Théâtre tunisien hors planches
En cette fin
d’année 2015 les artistes tunisiens, servant de cible à bien des condamnations
d’ordre sécuritaire, continuent d’être sujets à caution. Même si aucun n’a
commis d’acte terroriste, ils demeurent les exclus de la bonne moralité du
tout-venant.
Mal-aimé
du nouveau régime, malgré les espoirs de renouveau caressés par la révolution,
le Théâtre, même pantelant parce qu’il tient tête publiquement aux tribuns de
l’éradication de la culture, reste un domaine chaotique, sans statut. Il
l’était déjà auparavant, issu des bouillantes Troupes de Gafsa et du Kef,
héritières du mouvement indépendantiste, puis de la contestation
socio-politique avec le Nouveau Théâtre à Tunis.
C’est sous l’impulsion de ces ardents
pionniers, revenus de France avec un bagage pratique et universitaire, que
s’ouvre le Centre d’Arts Dramatiques de Tunis (74). Bien qu’il en soit sorti
major de sa promotion (79), Ridha n’a pas été immédiatement pressenti pour
monter sur les planches. Sa réputation de « cérébral » le suivait de
près. Car il fait partie de cette génération, la première des étudiants de
théâtre, qui, experte en critique, en analyse du geste et en questionnements,
cherchait à édifier, en le faisant sur les planches, un théâtre véritablement
tunisien, donc novateur.
Au temps des Universités |
Il a ainsi bifurqué lui aussi vers la
France pour parachever son cursus universitaire et intégrer le nouvel
Institut Supérieur d’Arts
Dramatiques
, en tant que chercheur, théoricien et
chargé de cours.
La « Commission d’Orientation,
interdit le spectacle Kharafni Ya Aychik
(Raconte-moi, s’il-te-plaît) à l’été
86. Son réel premier rôle en Tunisie n’a donc pu voir le jour. Mais deux ans
plus tard, dans Eddalia (Le Pampre) au Théâtre Organique, le rôle
muet qu’il incarne est taxé « d’étonnant, de révélation », selon
l’avis des organes de presse.
Son 32ème texte et son rôle dernier-né…
L’escale 32
dont il signe la
dramaturgie s’enchâsse dans une scénographie éclatée, sur le site fabuleux des
maisons troglodytes de Matmata, puis des ghorfas
(greniers fortifiés de Médenine…). Il rend compte de l’état d’urgence que subit
la Tunisie… Co-écrit avec l’Italien Nicola Bonazzi, il est coproduit par Kun Production (Tunisie)
et Teatro dell’Argine (Italie) pour les Journées Théâtrales de Carthage (JTC, voir Catalogue p.23) à l’automne 2015. Il témoigne de
l’indescriptible gabegie qui semble régner dans la conscience populaire où le
rationnel se mêle aux relents de prophéties apocalyptiques, de fables
instructives colportant un bon sens bien désuet et du mythe de l’éternel
fratricide. Le spectateur y est pris en
otage et se déplace d’un espace à l’autre sous la pression d’ordres et de
contre-ordres.
Le monde apocalyptique d’Escale32
Parmi
des personnages fortement marqués de cette saga, Ridha endosse le rôle du
« grand enfant ». Vieillard dépendant, symptomatique des couples
ordinaires : il est « amnésique du réel, fabulant quotidiennement son
rêve fou de devenir président, sous le regard compatissant de sa douce moitié…
Ce qui induit les spectateurs à y voir une caricature de Béji Caïd Sebsi (actuel
président de la république tunisienne)... »
Le
mot est lâché ! Qu’il s’exprime en paraboles ou en faits divers anodins,
le théâtre tunisien ne peut éviter d’être politique, dès son émergence au sortir
de l’Indépendance du pays au 20ème siècle. Proposant un projet de
société, face au magma d’une nation sortant peu à peu de l’analphabétisme, face
à l’immuabilité des mentalités hautement formatées, des mafias du pouvoir, il
dérange. Et Ridha a posé des actes et ne s’est jamais tu. « Ma pratique
artistique est de fond en comble une pratique politique. »
L’écriture
Elle
commence par une thèse de doctorat dénonçant le
colonialisme culturel arabe ou
français, comme autant d’obstacles à l’assise et à
l’évolution de la création scénique.
