L’Aïn tunisien
Pour schématiser, Mohamed Ayeb, a toujours su distinguer son art et son métier. Et
dans les deux domaines, le photographe s’est donné toute liberté d’innover.
L’image est parlante. Elle se suffit à elle-même. Libre de tout commentaire.
C’est ainsi que j’ai découvert le personnage : il m’a plantée devant ses
toiles et ses tirages, sans un mot, a disparu pour m’offrir un verre de thé.
Moi, je prenais des notes !
C’est à partir de projets mûrement
réfléchis qu’il se définit, avant même de diffuser son travail. Ayeb, pour
l’individualiser de tous les Mohamed, présente l’extrême rareté de se tracer
une ligne de conduite : pourquoi, à qui, comment se destine la photo. Et
ceux à qui il s’adresse, il les respecte profondément. Eh oui ! La photo
journalistique est d’abord un acte de foi : croire en son public, faire
acte de reconnaissance mutuelle. Établir le dialogue entre les pans méconnus de
la réalité du pays et l’œil de l’observateur ou du regardeur.
Une rubrique partagée entre anonymes et renommés… |
C’est,
pour lui, participer de cette identité collective à laquelle il appartient. Ce
qui demande beaucoup de soin, mais qui parfois dérange. Même esthétisés par un
instantané superbe, l’effort, la pénibilité, la sueur, les coulisses miteuses
de la scène, les gagne-pain de misère contrarient. Ayeb en sait quelque chose,
mais c’est avec un amour sans faille qu’il se fait chroniqueur des petites gens,
des gagne-petit de la culture, comme de la féerie des spectacles. Car la photo
c’est une histoire : plus ou
moins brève, en relation à la mémoire que contient le présent. C’est son
histoire, celle de son pays.
L’avantage
de la photo, c’est qu’on n’a pas à tourner les pages. C’est du direct. La
feuille de journal, on la pose sur la chaise, le muret, en guise de nappe ;
au marché, elle entoure les salades. Elle circule partout, interpelle tous ceux
qui n’ont pas eu la chance de savoir lire. L’image est acte de communication.
C’est dans sa clarté, son évidence qu’elle devient lisible. C’est ainsi qu’Ayeb
a tenu, des années durant, avec une rubrique photographique sans commentaires,
dans des quotidiens ou des revues.
Un bleu, si tunisien ! |
Pionnier
en photoplastique sur le sol tunisien, il fut suivi. Il fait encore des émules
et il se réjouit de la diversité des photographes créateurs qui ne cessent de
se « révéler ». Sans se déterminer la moindre École, sans se
rattacher à un mouvement, il se laisse prendre aux surprises du réel, en
explore la complexité, en extrait la « substantifique moelle ». Il la
modèle et aiguise sa fascination pour
l’épure. Voulez-vous rompre avec vos accoutumances visuelles, sillonner
autrement le monde qui vous entoure ? Laissez-vous apprivoiser.
Méditerranéen de cœur, plasticien dans
l’âme, le modeste Mohamed Ayeb qui réserve la grande majorité de ses cimaises
aux exposants invités, effectue quelques incursions en terres étrangères. Sa récente apparition à « Consul Art » (juillet 2015)
le conduit une fois de plus sur la rive nord, à Marseille.
l'Aïn : se regarder au fond des yeux |
Pour
combler un manque en Tunisie, l’absence de
galeries de photos d’Art, il ouvre dès 1985, L’Espace Aïn parmi les Jardins
de Salammbô. À l’époque, la pratique photographique n’est qu’un support
commercial : clichés illustrant l’actualité pour aérer ou documenter
articles journalistiques, revues et volumes spécialisés en histoire, en
archéologie ou en études ethnographiques et scientifiques ; affiches
publicitaires pour promouvoir le secteur touristique. Le gros de l’activité des
studios florissants, bien implantés dans l’univers des familles pour en fixer
l’inoubliable, se concentre sur le reportage de mariage.
