L’écriture
au poing
Monsieur est
visionnaire. Certainement est-ce congénital, pour le fils de cette étrange cité
marine de Mahdia, qui plante ses deux croissants au beau milieu du littoral tunisien.
La vue lointaine, perçant l’horizon, ainsi que ces lignées de pêcheurs, Hechmi
Ghachem ne cesse de l’exercer sur le monde qui l’entoure
Qu’il
s’y adonne par la plume, le pinceau, la parole, ses Brigades d’Intervention
Plastique (BIP), ses rêves de radio-libre sous
la dictature déchue, il reste dans le fond bourru comme ces « travailleurs de la
mer », taiseux, comme tout artiste qui ne s’ignore pas.
Un regard qui en dit long… |
Il le souligne dans cet article adressé à son
homologue plasticien américain, «Correspondance avec David Black» (03.03.2011) : «L'art
commence toujours à partir du point d'anéantissement total; c'est-à-dire celui
de la mort de l'artiste. L'acte de créer permet à celui qui l'accomplit de
ressusciter pour de nouveau mourir. C'est peut-être pour cela, que les génies
échappent à la mort.»
Hechmi Ghachem génial ?
On
le serait à moins ! La parution de son dernier conte-roman «Discours d’un jeune âne amoureux», publié aux
éditions Abencérage à Tunis, soulève déjà l’enthousiasme du milieu artistique
et critique tunisien. Comme nombre de
poèmes déclamés dans ces soirées-slam de l’Etoile du Nord et d’ailleurs, comme
force articles, pièces de théâtre, pamphlets, billets d’humeur et chroniques commis
sur papier ou sur le Web.
Les
lecteurs ou auditeurs s’en sont réjouis et continuent à le faire, à piquer des
quintes de rire pour son esprit, son audace, son sens de l’à-propos démesurés.
Et ce n’est pas sa mort qui pourra éteindre le brasier qu’il a allumé (Hechmi
Ghachem : 13 mai 1953-17 mai 2014). Toute la force de son génie est là.
La toute récente publication |
Je
voulais m’atteler au « Discours
de l’âne »: il ne m'en a pas laissé le temps. Mais je me suis replongée dans tout ce que j’ai
pu glaner de ses écrits insolents sous la dictature précédente comme sous
l’insidieuse actuelle. Le courage, la lucidité sont l’encre de sa plume. Le
plaisir demeure intact pour moi, l’envie de dévorer aussi.
Quant
à l’animal à grandes oreilles qui a déjà défrayé la chronique en littérature
francophone de Tunisie, comme dans son histoire latine, et a alimenté la scène
politique de ces dernières années, il est hautement symbolique de l’entêtement
et de la souffrance des individualités et de tout un peuple.
La poétique de la caricature et du
sentiment
Du
bât de la souffrance à l’idiot, le mulet est récurrent jusqu’à l’obsession,
dans ses définitions, ses portraits, ses caricatures à travers sa chronique
journalistique, «Les mots déchainés». Ainsi emploie-t-il les images
les plus étonnantes : «La culture étant
l'âne le plus court sur pattes, on le monte et le démonte quand on
veut. (31.05.2014)» ; n’hésitant pas, comme à son accoutumée, à
fustiger du même terme, la soumission de ses concitoyens au parti intégriste et
à leur ignorance.
Quand les pinceaux déjantent |
Dans
le bestiaire d’Hechmi Ghachem, les intellectuels se frottent aux chameaux, s’y
assimilent (25.05.2011) : parcourez sa «Chronique cannibale»
et vous savourerez son ingéniosité ! Montrant ainsi la réversibilité des
idées et des mots, comme des êtres. La 4ème de couverture, signée
Samia Harrar, intuitivement prémonitoire sur le devenir de l’auteur, atteste la
façon dont il rétablit la dignité de ce compagnon domestique, devenu le héros
de ce conte-roman.
« Un «
drôle de voyageur » à la « drôle de fleur »…
Mais
tout ceci n’était-ce qu’un mirage ?
