Romancier de l’Histoire calédonienne
Quatre ans
séparent les deux tomes publiés par Bernard de la Véga : Pour qu’un ciel flamboie d’abord, puis Angélus en Terre Lointaine en 2011. Sous forme de fiction historique, il traite
de la Nouvelle-Calédonie prise sous l’avalanche de la colonisation et de la
fièvre de l’or vert à la fin du XIXème siècle : mais surtout il nous
immerge de l’intérieur, au sein des cases et des gourbis, du bout de la
machette et de la barre à mine, de la fourchette et de la pioche, au cœur d’un patchwork
d’immigrés aux sensibilités bien tranchées.
Pour
les explications très détaillées qu’il m’a envoyées, je l’en remercie vivement
et vous en livre l’essentiel. Je n’ai lu que le second volume. Dans un article précédent,
« j’en utilisais le canevas historique de son roman*», j’en ai même
abusé pour me plonger dans une époque où il me paraît toujours aussi énigmatique
de me projeter. Bien entendu, je suis tombée dans ce piège où « il semble
que l’auteur n’écrit que la moitié du roman et que le lecteur crée l’autre
moitié.*»
Tribu Nengone au bosquet… |
Le roman historique est-il générateur de
polémiques culturelles ? Appartenant à cette génération née de la
décolonisation, ma lecture n’est pas dénuée d’opinions éthiques et politiques,
ce qui n’est pas si simple. Je dois juste admettre que les personnages sont
pris dans le moule d’une époque qui ne les autorise pas à beaucoup
d’indépendance d’esprit : la France profonde. Apparemment on a pensé pour
elle, environ 78% de la population est illettrée dont 98% de femmes. « A-t-on
le droit de revisiter l’histoire avec les valeurs d’aujourd’hui qui, de toute
évidence, ne sont pas celles d’autrefois ?*»
L’auteur réagit ainsi : « Pour
moi, avec un parti pris de romancier, j’essaie de camper mes personnages dans
leur temps en refusant tous jugements actuels. Mes héros ont assez à faire avec
leur quotidien. Les Kanaks ne savent pas qu’ils subissent le choc microbien,
les bagnards ne connaissent pas la révolution industrielle qui a fait d’eux des
délinquants et les fonctionnaires de la France pensent, sans vergogne, faire
œuvre de civilisation en menant à bien la colonisation.*»
Roman de terre & d’eau
L’archipel ?
Peu à peu s’en dévoile le cachet terraqué, c’est-à-dire de terre et d’eau, entre
versant aride et vallées inondées…
Concessions agricoles de Bourail |
Confusément
quadrillé sur les plans cadastraux tronqués, avec son épine dorsale de brousse
mystérieuse, ses relents d’orpailleurs, de pactole pour planteurs, ses despérados
campagnards venus en conquistadors fermiers pour guérir des années famine du
continent… c’est dans ce décor que s’ancre la saga de L’Angélus. Ce n’est
pas sans raison que l’auteur prend soin d’individualiser chaque parcours, car chacun
se trouve quasiment isolé, et quand les relations existent, elles sont casuelles,
superficielles, garrottées ou vulnérables.
Sur
l’archipel encore veiné de ses tribus squelettiques ambulantes, nous suivons le
destin de Pwêêdi en quête de transfusion urgente de son capital culturel
confisqué… Aux « vilains » de tous bords dont les autochtones,
« les paysans, ceux qui font le paysage » comme le souligne Bernard
de la Véga, transplantés de leur terreau périgourdin, bourguignon ou kanak, s’ajoute
encore cette population dessouchée des bagnards. Soi-disant
« réhabilités », pour expiration ou commutation de peine… soulagés ou
résignés, mais toujours soupçonnés par les colons libres.
Les caféieraies |
En
filigrane, gouverneurs et fonctionnaires, pressés de retourner en métropole, gèrent
espace et populations (bourgs, camps, pénitencier, réserves, ponts et chaussées,
déplacements, transhumance) comme du bétail, à la va-vite et tambour battant. Éleveurs,
caféiers, prospecteurs et leurs privilèges prospèrent sur le dos des «contrats
de chair humaine », illégalement requis. En sourdine et en faible
proportion, pour les évadés, les contrebandiers, les maraudeurs, à juste titre
ou non : « Piller les riches est un droit : c’est de la légitime
défense » (p.211).
Terra incognita, terra nova ?
Il
s’agit bien ici d’une histoire de naissance, d’identification et
d’appartenance, d’attachement ombilical à la glaise dont sont faits les hommes,
de quête de paternité ou de giron matriciel. Sur cette aire, nouvellement sortie
de son inconnue et annexée, la
population clairsemée peine à se forger ses points de repères : d’origines
diverses, elle se trouve compartimentée par les instances représentatives. Chaque
communauté se voit écorchée, tantôt honorée, tantôt conspuée, ostracisée, proscrite,
et dans bien des cas, orpheline. Ainsi, les privilégiés ou parvenus se
protègent derrière le rempart de leurs relations. Quant aux autres, amputés de
vrais modèles de chair et d’os, ils ressentent d’autant plus le dénuement que,
ballotés par les revers de toutes sortes, la Terre nourricière est aussi leur
marâtre.
Disparition d’une tribu |
Les
personnages, victimes ou actants, ont tous participé de près ou de loin à la
mutation des paysages originels, tatoués de métamorphoses profondes. Sur une
génération que dure le roman, la terre
est devenue méconnaissable, pas
seulement pour les autochtones kanaks aux villages désertés ou détruits… Même
« marquée du sceau du laboureur », de quelques années de remise de
peine sous forme de concession agricole, elle reste fuyante, quasi insaisissable.
