Un théâtre fusionnel
C’est à Huahine,
lieu mythique de l’authenticité mā’ohi que la Compagnie théâtrale ″To’u fenua e
motu″ vient à la rencontre de son rêve : le spectacle ″Ned Choquitto ou
l’autre Don Quichotte″ est-il dans la lignée du mouvement novateur de
réhabilitation culturelle des années 1960-70 ? Sera-t-il entendu et
reconnu par les anciennes et jeunes générations de l’île ?
Voilà la question
que se posent Dylan Tiarii et Maki Teharuru, acteurs. Cette première
représentation de leur carrière, ils la perçoivent comme un test. Les
habilitera-t-elle à devenir l’un des héritiers potentiels des ″Pupu ‘Arioi″, ce groupe d’artistes faisant
revivre les baladins (‘arioi) originels : de Turo Ra’apoto, Bobby Holcomb à un certain
Henri Hiro… Ce dernier, poète et dramaturge originaire de Moorea, tout comme Dylan
Tiarii (Ned Choquitto) et Maki Teharuru (Sannos Pacha), ils l’éprouvent comme
un modèle et s’en nourrissent... « Tout comme de la terre et de l’eau
qu’ils laissent filer entre leurs doigts », ajoute Māheata.
Les interrogations de Dylan et Maki |
À l’occasion des
festivités du 45ème anniversaire de la commune de Huahine pour
lesquelles le spectacle a été invité, en ce 10 mai 2017, ils se sentent tout
petits, tiennent à remercier chacun… Entre autres et fort humblement,
l’impressionnante Chantal T. Spitz, qui a fait aboutir la démarche. En attendant, ils se shootent aux
vents, aux vers, aux vagues, à l’hospitalité et aux musiques des îliens de
Huahine.
Māheata, qui les piste dans leur tournée, vous confie les
impressions et les péripéties de cette troupe naissante : « Sur un
territoire sillonné par une multitude de voiliers, de vaisseaux et va’a en tous
genres, l’opération reste un véritable casse-tête : les lignes maritimes
sont surbookées. L’huile de bras et de jambes s’impose pour nomadiser à travers
les îles. »
Les chemins de Matatia (Tahiti)… |
Arc-en-nuit sur le port de Fare en guise de clin d’œil d’accueil à
la troupe : le phénomène est rare. « Teiki Pambrun, enfant du pays
qui leur offre l’hospitalité sur sa pirogue d’habitat traditionnel, se souvient du précédent qui date de 30 ans… Dans le
même ordre d’événements exceptionnels : le dernier spectacle théâtral à
Huahine, remonte à quelques 26 ans, avec E’ita 'ī'ā de John Mairai… Dire
que la pression est à son comble pour nos acteurs, vous le comprendrez
aisément. »
Un théâtre sur l’herbe
« Avec, pour
fond de scène, un bouquet de six cocotiers ouvert sur la verdure, quatre
réflecteurs perchés, l’espace scénique en plein ciel fait face à un chapiteau abritant
les spectateurs. Aux dimensions idéales (9 mètres sur 13), le plateau de
plain-pied, délimité par le metteur en scène, Julien Gué, est circonscrit sur
le sol par des nī'au (palmes de cocotier).
Espace scénique toutes palmes dehors |
« Sous les
averses, la matinée se passe au galop à disposer le matériel, à réaménager
techniquement l’ajustement des éléments du décor. Ils sont au nombre de trois :
une grande poubelle verte, un banc, la carcasse-à-roue-multifonctions de Sannos…
Mais ceci est une autre histoire ! …où tout accessoire occupe les
fonctions les plus détournées au cours du spectacle. Tout est vérifié. D’un
coup de baguette, le bric-à-brac des SDF de Pape’ete sortira de la benne à
trésors fenua ma, mais plus tard… sous les projecteurs.
Les magiciens ne sont pas encore à l’œuvre, mais préparent leurs tours.
« Pour lors,
les tâches indispensables foisonnent : réadapter les déplacements suivant
la configuration du lieu, les calculer au plus près. On déroule tout le
spectacle, on contrôle les angles de vue, on ré-agence les figures. On répète,
on répète. On essaie les voix. Chacun prend ses marques. On transpire sous la
pluie…
Sur les quais de Fare |
« Un vrai
travail de tâcherons ! C’est qu’il faut donner, ce soir ! Dans les
rues de Fare, les habitants ont déjà salué les acteurs, au sortir des hangars
du fret. Faut dire qu’ils ne passent pas inaperçus poussant leur barda à
roulette. Les enfants et les jeunes s’enhardissant à leur parler…
« Ce soir ils
seront plus d’une centaine à venir goûter du théâtre, même venus du bout de
l’île, nous ont-ils dit. Un plat qui se savoure à chaud ! », pouffe Māheata.
Un théâtre en rafales
« …Et le
miracle se produit. Un quart d’heure avant, l’averse balaie la ville, une fois
de plus. Le comité d’organisation s’enquiert : « On
maintient ? » Les acteurs, pour leurs tout premiers pas dans le monde
du théâtre, réagissent en pro : « On joue. Pas question de
décevoir. » Et sous les rafales de vent, les traînées de crachin, la
lumière jaune rase l’herbe étincelante de gouttelettes, joue avec la bruine et
brosse un lieu magique !
