Un fruit qui vaut
son pesant de carat
La saison
fruitière, de Méditerranée aux Tropiques insulaires, bat son plein avec, entre
autres, la pastèque ou la caroube. Une communion de fragrances qui, pour une
fois, fait respirer le monde au même rythme : celui de la nature.
Quoi de plus voluptueux que ces senteurs
s’exhalant au détour d’une falaise aride ou s’accordant avec la brume nocturne
des terres baignées par l’onde. Car le petit fruit à gousse (ceratonia
siliqua) en forme de corne (قرن, qaroub en arabe), lui donne son nom
caroube, (kharroub en tunisien خرّوب) et
conquiert vaillamment l’Australie et les
Philippines.
Autrement appelée carat (قيراط, qirat en
arabe), chacune de ses graines en a le poids, soit environ 200 mg, l’unité de
masse des joailliers.
Pouvant fêter allègrement ses 500 ans, le caroubier concourt
activement à cette histoire des civilisations millénaires liées au nomadisme et
à la transhumance. Telle la carobla provençale. Cultivé ou à
l’état sauvage, sa récolte est abondante. Aliment de subsistance rudimentaire
riche et tonique, la caroube entre dans la composition de confiseries, de
sirops, de mélasses, de remèdes et de mets
diététiques et infantiles pour sa farine sans gluten. Utilisée pour sa
gomme dans les sauces comme dans l’industrie textile, le papier, les colorants
et les cosmétiques, elle répond au label produit naturel. Elle ne cesse
d’étendre ses applications, suivant les pays, comme substitut de cacao ou de
café grillé. Sans que personne n’en évoque la source depuis les années 40, elle
entre dans la composition d’une boisson gazeuse tunisienne, concurrencée par le
coca : la boga.
La boga c’est ça !
Pour rester dans l’optique de notre
rubrique « Saveurs », je mettrais l’accent ici, sur notre relation à
l’alimentaire. N’est-elle pas avant tout liée à un vécu, à ce ressenti affectif
qui plonge ses racines dans la petite enfance et qui forge notre rapport au
goût ? Sur le mode sensations je vais donc vous livrer, à ma manière, une certaine
approche de ce cadeau de la terre. En 2015, au concours international Plumes
des Monts d’Or, dans la catégorie Adultes des Outre-Mer, a été primée
la nouvelle « Un carat de gourmandise ». « Elle chante avec
lyrisme dans un style très oriental le caroubier, arbre salvateur de son enfance
dans le désert tunisien » commente le jury…
Berçons-nous donc, aujourd’hui, de
fantaisie et effleurons sensuellement nos impressions gustatives avec l’extrait
suivant.
Un carat de gourmandise
«
Je ne sais comment m’adresser à toi.
«
Tu es comme l’aïeul m’initiant au nectar des coupoles pulpeuses que sont les dellea
(pastèque). L’eau et le miel s’égouttent de ces mamelles de la nature, à
l’image du pays, celant en ses âpres écorces des trésors de sources
jaillissantes. Est-ce pour cette raison que j’en ai déjà plein la bouche quand
je prononce « dellea » ? Dellea… délectable ? »
En visio-conférence depuis Papeete |
Je
découvrais la délectation. Impression puissante attisant un à un mes sens.
Combinaison pétillante… indéfinissable, mêlée d’images réelles et de fantaisie.
Félicité éclose de la terre, des minces rigoles épisodiques, du bouquet délivré
comme un murmure au contact de l’herbacée, de la chair vibrante de vie le temps
d’une saison, de son sang qui barbouille les frimousses.
Depuis,
au goût s’associe un visage… Je déguste au clin d’œil de l’ami ce qui m’est
proposé de contrées inconnues, même brut, même à l’antipode de mes dégoûts
ordinaires… Je confonds délice et désir, régal et jouissance, appétit et
attrait.
Ce
plaisir de becqueter du bout des lèvres les baies ravies aux buissons d’épineux,
un ravissement. Ces coupe-faim qu’impose la nécessité, luxe de ceux qui se
contentent de peu, je connais.
Chez
nous, la gourmandise se transmet avec la parcimonie d’une vertu. Cette aménité
de privilégier l’enfance, le commensal, le mendiant. Cette fierté de festoyer
de petits riens quand on manque de tout.
Nos ascendants…
…secs
comme coups de trique, entretiennent dans leur rituel dinatoire ce souci de la
retenue. Trois doigts, pour rouler et saisir la boulette de couscous puisée au
plat commun ; aucune précipitation pour la porter à la bouche. Tout dans la
délicatesse.
Depuis…
ces temps anciens où l’instant se
déclinait comme une éternité sont malheureusement révolus. Tout se joue
en accéléré : les cahutes ambulantes aux vapeurs culinaires se sont mises en
mode « restau-rapide », engloutissant avec gloutonnerie toute relique de
raffinement.
Malmené
par les piaillements et les bousculades, tenaillé par son appétit de
dévoration, le mangeur, tel un animal au râtelier, prend la file de sa
mangeoire. Se peut-il qu’à l’époque incertaine que nous traversons, nous ayons
régressé vers autant de grossièreté !
Est-ce
pour ce motif que je raffole de fruits sauvages, ce festin gorgé d’heures
brûlantes et de frugalité ? Une datte et un verre de bsissa* pour rompre le jeûne… un petit oignon dans un
pain tabouna* imbibé d’huile
d’olive pour aborder le jour.