Le
terrain étant balisé, il peut entamer son œuvre textuelle. Les arts vivants se
caractérisant comme espace de coopération collective, il « n’a concocté ou
commis que quelques rares textes en solitaire (Une merveilleuse après-midi, Jannet…) ». Très vite il fonctionne
en duo : « La teneur du discours esquissée par les têtes de troupe, le
récit, l’histoire, la suite d’évènements, le scénario appartiennent à Fathi Ben Aziza… puis moi je
découpais, aussi bien l’histoire que l’espace et le temps, - je mettais en
scènes - en ajoutant les dialogues, en ajustant les rebondissements… c’est ainsi
que j’ai appris à écrire pour la scène. »
Écrire : un acte engagé |
« Faisant
partie d’une équipe de travail théâtral, sur une ébauche dont personne, pris
individuellement, ne tient au départ les ficelles, ni les tenants et les
aboutissants », ses pièces vont concrétiser cette diversité de points de
vue. Elles s’ouvrent sur « des perspectives méconnues », répondent
aux attentes profondes de la société. Elles vont tenter « d’aiguiser une
conscience plus ou moins aliénée, dépolitisée, vers un effort gigantesque pour
se libérer des modèles dominants aussi bien endogènes qu’exogènes… ». Elle
est écriture en mouvement, image polyphonique d’une nation… se situe à l’opposé
de l’écrivain solitaire qui se congratulerait des trouvailles de son propre
texte.
Drame, tragédie ou comédie, la Tunisie ? |
L’écrit
abouti vers lequel il tend repose sur « la qualité formelle, car elle
permet une multitude de lectures possibles ». Le Théâtre est un terreau fécondant,
il ne peut se conformer à un discours monolithique.
Être
dramaturge c’est « donner du sens, un nouveau sens, avec « un trafic », un
montage, une circulation, des ruptures, sur le temps, sur l’espace, sur le mode
jeu, le type de personnage, une exposition de textes dont on n’est pas
forcément l’auteur, des extraits d’un roman, des lettres, des statuts de
facebook, un article de journal, etc… »
Le jeu
Carriériste,
Ridha ne l’est pas. Il « existe, demeure, résiste par le Théâtre ».
Son objectif, c’est d’abord « de multiplier les êtres, semer de
l’arti-culture intensive », là où il vit… Il concrétise, avec
l’association arts & cultures
qu’il a créée au cœur du second pôle culturel de province (Kalâa Sghira, près
de Sousse), une forme de décentralisation. Puis il la lègue ensuite aux jeunes générations.
Le « souci du local, de l’environnement vital, de la proximité étant prioritaires »
y draine une effervescence notoire qui s’étend actuellement vers le sud.
Zen
de caractère et d’attitude, il se garde de toute ostentation. Il marque sa
différence par son efficacité à structurer des textes rythmés et dans sa façon
toute personnelle à se lancer dans la prestation scénique. Acteur dans 6 films
et dans une dizaine de pièces, « durant ces trente-cinq ans d’exercice, c’est
le dramaturge qui a fini par prendre le dessus. Je ne le fais pas sans une part
de jeu, de volonté de marquer un écart, de changer à chaque fois de style, de
langage, de souffle, d’imaginaire… de libéralités et de libertés… »
Jouer : un supplément d’être |
Sur
scène, « je ne joue pas avec les sentiments, j’éprouve réellement de la délectation
à jouer, à apprendre difficilement mon texte, à l’interpréter, à me dégager
presque de toute responsabilité, la mettant sur le dos du metteur en scène, me
soumettant presque entièrement à ses indications, remarques et critiques,
prenant un plaisir fou à répéter, en attendant le jour de la première… J’aime
me décharger quand je joue…
Heureux
dans toutes les pièces où j’ai joué, malgré les conditions lamentables de
production, je m’y sens plus à l’aise qu’au cinéma, ne sachant pas quel bout de
mon corps fera l’image. « Je vois rarement ce que je joue, donc je n’ai
pas l’occasion d’analyser ces apparitions éphémères. Du moment que le demandeur
est satisfait, j’estime avoir rempli mon contrat et parfois payé pour ce
travail, basta… Je ne fais pas grand cas de moi en tant qu’artiste. En tant que
citoyen si, énormément… »
« Je
me sens plus libre et moins épuisé quand je joue. L’écriture me fascine,
m’étonne, me comble autant qu’elle me consume… »
La liberté du dire, liberté d’être
Forger
un texte voué à s’accomplir sur scène « entre dans la logique du désir.
J’écris toujours ce que je veux », souligne Ridha, pour affirmer
l’irréductibilité du créateur, même dans cette société communautariste et
castratrice qui n’a pas de terme pour l’intime. Son individualité correspond à celle
d’Un Homme sans qualités, comme
l’indique ce roman de Robert Musil, inachevé pour cause de dictature, son livre
de chevet.
Le Théâtre ? Résister… |
Impossible
à contraindre, Ridha le reste. Comprenez bien qu’il n’a pas forcément été
suivi… ni apprécié… Décodez surtout que les médias ne lui ont pas fait la
cour !
Jouée
en période de couvre-feu, aux Thermes d’Antonin, à Carthage, près du palais
présidentiel, L’Escale32 n’a pas fait
éclater les feux d'artifice... prévus par la mise en scène. Sécurité !
Que
nous prépare-t-il pour l’avenir ?
Un article de Monak
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