Le verre souffle sur la Tunisie
Le verre soufflé s’inscrit
depuis plus de trente ans dans le panorama quotidien de la Tunisie. Et le vent
de sable puise dans ses volutes le grain dont il est issu. Sadika Keskes est l’incroyable rénovatrice d’un art qui remontait à
l’Antiquité Carthaginoise avec ses pâtes et autres techniques de verre.
La
fleur de feu éclot au cours des années de plomb, quand Sadika Keskes ouvre son Espace
entre mer et forêt à Gammarth. L’atelier est collectif, une entreprise insolite
dans le contexte d’une Tunisie où les artistes luttent pour la vie… et les uns
contre les autres à l’instar des clans dirigeants du pays. Et, fait
original pour l’époque, la plasticienne se produit en plein acte de création.
Je l’ai vue souffler, Sadika… pas seulement ses bronches dans la sarbacane, mais
son respir scander le ronron du four. Regard intense, capté par sa vision
intérieure. Je l’ai vue tournoyer pour donner de l’air, creusant des reins, canne
haute dessinant des arabesques. Dans l’atmosphère torride et grésillante, la
boule en fusion arrondissait son ventre. Je l’ai vue s’arcbouter, esquisser des
figures de danse, parcourir la terre chaulée comme aspirée par un itinéraire
énigmatique. Muscles tendus, déposer doucement l’objet de ses soins. Une
naissance en direct : pure magie ! Fascinez-vous :
La magie du feu…
Tout le corps s’investit dans cet acte
éprouvant. "Oui, la gestuelle est belle ; impressionnante, celle de
mon maître, Angelo Seguso (Seguso Vetri d’Arte : dynastie
de verriers depuis 1397) ! Elle m’a provoqué un choc émotionnel à m’en
faire perdre les sens. Elle est espace-temps. Le rythme est hyper-précis. Il se
coule sur la fusion, le refroidissement de la matière. Il dicte si on peut la
travailler ou pas. Au début de l’apprentissage, j’oblige mes élèves à compter."
"Ce sont les mêmes notes pour tout le
monde. Et puis quand tu as ta masse de verre, chacun trouve sa propre musique. La
chimie intervient dans la composition du verre. Je fabrique mes matériaux, mes
alliages, mes fours, pour qu’ils agissent sur la matière. Dans ce que je
façonne, il y a quelque chose qui m’appartient." Véritable alchimie.
"Vert Sélavy"
"Le
verre c’est la vie" s’esclame Sadika, en écho à une certaine Rrose Sélavy, lire éros, c’est la vie. "L’approche
extraordinaire de Duchamp est mon livre de chevet" : à l’origine de
l’acte créatif. "Le mouvement c’est le cœur même de la vie, de la
création. La matière du verre est très vivante, toujours en mouvement"
La petite flamme de la vie… |
Tout
comme l’est la personnalité de l’artiste : mouvante. Façonnant le verre
comme la terre. "Au départ est l’idée, le dessin. Viennent le moule, les
structures, le modelé. L’atelier est magique". Verre comme sculpture, même
démarche en trois dimensions. La réalité s’inscrivant sur l’éphémère. C’est le
sort de la statue signant ses années Beaux-Arts. De taille humaine, exposée à
l’entrée d’une administration à Tunis, connotant l’humour d’un proverbe, « Le
savoir sort de la tête des tortues » de Sadika, a été détruite par les
intégristes.
Et
pour reprendre les derniers mots d’Alain Nadaud, son compagnon d’art et de
cœur : « On continue… »
Loyauté, un rite aux sources médiévales |
Avec
sa passion du feu, ses pots de plâtre dans le patio de Mohamed Marouene, dès
l’enfance, les coups de cœur succèdent aux "chocs émotionnels". L’art
et la vie intimement mêlés. "On est des buvards et tu es projetée vers de
nouveaux horizons". 2004, dans les
jardins de Dar Kamila, une fontaine, Partage
des Eaux, dresse ses cubes de verre. 2011, "Je suis
partie, avec mes petits cubes sous le bras, à Kasserine faire une installation,
Tombeaux, devant la mairie aux mains des islamistes, pour rappeler les
martyrs de la révolution "…
À la poésie effrontée |
2011,
encore, des panneaux monumentaux alliant fer et verre (Passage), une
fresque de fer forgé, pâte de verre et eau (Palmeraies), une frise de
bronze (Arbre de vie) prennent place au siège
de la FAO* à Rome.
2016, pour la fête de la femme, "Moez Mrabet, directeur du Centre Culturel
International de Hammamet, m’a invitée pour commémorer la disparition du poète
Ouled Ahmed. Je connais bien sa poésie… C’est mental : Prière pour un poète ...
J’ai rencontré sa femme et sa fille. La famille m’a remerciée."
"Les autres : l’Oxygène"
"Tes
idées, ton œuvre ne peuvent exister qu’à travers les gens, traversées par eux.
Mon œuvre la plus importante c’est ça : plus que mes œuvres mêmes.
S’interroger ensemble pour transformer la société". "En réalité, la
structure familiale tunisienne se révèle hors de la capitale. Elle est artisanale.
Les régions donnent une image positive de la société. Une vérité, malgré leurs
difficultés, malgré leur excentration. Un équilibre homme/femme dans la
répartition du travail. Même si la reconnaissance ne suit pas toujours, qu’elle
ne peut se permettre la sécurité sociale et ce qui s’ensuit. La
« révolution artisanale » est au cœur de notre transformation. "
Réalisation Femmes de Kasserine sur un design Sadika |
Les
autres ne sont surtout pas de vagues silhouettes d’inspiration pour Sadika. Dès
le début de sa carrière, ils font partie de sa vie : associés, artistes, artisans
méconnus. Car l’artisanat du feu est convié à devenir Art. Tous invités sans
distinction à créer l’événement avec happenings et prestations variées. "Chaque
artiste apporte une autre dimension. Les expositions défilent dans mon Centre.