Car cette terre ne materne ni réfugiés, ni parqués, ni nouveaux venus. Pour ces
« oubliés du monde libre », « pas d’issue », l’âme des
lieux a disparu ou les lieux en sont dépourvus… Le profit les a fait avorter.
Encore une Terra Incognita |
La
Terra Incognita des explorateurs, Ô vierge tropicale… n’annonce pas une
ère nouvelle mais le désenchantement. Par confusion ou non-sens, elle devient hostile. Ces Dames de Bourail ne sont
libérées du bagne qu’à condition de convoler en juste noces avec un ex-taulard et
d’assumer leur rôle d’épouses-fermières dans une concession agricole pénale. Grotesque
pour ne pas dire monstrueuse ordonnance matrimoniale !
Tout
est devenu invisible. « Ici, tout
est ni vu ni connu. Personne n’aura jamais vu personne et personne ne
rapportera jamais la vérité. Et qui va venir chercher tes os dans la rivière ?
Sûrement pas ta femme. Elle ne sait même pas où tu es. Et t’as déjà vu un
gendarme faire une enquête dans la chaîne ? » (p.252).
L’amour
est une plante de luxe (p.321)
Un romancier au cœur de l’histoire
Tous
les personnages ont en commun un destin qui s’étiole au fur et à mesure. Avec le
préalable suivant, l’anankè, c’est-à-dire la fatalité, - l’anankè du dogme, de
la loi, des éléments-, Victor Hugo écrit trois romans durant la même époque :
Notre-Dame de Paris (1831), Les Misérables(62), Les
travailleurs de la Mer (66).
La pause bagnards |
Pour
Bernard de la Véga le but est autre. Mais les personnages en sont-ils moins
écrasés et perdraient-ils de leur tragique ? Pas du tout, à mon avis.
« C’est en refusant le recul de l’histoire que je me glisse dans ce que je
crois être leur passé. J’ai donc souhaité que mes héros trainent leurs
blessures sans moi. Je les veux singuliers, mais dans un contexte qui soit
absolument respecté. Si mes créatures n’ont pas l’envergure des héros de roman,
que leur contexte au moins soit le plus juste possible.*» Le type de
personnages choisi par l’écrivain ne relève pas du roman d’aventure mais de l’ordinaire.
Semblables à leurs compatriotes expatriés, ils suivent la logique de
l’enfermement sur le lieu dont aucun ne peut s’échapper.
Ce qui conduit à l’exacerbation. Et
l’auteur de préciser : « le vrai héros du roman ce n’est ni Jean, ni
Erardt, ni les autres… C’est la plaine et le vide d’affect qui la peuple... Des
terres qui ne sont pas des terroirs, des voisins qui n’ont pas de morale, des
kanak qui sont loin.*»
La pause Angélus |
En
auteur du XXIème siècle, Bernard de la Véga reste sciemment neutre. Appuyant la
progression fictionnelle sur les réactions des personnages, leur évolution ou
leurs faiblesses bien plus que sur l’introspection, il brosse une galerie
réaliste de portraits à la Balzac, en toute conformité avec le puritanisme du
moment. « Petits, obscurs, sans-grade », à la Rostand dans L’Aiglon (1900),
ils sont les personnages-pivots qui nous permettent de visualiser et de
découvrir une région, des parcours et une époque dans leurs moindres
détails : de l’outil, à la nourriture, en passant par les préjugés
sanitaires de la toilette, la relation au travail, à la morale, à l’argent, à
la terre, à la femme, etc. Mais ils nous montrent aussi, s’il était utile de le préciser la complexité et l’impuissance de l’histoire, du passé.
L’Angélus bat la chamade
L’auteur
vous présente cette saga à cinq continents en prenant soin de l’associer à
la rétrospective d’un certain Paul, narrateur. Clin d’œil au millénaire supposé
mettre fin magiquement à une mentalité révolue. Là, se côtoient au milieu de l’océan, des
mondes éperdument hermétiques.
Le colon dans ses œuvres |
pour faire bonne mesure au titre d’un roman si proche
de l’humain, si touchant et si sobre dans le malheur, je vous propose une
ouverture sur toile. Penchons-nous sur cette contrition des gueux, l’Angélus, dans le genre paysan, du
peintre Jean-François Millet (1857) et… Croquons un brin d’humour avec cette
citation de Salvador Dali : « L’Angélus de Millet beau comme la
rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un
parapluie. »
Et
pour clore sur un mot de l’auteur : « C’est fini ou presque fini.
Maintenant certains vous disent : « Je suis fier d’être descendant de bagnard ».
ça prouve que ce n’est pas tout à
fait fini. D’abord la honte, puis le non-dit, puis la reconnaissance ; on va
leur laisser leur bien bête fierté avant qu’ils ne trouvent la sérénité.
L’histoire a tout son temps…*»
Jeune fille Kanake |
« L’histoire
n’appartient pas aux historiens, pas plus qu’un roman n’appartient à son auteur.*»
Un article de Monak
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de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur
Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.
Avertissement :
Les astérisques (*) renvoient aux dires, commentaires et réponses comprises
dans l’interview de Bernard de la Véga.
Voir
aussi :
Monak :
Bagne calédonien. Le désastre des colonies pénitentiaires.
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