Tunisie
de cendre…
Avec « Chroniques
d’un âge de poussière »,
Othman Babba prend la parole après avoir pendu
la toile
aux cimaises tunisiennes pendant une vingtaine d’années. S’il entre en
littérature au printemps 2014, ses peintures ont toujours dialogué avec les
mots, en particulier ceux des poètes (Prévert, Souf Abid, René Char, etc.)
Ne
croyez surtout pas que le chroniqueur prenne
le voile. Au contraire les pages de son recueil tombent le voile, comme un vieux costume momifié. Sa parole est
libre, sans détour, elle dénonce. Elle dépoussière le gentil conformisme moral
dans lequel on fait croire, sur le territoire et internationalement, que se
complaisent les Tunisiens. Ce récit recouvre la génération des enfants de la
lutte pour l’Indépendance en Tunisie, soit, approximativement, à partir des
années cinquante.
Un récit que l’édition enregistre |
Dans
cette mise en lumière de plus d’un demi-siècle d’événements attestés, c’est le voile du temple du silence qu’il
arrache : alors se soulèvent des colonnes de poussière qui habillent les
« Chroniques » d’un
panel de couleurs pesantes, de « Couleurs en fureur », comme l’exprime
son exposition de 2008 à l’Espace Sophonisbe. Les couleurs, les mots sont-ils
porteurs d’émotion ? Oui, car ils sont terriblement humains chez notre
artiste.
D’ombre et de poussière…
Les
premières lignes à peine découvertes, se pose l’architecture d’un livre qui,
jusqu’à son point final, s’étaye sur les différents sens du mot « poussière ».
Ce n’est pas artificiel, ce n’est pas fastidieux. Chaque évocation propose une
image, comme pour la composition d’un tableau. Ne l’oublions pas, Othman est
plasticien.
L’écrivain
brosse des portraits précis et tranchants de la société tunisienne, de son histoire
et de ses héritiers. Poignants, ils s’emboitent et se succèdent avec rapidité.
Le récit est bien mené. Mais toujours sur le fond hélas rédhibitoire de ces
individus laissés pour compte ; de ces espoirs à l’abandon, de cette usure
de l’être qui s’effrite, cette absence d’éclat, de la misère, cette poussière
dont on ne se lave pas. C’est hélas, loin de l’espace infini qui mène aux
possibles, de la magique « poussière d’étoiles », du rêve…
« Et comme si la femme était un festin » |
Elle
recouvre, déforme et cache la honte, l’ignorance, la violence, le scandale du
sexisme et de l’exclusion : elle est poussière du temps, poussière âcre
qui suffoque, poussière aveuglante qui brouille la vision et occulte les
vivants, poussière sombre qui enveloppe comme un suaire.
Elle
s’écoule, ne peut se retenir, se délite, à l’image de l’individu fragilisé, terrassé,
anéanti, celui qui compte pour rien, qui mord la poussière et baise la semelle
des parvenus. Elle est aridité de l’air, des relations, des croyances, de
l’avenir inscrit chaque jour sur la dune et qui s’ensevelit, de l’inutile. Elle
est enfin signe d’un pays qui se meurt : s’éparpille
et tombe en poussière. Symbole de l’humain « né poussière et redevient
poussière ».
L’artiste “macule la surface blanche”
(L’herbe rouge)
Parcourir
les tableaux et le site d’Othman Babba, nous conduit à reconnaître la même
fougue : Ronz Nedim taxait son « inspiration de joie de vivre », je suppose à
cause de l’éclat des couleurs. Mais je pense qu’il s’agit plutôt de rage, d’explosion :
elles se retrouvent dans le déséquilibre volontaire de ses compositions
picturales, dans le heurt des couleurs, dans le « criard » dont il
tient à « maculer » ses œuvres, ses titres, ses écrits.
Une herbe qui naît de la pierre. |
Sa
gouache « L’Herbe Rouge » nous renvoie à ce brin révolutionnaire qui
germine bien au-dessus du dôme des mosquées et des mausolées. Car ses chroniques,
Othman Babba ne les écrit pas pour se plaindre ou se faire consoler d’une
enfance miséreuse, mais pour porter haut et fort le plaidoyer d’une société
reproduisant les clivages de la colonisation française ; une culture qui
disparaît aussi sous le pouvoir informel de la collectivité et de coutumes qui
ne se justifient plus.
