La volupté d’être
Si Chantal
T. Spitz se fait connaître
grâce à une publication quasi autobiographique avec “l’île des rêves écrasés” (1991), ses “Cartes postales” (2015)
sont axées résolument sur ses semblables. Mais sa création littéraire, originale
il faut le dire, ne s’en tient pas à l’édition. Elle se dit, elle se met en
espace. Elle vit.
Constamment,
elle fait entendre sa voix par des lectures publiques, des essais, des morceaux
poétiques, des prises de position, des articles… Depuis toujours, une
interaction complexe et évidente entre vécu, engagement et écriture : elle
se dit à travers son pays et inversement révèle son fenua, sa patrie, à
travers ses bribes de texte, telles Pensées inutiles et insolentes (2006).
Les résonnances de « Pīna'ina'i »
Du côté de la fiction, c’est d’abord Hombo (2002), ou les affres d’une jeunesse qui
se perd, les taure'are'a et leur crise d’adolescence. Puis, Elles, Terre d’enfance, roman à deux
encres
(2011),
les femmes, la femme, ses amies… Un challenge réussi avec les nouvelles de Cartes
postales. Une forme littéraire revisitée, petit bijou formel portant, avec
éclat et à mots crus, la fragilité et la douleur de sept destins polynésiens. Avec
pétulance, comme pour L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, la quête de
l’amour, la reconnaissance par l’amour en filigrane.
La symbolique
Son
livre fait acte de non-conformisme sur le plan de la forme, du rythme, des
sonorités, des images et des sens. Un beau palmarès ! Cartes Postales
se lit à plusieurs niveaux, ce qui en fait sa profondeur, sa qualité, sa
prodigalité. Mais si l’élaboration en est complexe, elle ne se ressent pas. La
lecture est facile. Cette aisance tient dans la subtilité de l’écriture :
un art consommé et sans défaut.
La symbolique constitue à elle seule un niveau
de lecture. Laissez-vous guider par les éléments primaires que sont l’eau,
l’air, la terre, le feu. Ils dessinent le contexte insulaire habituel, mais
dans leurs métamorphoses, tels qu’ils apparaissent ici, ils créent une
atmosphère inquiétante et chargée. Tangibles, mouvants, ils sont des agents de
crise et de bouleversement. Ils s’adaptent exactement à la configuration du
personnage principal de chaque nouvelle : lumière et fluides glauques pour
l’hétaïre vieillissante ; nébuleuse, touffeurs et remugles pour
Nadia ; métal, terre et sueurs ; blancheur, saveurs et feux ;
ciel, océan, soleil ; éther et boue, ardoise et chair ; étoiles et
pierre. Qu’ils soient rapidement évoqués ou itératifs, ils posent un décor
prégnant. Rien à voir avec ce repoussoir mièvre qu’est le cliché exotique.
Au Salon International du Livre Océanien, la 2e pieuvre du prix Popaï** |
Peut-on
parler de symbolique à rebours ? Ces images nous imprègnent et nous
déstabilisent. Cette métamorphose de l’étrange fait émerger des effets qui pourraient
sous-titrer ainsi chaque nouvelle : clinquant, vénalité, matérialisme et
pseudo-philanthropie, vertus ménagères de la domesticité, dogmes de la
procréation, non-dit du viol et disparition. Le texte s’enrichit d’une lecture
des signes, d’une relecture signifiante.
Chantal
T. Spitz définit ainsi son livre : « les cartes postales n’ont pas
vocation à être une diatribe ou un réquisitoire contre la société dans laquelle
je vis. elles sont des tranches de vie qu’on pourrait classer dans la rubrique
« faits divers » et considérer comme des accidents de parcours. elles sont pour
moi l’occasion d’essayer d’imaginer le chemin intérieur les sentiments pensées
aspirations désespérances de chaque humain qui traverse ces expériences »
« le
sentiment de vécu vient sans aucun doute de ce que ces cartes postales sont
fabriquées à partir de réalités dans lesquelles je vis depuis quarante ans même
si je les transforme en usant de la liberté de l’auteur. seule ‘’Nadia’’ relate
un fait divers réel »
La chair
Concises
comme le recueil, nettes, précises, les nouvelles exaltent la sensualité. Loin
de la stérilité confite qui occulte le droit au bonheur. Érotisme d’autant plus
intense qu’il est mis en échec ou émasculé. Couleurs, odeurs, saveurs, contacts
sont mis à contribution pour rendre compte des états d’âme, de la force du
désir et du délitement des sentiments. Car sexe et sentiments sont un tout.