« Donner la parole à l’autre »
Pigiste,
maintenant on dirait freelance, il ne bénéficie d’aucune sécurité de l’emploi,
dans un secteur mal garanti par la législation en vigueur. La propriété
intellectuelle se heurte à l’usurpation, au plagiat, quand elle ne subit pas
des montages ou des trucages.
Juste
pour rappeler que Mohamed Ayeb prend son travail de reporter-photographe au-delà
même du sérieux, ce qui n’est pas le lot ni l’éthique de tous les contractuels
de la photo journalistique, je vous renverrais à l’article de Zohra Abid, citant aussi le
critique culturel et plasticien, Bady Ben Naceur, sur son intégrité et sa façon
de rendre compte du fait culturel, social et politique.
Une femme, un « Cri », la Tunisie |
Sur
une terre où l’effigie la plus connue, celle qui trône, gigantesque, sur les
façades latérales des bâtiments et jusque dans la moindre échoppe, est le
portrait du Président, la photo a du mal à se canaliser sur d’autres priorités.
N’oublions
pas que tout exercice
culturel est soumis à contrôle. La logique qui se voulait didactique se
résout dans la plupart des cas à la censure.
Alors,
faut-il un certain courage pour s’entêter dans la profession. Surtout quand les
troubles relèvent de la responsabilité des Autorités. L’instantané n’est pas du
selfie !
Les
instantanés connaissent un regain de
gloire pendant la courte période qui suit la révolution de 2011. Mais
l’autocensure, légitime défense contre le risque, reprend ses quartiers. Ayeb
ne mange pas de ce pain-là et gravite sur tous les fronts de la contestation.
Voyez ses clichés actuels ciblant au plus-près les rassemblements de foules,
les occupations citoyennes des sites du pouvoir, pour figurer au rang de ses
œuvres exposées. Posez-vous la question sur la façon dont il dénonce la
censure.
Le
geste est là, soutenant le propos. Sa photo, il s’applique à la théâtraliser.
Bien au fait de cet art du spectacle vivant dans ce qu’il a de plus troublant. Tout est subtilité, aux bons soins de la perception
du photographe.
S comme « Saint », S comme « Trace » |
Dans
cet exercice de la transmission, qu’il s’agisse d’une toile, d’une sculpture,
d’événements, il s’attache à en montrer les enjeux, mais aussi à en faire
sourdre les évidences, à en exposer la problématique dans son authenticité.
« Comme s’il donnait la parole à l’autre ». Comment dissocier
l’artiste de ses déclarations picturales ? Résignez-vous, admirez sans
retenue.
L’Aïn, le regard des sources
Autre
compliment encore, je ne m’en priverai pas. La parole, Mohamed Ayeb la laisse généreusement
aux œuvres exposées dans sa galerie : qu’elles soient les siennes ou
celles des aquarellistes, peintres, graveurs ; il la partage avec les amateurs
qui se pressent sur le parvis et animent les soirées de vernissage.
Convivialité sans façon, sous les grapilles d’ambre de la nuit, parfumées de
thé aux pignons, d’iode marine, bercée d’improvisations musicales.
Savez-vous
que ce public retourne, les jours suivants, pour goûter encore et encore les
images exposées ? Car l’œuvre demande toute l’attention du regard pour se
révéler. C’est la raison pour laquelle Mohamed Ayeb appelle sa galerie
« Aïn ». Un logo qui joue sur la calligraphie du mot arabe et sa
transcription en lettres cyrilliques. Aïn,
c’est l’œil, c’est aussi la source. Quelle meilleure appellation pour qui
donne à voir, qui se donne à voir.
« Alfa », la lettre, le papier, le grain |
Certains
ne le verront pas de cet œil-là. La photo d’art a subi toutes sortes de
dénigrements, voire de censures sous les diverses dictatures, celle de Ben
Ali, comme la postrévolutionnaire d’Ennadha.
