Miss
Vahine-Tane 2013
Qui dit
« Miss » augure élection et
diadème. « Vahine-tane », c’est la femme-homme en tahitien.
L’équivalent français de Miss Travesti.
En
cette soirée festive pieds dans l’eau du platier de Punaauia, le Captain Bligh inonde de lumière les rivages charmeurs
de son lagoonarium. La salle est
surchauffée par l’affluence et l’ambiance qui récompense un bon mois de
préparation chez les huit candidat(e)s.
Une reconnaissance de droit |
Pour sa seizième édition, le conte de fée
« Miss Vahine-Tane » traverse ses heures les plus torrides, ponctuées
en finale par les douze coups du jury : la baguette magique de la
consécration ou le rêve évanoui de Cendrillon.
Tout comme pour sa grande sœur mondiale, Miss Tiffany’s Universe, ce concours est ressenti
par les participantes comme un moyen de « donner une image positive de la
communauté transgenre et de la faire davantage accepter par le reste du
monde ». En ce samedi 19 octobre 2013, ce même désir de reconnaissance
identitaire et sociale, affiché par les vahine-tane, se manifeste à Paris, sur
le mode institutionnel avec la 17ème marche Existrans
Qui sont-Elles ?
En Polynésie française, Ils-Elles se dénomment raerae. La langue
tahitienne passe de « un » à « une » raerae. Mais les raerae
parlant d’eux disent : Elles ; moi aussi d’ailleurs.
« … ni tout à fait la même, ni…» (Verlaine) |
Faisant
référence aux « hommes efféminés -mahu- »
de la culture ancestrale polynésienne, magnifiquement peints par Gauguin, le terme de raerae -travesti- n’apparaît que dans
les années soixante. Actuellement si les mahu
portent costume masculin et ne s’assimilent pas à des femmes, les raerae, elles, le revendiquent et sont
résolument travesties. Certaines passeront à la transidentité.
J’ajoute
qu’elles sont fascinantes et le savent, elles le soignent. Distinguées,
stylées, esthètes jusqu’au bout des ongles, « dandy au féminin »,
parfois flashy pour effacer la fatigue, souvent altières : elles s’entretiennent,
cultivent le raffinement à l’excès, se modèlent pour jouxter l’idéal, se
cisèlent comme les perles noires des lagons, si proches. Car elles sont « Nymphes
de la Nuit », m’avait lancé l’une d’elles en guise de salut, moitié-tocade,
moitié-mystère… éclatantes comme le parfum nocturne de ces « fleurs de
lune » envoutantes des îles tropicales.
La
nuit est leur domaine : par choix ou par nécessité ? C’est qu’elles
ont appris à se méfier, ne se livrent pas facilement. L’ombre, les rues
désertées… sont-elles un refuge à l’intolérance et à la cruauté
de la société ? Parfois c’est le drame, l’irréparable : Jade se
suicide
le 11 juin 2011.
…« Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore » |
Pourquoi
se présentent-elles aux Miss ? Parce qu’Elles n’ont que leur capital
corporel
pour la plupart. Peu ont réussi à se faire un nom comme Shelby Hunter, styliste-modéliste
de renom. Certaines ne doivent leur salut professionnel qu’en s’exilant de leur
île natale, exercent des emplois précaires (maintenance, restauration,
coiffure, ménage, etc.). Et beaucoup craignent pour une place potentielle au
soleil de la société polynésienne.
Certaines
ont été contraintes de rompre avec leur famille, parfois violemment. Avec leurs
semblables, elles tentent de survivre et de se constituer un cocon au sein de
leur nouvelle famille : la communauté raerae.
Ce qui n’est pas simple non plus.
« Son regard est pareil au regard des statues » |
D’autres
sont soutenues et entourées par la cellule familiale. « Tu comprends, me
dit la sœur d’une copine raerae, c’est
dur pour le père ; il ne peut se projeter dans l’avenir qu’il imaginait
pour son fils ! ». « C’est son image à lui qui est brouillée, il
a du mal à accepter la transformation ». « Pan ! dans son image
de virilité que soignent la plupart des pères polynésiens ». « Hard
c’était… au début ! Et petit à petit, ils se sont habitués ».