S’opposant à la formule clin d’œil de l’auteure : « soleil sable sexe ».
Les
corps triomphants sont remodelés par l’orgasme, mais aussi par le silence, les plaies,
la douleur, la déliquescence. Devenus proies, objets, détritus, ils s’altèrent,
se décomposent, s’anéantissent.
Belles et rebelles… une île, une plume.
« l’action
est la part la plus visible évidente de la vie d’un humain mais plus que cette
part visible j’ai une passion pour l’humain dans son entier et particulièrement
pour son intériorité à l’origine des actions des comportements des choix de vie
est-ce
que cela fait de moi une contemplative ? je n’en sais rien »*
La musique des mots
Comme
pour pallier le désenchantement du monde, Cartes Postales cultive une
musicalité indéniable : elle est cette petite voix intérieure qui
accompagne votre lecture. Loin d’être artificielle, elle souligne la puissance
imaginative, affective, sensorielle du propos que tient Chantal T. Spitz.
Comment procède-t-elle ? D’abord par la disposition typographique qui induit
ses blancs, ses rythmes, ses mises en valeur, ses arrêts. Ensuite par le choix
même des termes, de leur contiguïté sonore, de leur retour, de leur proximité
paronymique.
Ce
mode incantatoire accentue la portée du discours, stimule les affects du
lecteur, en se coulant dans le monologue intime de chacun des protagonistes. Suivant
sans interruption le cours de leurs pensées, ils ressassent leur complainte. Écrasés
par leur situation, mus par des soubresauts, dépassés, il leur faut du temps
pour formuler peu à peu leur désarroi et leur décision. Car leur destin n’est
pas fixé : il vacille, avance pas à pas et se noue sous vos yeux. Parallèlement,
cette même absence de ponctuation laisse au lecteur la liberté de moduler son
propre tempo, de participer activement à l’écriture : de la réécrire...
Nouvelles extraordinaires des oubliés |
« pas
d’agressivité dans les retours pour cet ouvrage même si certains lecteurs
insistent sur la dureté des portraits. quelques uns ont eu du mal à se remettre
de la lecture certains essaient désormais de porter un regard autre sur la
société. les commentaires portent plutôt sur le style d’écriture »*
« en
fait je me contente d’écrire et je laisse le soin aux autres d’analyser
d’expliquer de commenter »*
Et
la forme de l’écriture, parlons-en : « je n’ai pas ‘’opté pour ce
choix’’. cette écriture s’est peu à peu imposée au fil de l’écriture comme un
besoin de minimalisme de la forme pour privilégier le sens
c’est
la meilleure façon pour moi d’essayer de partager ce qui me traverse même si
j’ai parfois l’impression qu’il y a une inadéquation permanente entre ce que je
veux dire et les outils à ma disposition pour le faire »*
Le tragique existentiel
Même
si la chute n’est pas prévisible, sauf si vous êtes particulièrement intuitifs,
les différents récits sont en perpétuel flottement et se noient dans la spirale
irréversible de l’échec des relations individuelles et sociales : violence
psychique larvée, effective, ou passage à l’acte. Dans ce panorama de la
dérive, de la détresse et de la cruauté se profile un semblant d’issue. Mais
elle est destinée au lecteur, s’il veut bien prendre la peine de se remettre en
question. Les actants, eux, sont laminés : par la mauvaise foi et le
rejet ; l’escroquerie ; la vénalité ; le narcissisme ou sa
perversion ; la maltraitance ; l’inaccessible.
