Hechmi Dhaoui
Pleins feux sur la
société civile avec le prix Nobel de la paix 2015 attribué au « Quartet » tunisien ! Hechmi
Dhaoui s’en réjouit. Mais ce ne sont pas les seuls actants de la Tunisie
avant-gardiste et tolérante. Force individualités artistiques, intellectuelles
et scientifiques ont œuvré dans ce sens sous la dictature et, sans discontinuer,
en cette période postrévolutionnaire.
Parmi
les personnages marquants, découvrons « l’anthropo-psychanalyste du
politique », Hechmi Dhaoui, et régalons-nous de cette étiquette
provocatrice dont il s’affuble. Car pour lui, digne héritier de l’Antique
Térence, rien n’est sacré hors l’humain. En impulseur de conscience, il chamboule
infatigablement les poncifs plaqués sur la réalité tunisienne, peaufinant son
art depuis 1986.
En
pleine bataille de réhabilitation du droit de vivre, il fonde l’Association
pour la Citoyenneté Active en 2011 ; ce n’est pas un hasard. Déjà, en 1991, avec la Société Civile d’études et de Recherches Scientifiques -
Orient-Occident - (OROC) dont il est toujours président, il choisit les thèmes brûlants
d’actualité qui dérangent. Au besoin il en délocalise les colloques annuels pour
se prémunir des totalitarismes panarabes, religieux et étatiques.
En
des communications hardies il fustige l’auto-satisfecit collectif : L’individu archétypal au Maghreb (91), Dieu,
Lui et l’Unique pour « Monothéismes
et modernités » (95). Il investigue les territoires qui font
mal : les « Droits de
l’Homme… » (Bologne, 92), « La
paix, Tel Aviv et Gaza »
(94-95-96, en collaboration avec le Centre du Moyen-Orient pour la
Paix). Quel crédit porter à son avis s’il ne bravait la controverse ? Et
dernièrement, en pleines vagues d’attentats, il stimule l‘intelligentzia de
tous bords à prendre position au « Congrès
des intellectuels tunisiens contre le terrorisme : Pour une éthique de la
responsabilité et de l'action » (août 2015), entre autres… Que
vaut la pensée sans sa réalisation concrète ?
Le Maghrébin et son identité |
Dans
un pays où les pratiques fétichistes et les transes avaient cours sous le
manteau, les implorations aux saints protecteurs scandaient campagnes de pêche
et moissons depuis le XIIIe siècle. Leurs dépouilles alimentaient les litanies dans
la pénombre des Marabouts pour évacuer le mal-être. Le recours aux confréries
religieuses orchestrant le quotidien ne cessant de se consolider, on pourrait
se demander, face au déferlement de l’irrationnel salafiste, quelle place est
accordée au psychanalyste. Hechmi Dhaoui répondait déjà à cette interrogation
en 99, dans son livre Pour une Psychanalyse Maghrébine : "Pour se décharger de son fardeau,
le Maghrébin préfère parler à un ancêtre mort qu'à un psychanalyste qui fait le
mort". Et de rectifier en 2015 : « Ce n’est plus le cas
maintenant. »
Quant à l’Homo tunisianus, être
complexe et complexé, sujet de son étude et de ses soins, Hechmi le définit
rapidement ainsi : « avec ses troubles d’identité qu’essaient de nous
imposer les fondamentalistes voulant faire de la Tunisie un pays exclusivement
arabo-musulman alors que pas moins de douze cultures différentes » tissent
sa tunisianité, il est parallèlement frappé d’un « complexe d’infériorité
qui, par un mécanisme psychique appelé formation réactionnelle, devient
sentiment de toute-puissance, terrain de tout fanatisme kamikaze. »
Une appartenance, « Tunisie, nombril du monde »
Maniant
le paradoxe, vous l’interpréterez comme vous l’entendrez, Hechmi Dhaoui établit
un diagnostic pour son pays : « Oui, la Tunisie souffre d’une
pathologie qui est celle d’être le nombril du monde ». Reste au
« Tunisien d’adopter la modernité et de la considérer sienne comme
civilisation. »
Les
mentalités, malgré le grand saut révolutionnaire, restent encore souvent
empêtrées dans des clichés les plus désuets. Outre que l’épicentre du corps
féminin, symbolique du désir (le nombril), est frappé de tabou, le port de la keswa traditionnelle (mini haut et maxi
bas) relève du paradoxe ! Hormis que l’expression se regarder le nombril
hésite entre une technique de méditation et un ethnocentrisme ravageur, Ariel
Zeïtoun n’a pas manqué d’illustrer la seconde, avec un film du même nom, tourné
en plein cœur du « grenier de Rome » en 91. Hechmi Dhaoui reprend les
pans entiers de son histoire, pour raviver chez le Tunisien la flamme de son évolution,
les racines qui l’ont porté dans le courant universel. Le nombril du monde, la
trace originelle, le creuset civilisationnel autant que la source identitaire, Hechmi
Dhaoui l’expose dans l'encart et l'image qui suivent :
« Tout
à fait normal que la Tunisie ait le prix Nobel de la paix 2015. Il est
amplement mérité.
