Apologie d'un fruit
Originaire
d’Océanie, l’arbre à pain est, bien avant le cocotier, l’élément clé de la
survie alimentaire des populations insulaires du Pacifique Sud. Mais aussi,
plus récemment, d’une grande partie de la ceinture tropicale.
La
présence de cet arbre nourricier en Océanie remonte à plusieurs millénaires et
c’est dans cette région du monde que l’on en trouve le plus grand nombre de
variétés. Il en existe plusieurs dizaines très différentes, chacune étant
adaptée à un écosystème particulier.
Le uru, un arbre majestueux |
Ainsi,
pour la seule Polynésie française, on en identifie plus d’une cinquantaine de
variétés sous le nom de 'Uru ou Maiore.
Un arbre colonisateur
C’est
très certainement et essentiellement grâce au fruit de ce végétal exceptionnel
que les peuples insulaires océaniens ont pu survivre et se développer dans cet
univers maritime si rude depuis plusieurs milliers d’années.
Le 'uru ou garde-manger végétal |
Il
faudra attendre la fin du XVIIIème siècle et les voyages de retour du Pacifique
Sud pour que l’arbre à pain débarque aux Antilles, devenant ainsi la base
alimentaire des populations d’esclaves.
C’est
en tentant de le ramener aux Antilles, en 1789, que le Bounty de William Bligh subit la
mutinerie aujourd’hui devenue légendaire.
Ensuite,
les Européens en introduisirent, au compte-gouttes, quelques variétés
(cultivars) dans la plupart des régions tropicales : Madagascar, Afrique,
Amérique Centrale et du Sud…
La cueillette du 'uru à Mayotte |
Aujourd’hui,
il est omniprésent dans toutes les régions tropicales humides, tant pour son
intérêt alimentaire qu’esthétique.
Attention
toutefois, il en va de l’arbre à pain comme du cocotier : si la fraîcheur
de son ombre est particulièrement attirante, il vaut mieux éviter de s’y
prélasser. En effet, la chute de ses fruits de plusieurs kilos peut s’avérer
extrêmement dangereuse pour les crânes fragiles…
Te 'uru : l’arbre aux mille noms
C’est,
sans aucun doute, en grande partie grâce au fruit de ce végétal exceptionnel
que les populations insulaires du Pacifique Sud ont pu survivre et se maintenir
à travers les siècles sur ces terres pas toujours si paradisiaques que cela.
L’Astocarpus rima incisus blanco |
En
Mélanésie, ce sont les espèces à graines qui sont les plus répandues, alors
qu’en Polynésie, ce sont les formes sans graines qui prédominent. Dans ce cas,
l’arbre se propage par drageons.
Pouvant
atteindre jusqu’à une trentaine de mètres de hauteur, il dispense une ombre
dense et fraîche. Ces caractéristiques ajoutées à l’intérêt de ses fruits
expliquent qu’il ait été adopté aussi facilement et unanimement en autant
d’endroits différents autour de la planète.
Ainsi, si le patronyme officiel de l’arbre à
pain est Artocarpus altilis (de la
famille des Moracées), 'Uru ou Maiore en Polynésie
française désigne l’arbre et le fruit.
Une vie de 'uru…
S’il est
appelé 'uru dans la majorité des langues polynésiennes, il répond aux doux
noms de fouyapen ou fwiyapen en créole martiniquais et
guadeloupéen, vouryapin en comorien, momboya en lingala, friyapin
en créole réunionnais et mauricien et lamveritab (arbre véritable) en créole haïtien. Et j’allais oublier buju en langage marron de
Jamaïque et beta au Vanuatu.
Te ‘a’ai ‘o te tumu
‘uru
ou la légende du 'uru
En ce temps là, Nohoari’i
était le roi d’une île ignorée du monde.
Le père du 'uru s’appelait
Ruata’ata. Originaire de Ra’iatea, Son
marae était Toapuhi et son épouse,
Rumauarii, était du marae Ahunoa. Quatre enfants naquirent de cette union.
Vint une époque où l’île
fut touchée par une terrible famine. On ne mangeait plus que de la terre rouge.
Voyant leurs enfants mourir de faim, Ruata’ata et sa femme les emmenèrent à
l’intérieur des terres, dans une petite grotte où ils survécurent en mangeant
des fougères.
L’arbre nourricier des îles polynésiennes |
Un soir, Ruata’ata dit à
sa femme : « Rumauarii ! Demain,
lorsque tu te réveilleras, tu seras seule avec les enfants. Alors tu sortiras
de la grotte et tu découvriras un arbre. Tu chercheras mes mains, ce seront les
feuilles de ce uru. Tu regarderas le tronc et la fourche de l’arbre, ce seront
mon corps et mes jambes. Enfin, tu regarderas les beaux fruits ronds, ce sera
du uru, issu de ma tête. Le cœur du fruit sera ma langue : Tu le prendras
et le cuiras. Tu le pèleras, tu le battras pour rendre la chair compacte, tu en
retireras le cœur, et tu en nourriras nos enfants jusqu’à ce qu’ils soient bien
repus ».
Sur ces mots, Ruata’ata quitta
l’abri la grotte, creusa un trou profond à quelques mètres de là et s’y
enterra, ne laissant hors de terre que sa tête et ses bras. Son épouse demeura
perplexe auprès des enfants.
Au petit jour, Rumauarii
se leva, sortit, et vit que l’endroit était ombragé par un arbre somptueux. Tout ce que son mari avait annoncé était là. Des
fruits bien mûrs reposaient même au pied de l’arbre.