Elle : femme, mère, amante et Elles…
« on
me dit pessimiste je me vois lucide. la mort et la vie sont intimement liées
puisque l’une n’existe pas sans l’autre et tout chemin de vie les entremêle de
façon plus ou moins intime. parfois la désespérance est la plus forte d’autres
fois l’envie de vie l’emporte. chacun porte en lui sa propre capacité à vaincre
ou se laisser broyer par les épreuves
les
personnages des cartes postales ne sont pas tous dans l’impuissance et essaient
de construire des « lendemains meilleurs » même si parfois ils semblent
dépassés par leur vie
ils
sont aussi très océaniens dans leur capacité d’acceptation et non de fatalisme
qu’on nous prête souvent et de résilience »
Aux égouts les tabous !
Chantal
T. Spitz, non sans humour d’ailleurs, projette ses petites bombes qui
bousculent les tabu. C’est l’aspect solaire de ses nouvelles. Elle se
fait l’écho du/de la transgenre, de l’amour bafoué, du nourrisson marchandise, de
l’épouse humiliée martyre de son conjoint, de la consomption du couple, de
l’enfant abusée, des mariés de la mort.
Elle
malmène cet instinct grégaire complice, cette morale taiseuse qui blâme les
infortunés, censure le langage et occulte par-là même la réalité, l’intégrité
de ceux qui sont montrés du doigt. Cartes Postales c’est la
réhabilitation des sans-riens face à la « colonie de bulbuls en chamade ».
On croit en entendre les tambours voilés… À travers la blessure, l’abandon, le
meurtre, le suicide, l’abjection, se profile la cicatrice… la résilience, l’instinct
de vie ou plutôt de survie.
L’écrivaine à la scène comme dans la vie… |
Le
combat est mené à coups de licences grammaticales. La progression des récits au
gré de mots-clés, de métaphores et de référents mythiques, d’assonances et de
dissonances, de structures en symétrie, de figures de substitution, de formules
banales pointées en italique… et là, (très fort, il faut l’admettre, jubilatoire
même !) : par non-dits…
Sa
galerie d’écorchés, elle n’en fait pas des cas sociaux. Ils ne sont pas
différents de nous. Nous nous reconnaissons en eux avec nos pulsions, nos
faiblesses, nos dépendances affectives et nos envies de meurtre.
Pas de point final…
Pas
de point final au recueil et tant mieux ! Augure d’histoires à n’en plus
finir… La liberté d’être soi… comme chacun le veut, comme chacun l’est.
Ce
n’est pas seulement la beauté du texte qui nous arrache des larmes, mais l’impertinence,
l’impudence de l’auteure qui nous jette à la tête la volupté des bourreaux que
nous sommes … avec ou sans « le moment où l’alcool a envie de
pleurer »
Chantal slame à la minute 3…
Une
audace d’écriture et d’écrivaine s’aventurant dans l’image peu reluisante de
notre humanité. Car nous voilà tous concernés. Insulaires autochtones mais
aussi popa'ā sans scrupules qui derrière la façade, agitent leurs vieux
démons.
« il
ne s’agit pas de ‘’raconter’’ des histoires il s’agit de donner vie à des
humains à côté desquels nous passons tous les jours et que souvent nous ne
voyons pas parce qu’ils dérangent l’ordre social que nous avons appris à
vouloir multiethnique pluriculturel harmonieux »*
Litanies
embarquées sur les vaisseaux du cœur, prière païenne à la vie !
Un article de Monak
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Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
NB :
Vous faisant grâce de mes questions, les passages en italique* sont tirés de
l’interview que Chantal T. Spitz m’a accordée.
** Au Salon International du Livre
Océanien, la 2e pieuvre du prix Popaï (oct.2016) lui a été attribuée pour l'ensemble
de son œuvre et sa contribution à la réflexion en Océanie.
À lire aussi, à propos de
« L’Île des rêves écrasés », un autre article de Monak (2011) : « Les chimériques des motu »
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