ils n’ont pour réelle issue que
« l’évasion » (p. 125)… ou se résigner à rester otages de cette terre
jusqu’à leur mort. Aucun n’est dupe ! On ne peut oublier enfin, les dits
bien-pensant-chapeaux de feutre qui refusent de tendre la main aux ex-bagnards
pour les réhabiliter !
Sans foi ni loi
Quelle
foi, que celle qui prône l’intolérance ? Quel ordre, que celui qui
soutient la fortune des nantis ? Et pourtant : « l’Église
catholique a longtemps et hautement revendiqué le mérite d‘avoir… donné ce pays
à Dieu et à la France » (in églises
& Ordre colonial en Nouvelle-Calédonie). Tout est dit.
C’est le temps des Blancs, de « l’intrusion » (p. 329), des réquisitions
et de la dépossession, du « bétail des grands éleveurs qui piétinent les
tarodières » indigènes (p. 331), des médecins désinvoltes qui appellent les
femmes kanakes « pouliches » (p. 343), de la destruction des autels
autochtones (p. 336)…
La Pénitentiaire sur timbre |
« Ce n’était pas facile de bâtir de
l’amitié et de la confiance dans un monde sans lois et sans forces de l’ordre…
peuplé de malfrats et dans un contexte de convoitise teigneuse (…) Il ne
restait plus qu’à défier l’impossible. » (p. 254), ruminent les petits
prospecteurs. La gestion du pénitencier comme celle du pays n’a jamais été
réellement ni sérieusement réfléchie pour développer une société viable et elle
repose sur l’arbitraire. Soit les Kanaks parqués ne peuvent se permettre de
sortir des « réserves » (p. 374), soit les contestataires-chapeaux de
paille, sont remis en détention pour insoumission à l’île de Nou (p. 388).
Le
« règlement des Blancs » s’avère draconien pour ceux qui constituent
les basses classes, et dans tous les domaines de ce vaste chantier de pillage
qu’est devenue la Nouvelle-Calédonie (p. 294). Cette situation immuable engendrera quel
avenir pour l’ensemble de la population ?
Témoignage d’époque… |
Seule
exception à la règle, la trame que tisse B.de la Véga, tout du long de ce roman
historique. Entre Jean Benoît (bagnard passé concessionnaire) et Chaloyé… la
jeune Kanake du clan de la montagne, une idylle et trois enfants. Le dernier
chapitre évoque cette partition entre les cultures au moment de l’enterrement
dans le cimetière chrétien : « Son mari blanc avait son paradis… il
n’irait pas en mer avant de revenir par estran et par rivière jusqu’aux lieux
interdits pour enrichir le totem du clan » (p. 383).
Édifiant, n’est-ce pas ? |
« Les
années inexorables accomplissaient leur ouvrage », conclut Bernard de la
Véga à l’avant-dernier chapitre… De mauvais ou de bon augure ?
Un article de Monak
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Voir aussi :
Debien (Cynthia). La colonisation pénale en
Nouvelle-Calédonie : l'exemple des concessionnaires de Pouembout, 1883-1895,
Nouméa, Centre territorial de Recherche et de Documentation pédagogique, 1992,
180 p.
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