Elle comprit alors le sens des paroles de son mari.
Avec chagrin, elle prit délicatement ces fruits, les cuisit au feu de bois, et
lorsqu’ils furent à point, les porta au bord de la rivière et suivit les
instructions données par son mari. Ainsi fut-elle sauvée avec ses enfants.
Un jour des serviteurs du roi, partis le long de la
rivière pour pêcher l’anguille et la chevrette, virent le cœur et la peau du
'uru qui avaient dérivé dans les flots. Ils les prirent et mangèrent les restes
de chair qui étaient dessus. « C’est une nourriture délicieuse ! Mais
d’où provient-elle ? »
Un 'uru tout juste cueilli |
Ils remontèrent alors tout au fond de la vallée,
parvinrent dans cette gorge, et là, le port majestueux d’un arbre inconnu leur
apparut.
Une femme se tenait à côté. Ils lui demandèrent : « Quel est cet arbre
? » Rumauarii,
car c’était elle, répondit : « C’est
le 'uru ». « Où
te l’es-tu procuré ? » « Il
vient de mon époux, Ruata’ata. Il s’est transformé en arbre fruitier pour faire
cesser les pleurs de nos enfants affamés. ».
C’est ce jour là que la petite vallée reçut
le nom de Tua'uru.
Le 'uru en cuisine
Si le fruit du 'uru cru est
immangeable, Il existe une multitude de façons de le préparer.
'Uru en pleine cuisson pour un grand ma’a Tahiti |
Il peut être réduit en
farine mais, le plus souvent, il est cuit au feu de bois. Même si c’est dans un
four tahitien (ou ahi ma’a) qu’il
offre les saveurs les plus goûteuses.
La méthode de cuisson
la plus fréquemment utilisée en Polynésie est le feu de bois. Bien que, de nos
jours, il arrive de plus en plus souvent qu’il soit posé directement sur les
brûleurs d’une gazinière pour gagner du temps.
Un 'uru à la sortie du feu |
Le 'uru est prêt à être
cueilli et consommé lorsque des traces de sève blanche apparaissent sur sa peau
verte. Il faut alors lui retirer sa queue et le laisser reposer une nuit au
moins, à l’envers, pour qu’il se vide de sa sève. Certaines variétés toutefois
sont à cuire immédiatement après la cueillette.
Faire, au couteau,
quelques entailles sur chaque pôle du fruit afin d’en empêcher l’éclatement au
cours de la cuisson. Ceci fait, déposer directement votre 'uru sur le feu et
laisser cuire environ trente minutes de chaque côté en le retournant de temps
en temps. Il est cuit lorsqu’une fine couche de cendre grise se forme sur la
peau. Avant de le déguster, lui retirer sa peau dure maintenant transformée en
charbon.
A table ! |
Une fois cuit ainsi,
le 'uru peut être servi sans plus de préparation en accompagnement, arrosé de
lait de coco par exemple. Mais on peut également le découper en fines lamelles
pour en faire des frites, ou l’écraser pour obtenir une purée.
Le pōpoi
Il serait impossible
de conclure l’inépuisable chapitre culinaire du 'uru sans parler du pōpoi.
Il s’agit d’une pâte réalisée à partir de la chair cuite du fruit qui était stockée, parfois durant plusieurs années, pour être consommée lors des périodes de disette pas si rares que cela sur ces îles paradisiaques.
Il s’agit d’une pâte réalisée à partir de la chair cuite du fruit qui était stockée, parfois durant plusieurs années, pour être consommée lors des périodes de disette pas si rares que cela sur ces îles paradisiaques.
Garde-manger à popoi aux Marquises |
Pour conserver le pōpoi, on enrobait la pâte dans des feuilles de bananier et l’on ensevelissait
le tout dans des cavités taillées dans la roche que l’on refermait le plus
hermétiquement possible avec une dalle en pierre.
Voici ce qu’en disait le
navigateur Alain Gerbault : « La pōpoi est la pâte fermentée du fruit de l'arbre à pain conservée sous
terre, enveloppée dans des feuilles. Elle répand une forte odeur comparable à
celle de nos fromages les plus fermentés et peu d'Européens peuvent s'y
habituer. Elle constitue la principale nourriture des indigènes ». De nos jours, le popoi n’est
plus conservé. Et si l’on en prépare, ce qui arrive de plus en plus rarement,
il est consommé dans les jours qui suivent sa confection, en général lors de
grands tāmā'ara'a.
En guise de conclusion
De cet arbre aussi
beau que généreux pouvant vivre plusieurs centaines d’années, il eut également
fallu parler de la qualité de son bois très dense aux nombreuses utilisations
(des ustensiles de cuisine aux pirogues en passant par les armes et les outils
araires). Mais il faudra y consacrer un article complet !
Une assiette de popoi au lait de coco… Bon appétit ! |
Par contre, il n’est
pas possible de conclure cet article sans déplorer que ce fruit, merveilleux et
accessible à tous sans travail agricole particulier, ait été remplacé dans les
assiettes polynésiennes par des produits d’importation surtaxés et très onéreux.
Au point qu’il a totalement disparu des étals sur les marchés. Seuls le vendent
encore quelques marchands à la sauvette au bord des routes.
Pourtant, il ne serait
pas si compliqué, par exemple, de le mettre au menu des cantines scolaires afin
de rendre à nos enfants le plaisir des saveurs polynésiennes…
Un article de Julien Gué
Tous droits réservés à Julien Gué. Demandez
l’autorisation de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou
des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou quel qu’autre support
que ce soit.