Au cœur de l’aventure |
« Du côté des
acteurs, même ardeur : les actions, les gags, se déchaînent en salves, en
tornades, composent sur le qui-vive avec les éléments naturels. Pas de fausse
note, ils se déploient de toute leur carrure, s’amusent des caprices du ciel.
Parent aux surprises, réinventent. Dégustent avec délices ce régal du jeu
qu’est leur métier ; il faut bien le rappeler.
« Dès le début, l’assistance adhère,
rit : à un mot, une mimique, une gestuelle, aux trouvailles qui
nourrissent l’action, aux engrenages qui façonnent les échanges entre les deux
compères. Les séquences verbales s’illustrent par « le faire », le
texte est perméable, compris dans son ensemble. L’illusion fonctionne à plein. Les
rebondissements chevaleresques alternent avec les stratégies de la rue et les relations
maître-serviteur : ce jeu de funambule entre le mythe du ‘aito (guerrier) et la réalité sordide
des sans-riens.
À califourchon pour les étoiles... |
« Sous le chapiteau, les spectateurs jubilent.
Les gamins répètent en écholalie. Et pourtant, le risque de la mise en scène
est grand, de mener jusqu’au bout le délire obsessionnel de Ned Choquitto… jusqu’à
la défaite des héros, mais aussi jusqu’à leur délivrance.
L’échange acteur-spectateur
Le public ressent
cette descente aux enfers, perçoit et se projette dans les bribes de cette
fable qui livre en parallèle les clés de leur propre histoire : celle des
« rêves écrasés »… qu’aborde Chantal T. Spitz dans son roman.
La connivence
s’établit entre acteurs et assistance. Ils parlent le même langage. La vidéo
filmée par Moehau Colombani, du Département cohésion sociale de Huahine, rend
compte de l’atmosphère de la représentation : sur la même longueur d’onde
polynésienne se rencontrent la geste de Ned Choquitto et la sensibilité de spectateurs
très réactifs.
« Lance au poing, il pique Rossinante… » |
« Tout
simplement, pense Māheata, parce que les acteurs sont porteurs d’une dimension
humaine et qu’au-delà du comique, des moments d’intense vérité se révèlent.
Parce qu’aussi, le tragique du quotidien affleure et se partage, de part et
d’autre. La réalité sociale des îles… les rêves inachevés.
« Parce que
derrière leur personnage, ils laissent place à ce à quoi chacun aspire :
se réaliser. Le paupérisme n’occulte pas la critique. Et il n’est surtout pas
une fatalité irrévocable. Le sursaut final, il m’électrise ajoute Māheata. Tu
as vu le public, c’était pareil. Frénétique, ému, il bouillonnait, fébrile de
pousser enfin la porte de l’avenir. Mission accomplie, les gars ! »
Rude la bataille ! |
« Pas cabotins
du tout, les jeunes acteurs se sont baignés à la vérité de l’île, se sont
abreuvés de son aura, de ceux qui l’ont forgée ou continuent à le faire. Ils se
sont livrés sans masque. Polynésiens d’une autre île, Polynésiens à part
entière. Ils ne trichent pas. Et là, je parle du trio, metteur en scène
compris. Le mélange est détonnant. »
Une expérience fondatrice
« à la discipline du jeu théâtral, ils se
sont rompus : c’est exigeant. C’est, sacrifier ses week-ends pour
apprendre à partager. On ne transmet que ce qu’on possède : au centimètre
cube de chair près. Et là, faut pas que ton corps te lâche. Tu ne peux convaincre
que par la qualité de ta performance.
Petit aperçu vidéo…
Avec eux, et pour
les appuyer dans leur tâche, reconnaissons l’efficacité et l’immense
sollicitude de la municipalité de Huahine… des techniciens qui se sont coupés
en quatre pour régler les projecteurs dans l’urgence et entre deux ondées… et
du duo cameraman-lumière qui ont été au top de l’enregistrement en live, sous
les rafales de vent.
« ça valait le déplacement, ajoute Māheata.
Le vent jouait dans les costumes, les palmes des cocotiers, les accessoires,
leur apportant un supplément de vie. Mais pas que lui : les acteurs aussi.
Ils m’ont dit avoir joué avec le vent, se laisser porter et suivre ses
circonvolutions. C’était magique ! »
Un compagnonnage… |
« La triche,
c’est quand tu fais semblant, que tu récites et que tu ne vis pas ce que tu
fais. Je crois qu’il est là, leur secret. Ce ne sont pas que des mots, ce
qu’ils nous donnent à voir. C’est leur vie. Leur implication, leur énergie,
leur mordant sur scène et… un idéal, celui de refaire le monde. Alors, ils vont
au bout de leurs limites. L’histoire de Ned Choquitto n’est qu’un
prétexte : un parcours qui mène vers les valeurs essentielles. Dans ce
monde qui se clochardise, ressusciter à sa vraie nature polynésienne. »
Des SDF au bout de leur rêve |
« Tu les regardes au salut, quand pleuvent les
applaudissements : ils sont encore dans leur monde. De vrais clodos !
Habités, encore hallucinés. Des mirages plein les yeux. Enfin, des
messieurs-tout-le-monde qui s’entretiennent avec des spectateurs,
partagent leurs propres rêves et les prolongent avec eux. C’est ça le trésor,
c’est ça le théâtre », conclut Māheata.
Alors à la prochaine, les To’u fenua e motu.
Un article de Monak
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