Combat pour un Théâtre
Secrétaire général
du syndicat des métiers des arts dramatiques pendant plusieurs années, parce
que nombre de ses collègues refusent de s’y risquer, les créations, les
apparitions scéniques de Ridha Boukadida n’ont pas manqué de se voir oblitérées
ou menacées. La rançon de la scène, de la corruption ou de l’absence de
politique culturelle ?
Et
pourtant Ridha ne se renie jamais, même pour des amis proches, encore moins
face à la censure : en 93, il « refuse de changer une seule virgule » au
texte qu’il présente pour le festival d’Aoussou. Il acte.
Son Manifeste 2015 pour la journée internationale du théâtre : censuré ! |
Dans
sa fonction de représentant, il soulève d’anciens problèmes irrésolus. « Pourquoi
ce métier d’acteur ou de comédien devrait-il rester, un siècle après son
adoption, permis à celui qui pourrait collecter, soudoyer, acheter cinq
apparitions dans cinq feuilletons télévisuels… pour obtenir la carte
professionnelle ? » Telle est la lancinante question posée au théâtre tunisien.
La transmission
Pour
Ridha : « rien
au monde ne me plait autant que de faire plaisir… c’est ma
faiblesse » ; traduire des
textes pour des étudiants… s’embarquer et soutenir des projets associatifs… « Je n’ai jamais admis
d’enseigner au sens strict du terme. J’ai toujours pensé renseigner, orienter,
échanger… apprendre aux autres tout en apprenant moi-même. Chercheur,
théoricien, chargé de cours à l’Institut Supérieur d’Arts Dramatiques de Tunis, il met
la main à la pâte dont on fait les metteurs en scène : « Faire des choses…monter des pièces,
essayer, découvrir d’égal à égal…poser mes problèmes et discuter… lire et
écrire, jouer et rejouer… »
Avec
la hantise de se voir confronté à « exercer un quelconque pouvoir sur
quiconque, voilà l’angoisse secrète qui l’a toujours miné de l’intérieur… ».
Si enseigner lui a « au moins permis de vivre honnêtement », il ne
lui reconnaît aucun sens en Tunisie, de par l’incommunicabilité avec
l’administration, le « mutisme de l’état
sur la cause des artistes » et la démotivation conséquente des étudiants.
La main à la pâte |
Malgré
la négation des pouvoirs publics, « la production textuelle théâtrale tunisienne
est relativement importante, mais ni vue ni connue : avec, certaines années,
de 170 à 190 textes jamais publiés. Quantitativement, c’est une bibliothèque
théâtrale garnie de milliers de textes qui n’ont jamais vu le jour. Ni
répertoriés, ni à la disposition des critiques, on ne peut en faire aucune
estimation ».
Mais elle s’essouffle. « Il n’y a plus de
rupture, de locomotive, de mouvement de groupe. Restent des individualités… des
démiurges qui s’imposent autour du financier principal : les deniers
publics du ministère … Nous naviguons à l’aveuglette en tout… sans échos… »
La
plus grande « mise en scène » du pays, c’est d’enfanter de jeunes metteurs en
scène… « 28 ans que j’enseigne la mise en scène, dans une société de
classes où l’on reconnaît la division du travail et les spécialistes »… « Souvent
frustrante, faute de moyens, la mise en scène reste pourtant un exercice
fabuleux car elle est apprentissage de la mort en vue de reconstruire un
univers pour les autres… C’est devancer la demande et chercher comment la
satisfaire avant qu’elle ne soit formulée par quiconque… C’est jouir d’un
imaginaire qu’on pense satisfaisant pour l’autre… ». Ces temps troublés
pourraient nous donner à l’interpréter autrement…
Faire ou défaire
Acteur,
metteur en scène, dramaturge professionnel, il ne se retrouve pas dans la
situation tragique des amateurs qui, professionnalisés d’une manière ou d’une
autre, n’ayant pas de diplôme leur permettant une équivalence, sont « déclassés
à la fin de leur carrière. Ils survivent à peine, avec des pensions équivalant
aux plus basses catégories d’ouvriers. Réduits à des déchets sociaux, après une
gloire artistique illusoire… »
La scène des gagne-petit… |
« Les
amateurs peuvent jouer dans le secteur professionnel proportionnellement au
tiers du personnel engagé. Mais tout le monde est contractuel ; dans
le théâtre public aussi… Une situation
ambigüe » que le Ministère de la Culture ne songe même pas à résoudre,
faute de statut professionnel dûment établi.
« Rien n’a changé réellement et
objectivement depuis la révolution, sinon que c’est l’anarchie totale (Traduisez :
la liberté chez les Arabes). Depuis, les vapeurs de la censure cherchent à se
nicher ailleurs, avec les règlementations vieillies, d’une autre époque. Voilà
cinq ans passés, et trois ministres de la culture et de la sauvegarde du
patrimoine… ! » Mais aucune réforme.
… et pourtant elle tourne… |
« Malgré
les volontés nouvelles, les énergies prometteuses, avec les mêmes portes
défoncées depuis longtemps… aucune brèche ne s’est ouverte, si la liberté est
considérée comme une condition normale du travail artistique. Nous avons réussi
à maintenir une normalité, mais elle ne serait pas propice à la création
théâtrale. Il y a plus de permissivité, plus d’audace, plus de synergie. Mais sans
repères, sans réflexion, sans questionnement sur le modèle
production-consommation-événement. Le tout copié sur ce qui marche ailleurs, en
Europe et aux états-Unis… Sans
idéologie, comme quoi l’argent n’a pas d’odeur… »
« Une
privatisation à outrance sape le secteur, avec les mêmes barons ou leurs
héritiers ; quelques rapaces des télévisions et du cinéma mèneront la
barque vers les planètes divertissantes des variétés théâtrales, musicales,
dansantes et tutti quanti… Le ministère s’est délesté de toute politique
culturelle depuis 1987, et il continue à ne pas flairer un grand besoin urgent,
démocratiquement parlant, d’une culture politique et d’une politique
culturelle… »
La liberté du faire, liberté d’être
« Quand tu rencontres des jeunes,
généreux, intelligents, qui ont cessé de se regarder le nombril, et comme je ne
veux pas mourir idiot j’aide autant que possible ces jeunes pour qu’ils
continuent à rêver d’un monde meilleur… »
Théâtre tunisien : « état d’urgence » ! |
Pour
rester conséquent avec soi-même, créer c’est aussi analyser et se mettre en
question. « L’attitude de l’observateur impose un certain retrait, les
déceptions imposent une certaine prudence, l’apprentissage continu impose une
certaine modestie, l’humiliation et l’orgueil finissent par imposer des calculs
à la limite de l’indifférence… comme fatalité stratégique… »
« L’engagement artistique est un acte
politique. Je serai toujours un électron politique. Mais libre… »
Y croire… ! |
En
toute lucidité, Ridha Boukadida se méfie et rejette « toute discipline
politique… » Ne soyons pas dupes, le Théâtre est en bien mauvaise passe :
« l’alliance du capital et de la religion fait que l’histoire d’Abel et de
Caïn se répète jusqu’à nouvel ordre ».
Un article de Monak
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