Car notre
Tunisie est réellement le nombril du monde et voilà
pourquoi :
La Tunisie a donné son nom au continent (Ifrikiya), puis
Socrate lui-même a reconnu que c’était la première démocratie de l'histoire de l'humanité en disant :
"cette belle ville de Carthage possède la constitution la plus proche de
la perfection".
Sans oublier pour autant Hannibal qui était pour la paix et
Scipion l'Africain qui lui a imposé la guerre.
Carthage a dispatché l'écriture linéaire actuelle à
travers toute la Méditerranée.
Notre grand poète Térence (Afer)
le Carthaginois fut la source principale du réformateur de l'église à savoir Saint Augustin tout en
étant la référence quotidienne de Karl Marx qui a chamboulé le politique au
XIXe siècle. C'est de Tunis vers Salerne que le savoir
grec et islamique est passé vers l'Europe avec pour chef traducteur Constantin
l'Africain au Xe siècle. Ce sont des Tunisiens qui ont mis en place la première
université du monde Al Qaraouiyine à Fès au Maroc. C'est un Tunisien, Moez
Eddine El Mahdi qui a construit le Caire et c'est un autre Tunisien qui a fondé
le plus grand festival du cinéma
africain à Ouagadougou, je parlais de feu Tahar Chriâa.
La Tunisie a
donné 5 papes à l'église et le
21e empereur Romain (Septime Sévère).
Le plus
important et sans avoir terminé… c'est un Amazigh tunisien qui a fourni la
flotte à Christophe Colomb pour découvrir le nouveau monde, Martin Alonso
Pinzón. Nous avons en Tunisie le plus vieil olivier de la planète terre dans un
village qui s'appelle l'honneur (Echraf)
entre
El Haouaria et Kelibia.
« Tunisie, Nombril du monde » |
S’il
ne manque pas de notifier ce déni de l’héritage culturel millénaire chez
certains de ses compatriotes, abusés par des mentors empressés de faire
remonter l’aube des temps à la conquête (697), il en dénonce l’absurdité et la
malhonnêteté, conséquences de la « régression des Musulmans depuis le XIe
siècle » dans Identité artificielle
du Maghreb (2013). Cette falsification identitaire, explique les dérives salafistes
actuelles. Mais Hechmi Dhaoui accorde aux Tunisiens ce sursaut révolutionnaire
dont il prévoyait l’issue dans son livre de 2007 Musulmans contre Islam. Il en évoque les prémices avec la révolte
des indignés du bassin minier de Gafsa en 2008, date réelle du
démarrage de la révolution qui aboutit en 2011.
Un rôle multiple
Inlassable,
impétueux sous des dehors affables, Hechmi Dhaoui combat sur tous les fronts de
son implication humaine et professionnelle. Il en clarifie ainsi les enjeux :
« Le rôle du psychanalyste est d’éclairer la voie sur le non-dit, ce qui
nous évitera les névroses collectives. » Il ne peut se définir en termes
politiques, « mais plutôt en intellectuel libre et indépendant des
disciplines partisanes. Et certainement pas en termes sociaux. Puisqu’il
doit être un correcteur des déviances de toute société. »
Balayons
donc les poncifs qui voudraient caser la psychanalyse dans les produits
d’importations illicites occidentaux et retournons à son
essence : « Que le psychanalyste soit de quelque culture, il
peut exercer et quelle que soit la culture de l’analysant (du
patient). Tous les êtres humains ont un inconscient et un conscient ;
donc le travail psychanalytique essaie de créer cette cohérence entre les deux.»