Les quatre résidences annuelles sont pleines à chaque fois. "
Le
début de la révolution tunisienne a déclenché une forme de rapport
exceptionnel. Les ponts étant jetés, il fallait aller à la rencontre des
isolés, des démunis. La société civile s’est mobilisée. "J’ai
participé au 14 janvier à Tunis. J’ai sillonné les régions, offrant mon design.
Je pars sur les marchés, je rencontre, je dors chez l’habitant. On recevait
beaucoup en même temps. J’ai collaboré au collectif Anwar Tounès (Les Lumières
de Tunis), pour faire émerger les artistes, ainsi qu’à une vingtaine
d’Associations."
La flamme des régions |
Ainsi,
« Chamar ala dhraak ya mra » ou FMVM (Femmes Montrez Vos Muscles), dont Sadika est
présidente, tente depuis 2011 de pourvoir
les artisanes de Foussana et d’ailleurs de véritables moyens d’autonomie légale
et financière, et entre autres « de créer des filières artistiques pour
appuyer la créativité des artisanes ».
L’étincelle des cracheurs de feu
Le
feu sacré, Sadika l’insuffle sans relâche. "J’ai créé le Centre de réhabilitation des métiers d’Art, à
contre-courant. Sauvegarder dans mon espace ce qui peut l’être. Renouer avec
notre culture. "
"Je
l’induis de plus en plus vers des actions communautaires culturelles et
sociales : j’ai lancé des rendez-vous annuels, en avril « le mois de
l’estampe » ; en décembre du 2 au 4, « Fée mains », design
et artisanat, 60 exposants venant de tous les coins de la Tunisie ; en mai,
« Anou’Artounes » avec Mahmoud Chalbi, forum d’art pluriel,
dont l’objectif premier est la mise en avant de nouveaux talents régionaux. Sa
première session a motivé les jeunes à créer leurs associations culturelles
dans leurs villages. Certaines ont fait des miracles comme WAKTNA à Meknessi,
presque 1000 adhérents danseurs et danseuses autour de Sidi Bouzid…"
"
Personnellement, mordue de plus en plus de Duchamp, je prépare une exposition
pour Paris « L’art est mort, vive les cultures ». C’est une suite à ma
sculpture-installation Ouled Hmed et une réaction à mon environnement…"
Avec ses intitulés à l’emporte-pièce, ses compositions résolument
contemporaines, Sadoka ne s’attire pas que des amis !
« On
continue… »
Entre verre et souffle
Depuis
la révolution regain d’activité et passions s’enchaînent. "Les gens
parlent : on a gagné cette liberté d’expression publique. Les gens
continuent à réagir. Ce sont les moyens qui leur manquent." S’amorce une
période de planification. Plus constructive, elle calme le feu.
"Je
suis dans une période de réflexion… Le décès d’Alain a été un choc et m’a
lancée dans le vide. La relation était personnelle et artistique. C’est
difficile pour moi de remonter. Ce que je dessine n’est pas très gai. En
réalité, je n’ai pas encore retrouvé mes repères. "
On continue… de Besma Helal, une bouteille à la mer |
La connivence et des destins parallèles. Ils lancent
conjointement Pour une archéologie des Métiers. "Il m’a
apporté cette connaissance mythologique en profondeur : un régal. J’étais
sa première lectrice. Nous avons découvert d’autres cultures : Tibet,
Pérou… Nous avons vécu des ouvertures exceptionnelles". Nomadisant, "forcément,
on a fait des carnets
de voyage.
Je ne sillonne plus la Tunisie. Je m’enferme dans la solitude de l’atelier de
sculpture. "
"Nos
ombres se sont croisées. Nous avons créé notre monde. C’était riche, c’était
énorme. Forcément ça va être autrement…"
Pour en finir sur un gag… |
"Je
déteste les choses figées, le danger c’est d’être cloîtré dans une idéologie.
Tout évolue, tout doit bouger. L’identité, la belle affaire ! Elle
voudrait nous enfermer dans une catégorie". On nous bassine avec ;
"elle n’est pas la même d’une seconde à l’autre. La vie, la création, tu
cherches. Les nouvelles choses doivent être reprises. Tu t’essaies. Le volume
te fait découvrir les failles. Tu vois mieux. C’est une obsession."
« On continue… »
Sadika,
maître-verrier, céramiste, vitrailliste, sculpteuse… toujours à l’écoute des
rumeurs du petit peuple, "au cœur du dialogue qui fait émerger les
concepts esthétiques", continue de sculpter son verre à la pince… sa
poudre de pierre à la main, de planter ses luminaires au creux des maisons et
des jardins… Sadika continue de souffler dans sa flûte… une musique projetée par
le naï ancestral (flûte tunisienne) sur les sables mouvants d’une société
parfois archaïque… Rien ne peut l’arrêter, tant son feu est ardent.
Un article de Monak
*
FAO :
organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (Food &
Agriculture Organisation)
- « On
continue… » : une exposition autour de la JOIE, décembre 2015 à la Galerie Alain Nadaud.
- Bienvenue
à nos lecteurs Océaniens… avec un canular : « L’île de Pâques demande à la Tunisie la
restitution immédiate de la statue de Ouled Ahmed »
- Voyez,
réagissez : L’Association « Femmes Montrez Vos Muscles » sur Facebook
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