Un
magma « d’hommes qui ressemblent à
des êtres humains dès qu’ils vous regardent dans les yeux, l’espace d’une
seconde, puis s’effacent dans l’anonymat de la multitude ». L’auteur
n’aligne aucune explication, aucune excuse, aucune justification à ce culte de
la domination masculine et de la mauvaise foi, sacralisé depuis des millénaires :
« au pied de la muraille imprenable
du machisme, celui (l’éternel visage) de l’amour dont l’homme s’empare et qu’il
transforme en silence, en absence et en manque de reconnaissance. ».
Les lendemains sont des oiseaux …qui
planent
Les Chroniques ont en effet
ceci de particulier qu’elles sont un constat du vécu, du passé : inchangeable,
clos. L’écrivain ne lui pardonne rien, se montre intransigeant, de cet hier et
de ce proche présent qu’il sanctionne d’un « âge des cavernes ». A
contrario, Othman Babba tente en partie, dans la création de ses tableaux, de
suggérer un autre monde, celui du futur. « Les lendemains sont des oiseaux …qui planent aussi haut que nos rêves »
(OB, 27.05.2014), commente-t-il.
« Où es-tu ? » |
En
tant qu’intellectuel issu d’un milieu modeste, tout comme Bourguiba (un voisin
natif de la même province) il ne peut qu’envisager une révolution des
mentalités et des systèmes politiques, tribaux et familiaux. Mais l’inertie
culturelle est inébranlable. L’auteur ose s’attaquer aux sujets tabous,
jusque-là bien gardés par « l’honneur des familles ».
Ce
qui me touche au plus haut point, c’est la sincérité des propos tels qu’ils
sont relatés, à visage découvert. Nous avons tous entendus, dans nos familles,
les mêmes témoignages dégradants. Nous ne pouvons que reconnaître le courage de
l’auteur d’avoir publié la litanie des exactions auxquelles sont soumis les
humiliés du petit peuple : les adolescentes devenues épouses
forcées ; les gamines de quatre ans, employées de maison, violées par leur
maître ; les provinciaux bafoués par les collégiens de la capitale ;
le viol conjugal perpétré malgré le Code du Statut Personnel.
Les dames de cœur
Othman
Babba raconte, se raconte. Il est le porte-parole de ses amis d’enfance, de
jeunesse, d’adulte. Il ne prend pas parti. Il livre de façon brute la voix des
démunis. Il nous laisse juste réfléchir… et avec un peu de chance, nous
déterminer : pour que les choses changent. Il écrit pour les faire
exister, tous : ces hommes et ces femmes.
Les portes du silence |
Il
transmet, sans langue de bois, en un langage des plus familiers et du plus
trivial, la détresse de ces jeunes femmes dont le salaire sert à élever le
reste des frères et sœurs, géniteurs y compris et dont le mariage, alors
qu’elles sont mineures, rapportera au père :
« Je serai une chienne qui élèvera des chiots,
une chienne qu’on bat parce que l’hiver est trop rude ou parce que l’été est
torride, une chienne qui se nourrit de restes et se couvre de haillons, une
chienne qui n’aura ni le droit de mordre ni celui d’aboyer, une chienne qu’on
rejette si elle met bas des femelles et qu’on affame si elle ne tombe pas
enceinte dès le premier mois du mariage. »
Zohra,
la jeune « bonniche » comme il se dit en Tunisie,
« bonnicha », prend la valeur d’emblème de ces femmes de cœur, ces
« Dames de Cœur », qu’on joue aux cartes et qu’on vend : « Une statue, Zohra, celle du silence ou de la
résignation, celle de la révolte ou de la sagesse, celle de la femme combative
ou celle de la jeune fille exploitée ».
« Pinceau & plume » témoignent… |
Sur
sa page internet « Pinceau & PLUME », Othman Babba
cite Léo Ferré : « La poésie ne prend son sexe qu'avec la musique
comme le violon avec l'archer qui le touche ». Car sa partition est
artistique.
Un article de Monak
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Ce qu' Othman Babba a publié, suite à cet article :
RépondreSupprimer" Je te suis très reconnaissant, Monak de ces quelques mots qui éclairent, pour moi, et certainement pour d'autres, des coins un peu sombres de nos âmes et de nos esprits. Tu as fait une merveilleuse lecture des " Chroniques d'un âge de poussière " car tu as su, avec brio, avec une grande et profonde sensibilité, établir un lien entre le mot écrit et le souffle de couleur jeté sur la feuille blanche. Ce lien, même pour moi, est assez peu visible. Alors merci de m'avoir ouvert les yeux sur ce qui reste encore en moi d'inconnu ou d'indécis...
04 sept. 2014