Superbe
et cruel conte de l’enfance, où l’on vit et meurt, comme il n’est pas permis,
d’amour inconsolé.
Beau et
tranchant comme un diamant, qui refuse de tailler dans le vif, même si c’est
cela son destin,
tant la
blessure est écarlate, et long, si long et si ardu, le chemin que devra
parcourir un « jeune âne amoureux », avant de pouvoir rejoindre enfin sa petite
princesse au cœur volage, qui avait oublié de se souvenir …
Non, ne
cherchez pas « l’oiseau blessé » d’Aragon. Lui l’a enfoui dans sa poitrine, a
souri à deux oiseaux qui s’embrassent dans le ciel, avant de poursuivre son
chemin… »
De l’autodérision à l’engagement
Qu’il
se défende en peinture d’introduire dans son œuvre la dimension symbolique,
laissant au public toute liberté de l’interpréter montre à quel point il sait
trancher sur son rôle critique : «On peut, on a le droit de leur donner
l’explication,
la signification et la symbolique propre à chaque observateur. Mais elle ne
signifie rien en elle-même, en dehors de l’œuvre.» Toujours est-il que
ses fictions, qu’elles soient des nouvelles publiées en feuilleton sur les
quotidiens ou aient pris d’autres formes, détiennent une dimension de parabole.
La Zamba de Mahdia, un certain article |
Quelques
mois, après la Révolution, il ne cesse de tirer les sonnettes d’alarme et de se
mettre en danger par le fait, dans de nombreux et virulents articles :
«Il serait triste tout de même que cette belle, fragile et intelligente
révolution des tunisiens, ramène au pouvoir, un parti qui n'a d'autre programme
économique, social et politique que celui de combattre le mal et les
non-croyants» (22.05.2011).
Ce
qui ne l’effraie pas davantage, depuis qu’entré dans le métier, il est friand
de coups de gueule contre la censure d’opinion et d’expression. Depuis 89,
s’est-il "bâté" à cette difficile entreprise de solidariser les Artistes
plasticiens. Mais aussi, fondateur de «L’Espace Bouabana», cherche-t-il
à y réhabiliter les marginaux du système.
Le divin de l’art face à l’anathème
C’est
par une provocation (une de plus) qu’il se positionne dans cette lutte entre
tenants de la foi intégriste et artistes maudits : « L'art est
rebelle à toute forme de justice. Il est subjectif. Donc, d'essence divine. » Même s’il a récolté les fruits de sa
jouissance à créer, à coaliser, il a payé très cher son militantisme.
L’espace Bouabana |
Il
ne le redira jamais assez : «Nous n'avons pas souffert de plus d'un
demi-siècle de dictature du Destour, pour tomber sous le joug de la plus noire
des dictatures : celle des pouvoirs réactionnaires. Ils prétendent cependant
accepter totalement le jeu démocratique. Personnellement, je n'en crois rien. (22.05.2011)»
Dénonçant
avec clairvoyance une situation politique sous diktat religieux, théâtre de la
mise à sac des toutes les libertés, en ce domaine aussi, il est
inconsolable : «Tant qu'on n'aura pas séparé le cultuel du politique
et ceci radicalement, le paysage tunisien sera l'arène de multiples tempêtes
dévastatrices qui n'aboutiront qu’à un seul résultat : empêcher le pays
d'évoluer et le réduire à un ensemble de perdants vivant sur l'âge d'or d'un
passé mythifié, et un futur qui n'a que deux issues : l'Enfer ou le Paradis.»
Najsou… illustrateur. |
Le
legs spirituel d’Hechmi Ghachem se trouve à la fois, dans cette mise en garde,
mais aussi dans cette action qu’il ne cesse d’initialiser et dont il est le
moteur… à coups de grands éclats de rire cachant pudiquement ses larmes… Si
vous voulez prendre un grand bol de facéties dans la manière magistrale dont il
conduit certaines de ses interviews, cliquez sur ce
lien.
Le portrait n’en devient que plus éclatant ! C’est énorme…
Un article de Monak
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