"Pour une
psychanalyse Maghrébine", édité à l'Harmatan en 1999, vous renseigne sur
le sujet.
Amazigh tunisienne |
Psychiatre-psychothérapeute,
Docteur Hechmi Dhaoui pratique en cabinet privé, tout comme en bénévole dans
les ONG ou associations à caractère humanitaire tels les villages d’enfant
S.O.S.
(85-91), les centres de rééducation pour mineurs délinquants (87-91).
Psychiatre conventionné dans les prisons civiles tunisiennes (86-92), à
l’Institut National de Protection de l’Enfance (87-91) et à la Caisse nationale
de Sécurité Sociale (95-97), il approche tous les milieux. Il s’y investit
doublement, auprès des personnes en difficulté, mais aussi comme conseiller du
personnel soignant.
Didacticien,
chercheur, formateur, c’est aussi dans d’autres secteurs, à ses risques et
périls, qu’il emploie ses compétences : au sein de la Commission de
réforme de l’enseignement (éducation
Nationale, 89-94), du Tourisme Culturel (95-96) et de la prévention du Sida (à
l’Office National du Planning Familial, 99-02). Car pendant 23 ans et parfois
davantage, l’instruction, la culture et le sida faisaient partie de ces
maladies honteuses ne figurant pas dans les statistiques nationales. Oui, vous
avez bien lu…
En homme libre
Hechmi
Dhaoui s’est toujours exprimé librement et sans concession : « J’ai
toujours dit ce que je pensais. Les différents maires de Sidi Bou Saïd
m’appelaient Mouchaouech, le « chahuteur ».
Contestataire de la morale lénifiante et de la pensée unique, il fait figure de
trublion, insoumis et séditieux en costume sans cravate. « Avec la
psychanalyse ma parole est devenue encore plus libre ». Une « manière
d’être », et de faire en pleine et entière conscience.
Ces
propos agaçants dont il a payé l’ardoise à chaque fois, sans être forcément
suivi, il les a multipliés : « quand j’ai dit ce que je pensais de
Ben Ali et de son viol de la constitution au café Jimmy’s en 2002. D’ailleurs
on a préparé une pétition qui n’a été signée que par 93 personnes. » Il
récidive avec ses prises de parole explosives jusqu’à maintenant : « La
dernière en date, c’est en août 2015 quand j’ai écrit une lettre ouverte à Yassine Brahim que je considère
comme celui qui a porté le plus de tort à la Tunisie postrévolutionnaire. Je
l’ai alors publiée sur FB. ».
Le « miracle tunisien » vu par Glez. |
Inquiété,
il l’a été, mais son verbe comme son attitude ne manquent pas d’humour :
« …à trois reprises au moins. La première fois c’était donc à l’écriture
de la pétition contre le viol de la constitution. La seconde après la visite de
Chirac en 2004. Le Point à fait la couverture sur la fameuse phrase de Chirac «
Le miracle Tunisien », avec un article de quatre pages dont la chute
était « un éminent psychiatre tunisien a décidé de s’installer à
Paris pour boire ses trois bières sans être surveillé par la police politique
».
« Ces
deux fois j’ai eu un redressement fiscal. La troisième fois après l’édition de
mon livre Musulmans contre Islam, à
propos de Ben Ali et de sa dictature. Il m’a retiré une option touristique pour
construire un centre de stimulation de la mémoire à Gammarth. Il m’a fait
perdre 293 milles dinars que j’avais déjà dépensés. Je pourrais réclamer un
remboursement, mais je ne ferais jamais comme les commerçants de la religion,
c'est-à-dire les « islamiteux » qui ont ruiné la Tunisie en se
faisant indemniser. »
Un livre qui manie le soufre politique |
Censuré
ou censurable, il s’est même exilé : « Pour écrire ce livre j'ai
passé une partie des années 2004 et 2005 à Paris parce que la police politique était
devenue très active. » Entendre ici que le portail de la délation est
grand ouvert aux mouchards (sabbeb, les
verseurs, les balances) et les gros-bras. Censuré avant la révolution
tunisienne car il critique tous les régimes musulmans et surtout tunisien. « J'y
ai même prévu la chute de ces régimes en cas de liberté de la parole… »
Pour une société égalitaire
Téléphone
arabe, conférences, séminaires, écrits édités et posts sur internet, tout lui est bon
pour interpeller l’être et le devenir de ses concitoyens, amorder l’alternative
démocratique que dessinent l’histoire et les aspirations de la Tunisie.