Et
combien faut-il en faire fi, s’imprégner de silence, de vrai silence fécond,
puiser au sein de l’œuvre, pour qu’elle puisse s’éprouver, se lire, se
déchiffrer.
De la forme au sens
L’image
fixe, Mohamed Ayeb lui donne tous les attributs de la peinture : une
réinterprétation du réel. Non seulement il l’expose sur toile, la découpe en
triptyques, l’accommode du grain de la toile… mais il en privilégie les lignes,
les traits qui la font entrer dans le monde de l’art abstrait.
Ce
n’est pas le seul point formel qu’il façonne : Méditerranéen épris de
lumière, et sous son emprise, il ponctue ses clichés d’éclairages inattendus.
Il la dose, la granule, en prospecte la densité. L’artiste photographe ne s’en
remet pas à la seule technique de l’appareil, mais en module les paramètres. La
patte de l’artiste c’est aussi intervenir sur la couleur, comme pour les
empâtements, leur donner du relief, les fondre par effet de transparence, leur offrir
une autre matérialité.
La Kasba, Le Bardo, la révolution |
L’œil
du photoplasticien, c’est d’abord une vision. Il s’attèle aux cadrages, désenclave
sujets et fonds. Il sonde les matières, les floute ou les combine, leur
insuffle cette touche qui les rend vivants. Quant aux humains, il insiste sur
une expression, une détermination, leur brûlante impétuosité, en texture de feu
et de sang. Tout ça pourquoi ? Pour en révéler les sens : l’émotion jaillie
du fond de l’enfance durant la captation ; la transfiguration d’une pierre
lépreuse monnayée par le temps ; les coïncidences qui étiquettent les
lieux d’un signe calligraphique. Tout ça pour voir et se découvrir autrement,
se laisser conquérir par les sentiments.
Libre photo
L’artiste
est un mendiant, mendiant de beauté, celle qui surgit du contact, du mutisme
émouvant de l’oubli, de l’infime, du dérisoire, de ces présences ressenties
au-delà des portes closes, des gestes parcimonieux et insignifiants du
quotidien… et de l’emprise d’un terroir tel qu’il vous forge. Il se trouve en
perpétuelle incertitude, au seuil de la flânerie et souvent de l’errance.
« L’autre rive » |
Ainsi
l’exprime Mohamed Ayeb : « Mes
recherches en photographie plastique sont multiples, elles se concentrent
principalement sur la matière et la lumière puisque de certaines visions du
réel je donne à voir des œuvres dans une composition moderne et symbolique
jusqu'à l’abstraction lyrique ; elles interpellent l'invisible. Comme le
déclarait Paul Klee en Tunisie : « des images d'une beauté surprenante, sorties
au départ de la boite noire pour subir la métamorphose de l'œil pensant de
l'artiste ».
« Ce sont des
représentations extraites des lieux ou scènes du quotidien, composées et
harmonisées dans une esthétique comme si je dessinais ou peignais à travers la
lumière.
« Je
considère la matière photographique parmi les arts plastiques en tant que recherche continue dans l'art contemporain,
cet art qui ne fait pas de différence entre la matière de l'œuvre et l'idée
qu'il suggère. ».
Mohamed Ayeb, face à l’objectif |
Pour
ma part, et respectant le silence combien pudique de l’artiste, je ne saurais
dire combien j’ai flashé sur ses compositions. Passant de la facilité à
ressentir la douceur immédiate, quand m’était tendue la perche des coloris
veloutés, à l’Eureka j’ai trouvé vers quel dédale il m’entraîne dans son monde.
Combien j’ai pris de plaisir à m’égarer dans les courbures presqu’humaines d’un
désert qui m’addictait. Combien je m’impatientais à rassembler ses bouquets de
signes disparates graffités sur la glaise pour enfin les respirer…
L’Art
de Mohamed Ayeb ? La proximité, la parenté de la distance.
Un article de Monak
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