«
Je file à ta recherche comme musardent caprins et camélidés, menés par le bout
des narines et des dents vers la source aromatique de larmes sucrées. »
Je
suis en mal de graines clandestines arrachées aux sentiers escarpés, aux
rocailles. Ces trompe-la-soif de pourpier, fraîchement dorés sur la pierraille
et croquants à souhait. Ces tiges charnues, pétillant de suc acidulé et poivré,
mâchouillées en fredonnant une comptine d’antan.
«
J’en ai parcouru du chemin avant de réussir à t’accoster !
«
Est-ce ta rareté qui exacerbe mon désir ? Dans la pénombre de ces échoppes aux
mille épices, nichées dans le lacis de ruelles aveugles, longtemps m’a enivrée
la senteur de ton fruit ! De maigres poignées s’égrenaient dans des corbeilles
d’alfa étriquées. Combien de fois ne restait-il de ces grappes séchées que les
cosses étiolées au vernis altéré, rongées de prédateurs friands. »
Quel destin colossal pour ce grain !
Enfoui
au cœur des gousses, pépin nain au poids invariable, il se catapulte unité de
mesure sous le nom de carat ! Bonheur des joailliers, mais bien davantage pour
les gourmets, explosion de sapidités condensées en une gemme !
«
Enfin je te retrouve. Esseulé. Car point de renommée pour ta pierre précieuse
dans le panorama gastronomique. Je viens me frotter au vêtement de laine rêche
vieux pourpre de ton écorce. Je t’étreins à bras-le-corps ainsi que se fête
chaque retour de l’amant.
«
Avec ta haute silhouette, ton houppier comme un chapeau aux larges bords, l’éclat vernissé de ton feuillage, tu romps
la monotonie de ces étendues moutonnantes arides. En habit de fête paré de
guirlandes et de lanternes écarlates à l’équinoxe d’automne, tu es notre sapin
des steppes sans neige, toi qui tintinnabule « arbre aux diamants » en langue
d’oc !
«
Je ne sais comment t’aborder maintenant débusqué, constellant de tes mille et
une stalactites amarante le cosmos gigantesque que découpe ta frondaison.
Maintenant que tu déclines des identités selon que tu vagabondes sur l’une ou
l’autre rive de notre « Mer du milieu des Terres »…
«
Croissant de lune au creux de mon poing, ô gutturale Kharouba, je t’élève vers
la nuée comme un bugle viking trinquant avec le ciel ! »
La
« petite corne » tunisienne et sa sœur maquisarde des Maures et d’Esterel
s’édulcorent au zénith, tatouées par la sécheresse alentour de l’emblème des
lignées disparues et de la lutte pour la vie.
Grignoter
devient émouvant… habité… poignant.
« Tu es le vase et la liqueur ! Cacao et
vanille au cœur ! « Suavité » comme le burinent les hiéroglyphes pharaoniques. Énigme
tu restes quand le sort te désigne «
fève de Pythagore» et te lie à ce végétalien avant l’heure, semblant craindre
jusqu’à l’obsession que ne soit profanées sa bourse et sa sève.
Savourer flirte avec sacralité.
Les
annales des voyageurs, des pèlerins et des nomades, franchissant des siècles et
des frontières d’évagation, t’oignent du viatique des routards et des prêcheurs
du désert. « Pain de Jean-Baptiste », alias Yahyâ ibn Zakariya, sur ce
territoire de Palestine que sillonne
Hérodote, cosses séchées à la ceinture.
« Ton
absence m’a été si longue ! Il me tardait
de dénicher ces coins déshérités et rudes, où tu sièges solitaire,
agrippant le coteau…
Je
respire, mêlé à l’odeur de ton bois, l’arôme mellifère de ton suc : tu es
amande et chocolat. Sensualité et raison.
Est-ce le pourpre de ton calice, la fragrance
de tes grappes florales qui me font lanterner davantage ? Dans ces paysages où
la pierre affleure d’un sol fauve, se déclinant vers le roux, s’exhale une
grande bouffée de patience.
La
gourmandise folâtre en mes pores, s’insinue sous ma langue comme long baiser de
rosée. Prélude spirituel avant que d’être mets, elle est arrêt sur beauté :
instantané d’un rouge craquant où vient se percher le soleil en transparence. Régal anticipé de mon palais, béatitude
sertie au flux des influences, des cultures, des présences…
Un carat, une plume… |
« Serais-tu
l’encre qui abreuve mes mots ? Gomme hyaline scellant les Carnets d’Albert
Camus et fleurant le mystère ? »
S’il
est un endroit, un moment où plaisir de bouche fait écho à esprit sous la
clarté aveuglante du jour… c’est bien dans le frémissement intense des ombres
du passé, si proches et si lointaines.
«
Kharouba ! »
Un
trait de Qalam sur la disparition et l’oubli.
Une
chimère
Pour
un seul carat !
Un article de Monak
Glossaire :
*
Bsissa :
farine de blé ou d'orge épicée à la marjolaine, à la coriandre, à l'anis et au
fenouil.
Avec mes
remerciements à Nejib Chouk, artiste de l’image, pour sa contribution.
Tous droits réservés à Monak. Demandez l’autorisation
de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
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