Alternant analyses socio-politiques et recherches psychanalytiques spécifiques,
vulgarisation et psychologie des profondeurs, réflexion laïque et analyse de
l’art (fresque d’Hercule à Pompéi)… il aborde et se préoccupe d’un maximum de
thèmes qui constituent l’espace vital et le vécu des tunisiens.
Il
n’officie pas seulement au creux des pages, au clos des instituts, mais aussi
au for de la scène publique. Il anime les débats significatifs comme à la
période bénie de l’après–révolution, pour le film Persépolis, vu, revu puis
condamné par la descente « matraquante » des salafistes casseurs et
devenu ensuite la bête noire des islamistes…
Le scénario, qui n’arrive pas qu’aux autres, du pays qui devient
étranger à lui-même.
Un débat au cinéma au temps béni de l’espace libertaire |
Insolent,
voire trivial, à l’égal de l’obscénité des mystificateurs de la justice qui
bafouent l’intégrité physique des homosexuels en des pratiques pour le moins
perverses, notons au passage son cybermilitantisme (29.09.2015) :
« Ne touche pas mon cul (cul pour remplacer intimité qui n'existe pas en
arabe, pétition à diffuser et à signer). Que notre constitution reste la
référence unique en matière des droits individuels, en attendant d'abroger les
lois obsolètes. Que ce que vient de vivre ce jeune étudiant ne se reproduise
plus dans notre pays. Que le jeune soit libéré le plus vite possible et qu'il
soit dédommagé tout en enquêtant sur toute la chaine judiciaire qui est à
revoir. Que le conseil de l'ordre des médecins prenne les dispositions nécessaires
contre cet énergumène de pseudo-médecin qui se permet d'oublier son humanisme
et sa déontologie en examinant le jeune en public alors que ce dernier ne
connaissait pas ses droits. »
La
« misère sexuelle », Hechmi Dhaoui l’évoque en termes crus, concernant
cette vision arabo-musulmane de la femme : « C’est une réelle phobie
de la femme parce qu’elle est donneuse de vie alors qu’eux fonctionnent sur la
pulsion de la mort. D’ailleurs, ils sont tellement jaloux d’elle qu’ils s’y
identifient en portant eux-mêmes des robes qui me donnent toujours envie de
leur demander la couleur de la nuisette qu’ils ont au-dessous, ce qui est déjà
arrivé. » Et pas d’indulgence pour le Jihad Annikah (la guerre sainte du
sexe chez les Whahhabites) : « Il suffit de lire le gourou de ces
intégristes. Effectivement pour Ghannouchou la femme n’a qu’une fonction
sexuelle qu’on peut acheter. Donc leur système est basé sur la prostitution. »
Autant en rire… |
Salace,
mais aussi distingué, il manie cet art de l’auto mise en scène, sans gêne ni
remord. Dans son parcours aux impacts variés, il est encore beaucoup de
domaines que je vous invite à dénicher. Car l’homme, toujours sur la brèche, en
famille et en besogne, fait peu de cas du repos. Je vous laisse le soin de
dépister ce Monsieur, indéfectible boute-en-train et inébranlable libertaire.
« Le psychanalyste est par essence quelqu'un de libre d’esprit sans qu’il
soit engagé politiquement. Cela ne l’empêche pas d’avoir un avis sur le
politique. »
Penseur
incontrôlé et incontrôlable, Hechmi Dhaoui met ses semblables en situation de
réflexion, loin de tout système rigide et clos. Et il s’en acquitte de façon
magistrale, sans jamais les accaparer.
Je remercie encore Hechmi Dhaoui de s’être prêté avec
autant de sérieux aux items de mon interview
Un article de Monak
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