« Maintenant, ça va ! ».
Nos
huit candidates se prénomment depuis leur récente adolescence : Auahi,
Paty, Moehei, Mihilani, Danielle, Karine, Catalina et Reretini.
Un cérémonial intraitable
Comme
pour toutes les élections de Miss, la prestation s’entoure d’un protocole
exigeant : quatre passages pour chacune des candidates avec changement de
costume. Ce n’est pas seulement le choix du vêtement, du couturier qui est
impliqué, mais son port. La façon de se mouvoir, l’allure, la démarche,
résolument féminines concourent à la réussite.
Femmes-fleurs, les candidates |
Car
il s’agit d’épreuves notées. Quatre prestations entrecoupées d’intermèdes. Elles
se définissent par un thème ou un prétexte, accompagnées par une musique :
la première est une déambulation représentative d’un pays. Grèce, USA, Espagne,
Egypte, Italie, Thaïlande, Brésil, Hawaï occuperont successivement la piste
centrale. Figures, symboles, attitudes, rythme, atmosphère sont jetés pêle-mêle,
se répètent, sans qu’on s’y attarde.
La
seconde prestation, sur des partitions traditionnelles polynésiennes,
chorégraphie la « tenue végétale » comme design, matière textile et
inspiration. En adéquation avec leurs origines insulaires différentes, un
rapport intime à leur culture, c’est là que se révèle le plus la personnalité
des concurrentes : la gestuelle colle aux sentiments ou entre en relation
avec ce monde de la nature, primordial pour les Polynésiens. Parfois, de beaux
passages poétiques, remplis d’émotion.
Une interprétation
si vraie…(vidéo)
Puis
c’est le passage « tenue de plage ». Entre dévoilement et opération
séduction, c’est la mise à nu : vahine parfaite ou simili ? Les
travesties restent dans la sobriété, n’en font pas de trop, mais… C’est
peut-être le moment le plus attendu par les spectateurs. Les regards, parfois
concupiscents, convergent vers l’enveloppe charnelle, le cache-sexe. Ils
confondent exhibition et show, consommation et confirmation. Les travesties se
trouvent réduites à leur sexe, bien qu’il s’agisse pour elles, au-delà d’un
mode de vie, de l’affirmation de leur être le plus intime.
Le
final, qui se veut apothéose, s’achève sur
la « robe de soirée » : tenue de prestige. Elle joue les
apparences, le bling-bling à plein. Quelques tenues sophistiquées, originales
et design, tranchent avec les créations locales où les magasins de tissus se
font leur publicité. Les candidates oscillent entre l’exercice de style -ou
comment défiler avec une traîne ?-, le jeu du déhanché de haute-couture… et quelques goûts douteux d’étoffes un peu
ringardes de la trempe « robes-mission ».
Elles ont osé, moi aussi…
Pourquoi
suis-je venue à l’élection ? Ma décision va bien au-delà de l’encouragement
aux copines. C’est aussi un témoignage d’empathie exprimée aux inconnues :
sachant que, pour certaines, le parcours a été ou reste long et douloureux. Enfin,
s’agissant de l’existence d’êtres parmi les plus exposés de la cité, c’est d’abord
marquer ma solidarité, affirmer mon engagement politique, mon adhésion
vis-à-vis de celles qui se trouvent marginalisées et le signifient
inconsciemment quand on se croise dans la rue.
Si jeune, au sortir du lycée |
Ce
qui me fait mal au plus haut point, c’est la tendance des raerae à se dévaloriser
ou à coller au mépris que leur tance la société : même parmi celles que je
connais. Les pseudonymes dont elles se flattent,
jouent le double rôle qui leur permet de se distinguer dans leur nouveau statut
mais aussi de se rendre méconnaissables pour ne déranger ni leur famille, ni
leur environnement originel.
En
les voyant évoluer sur scène, je devenais comme elles : fragile, doutant
de moi. Autant elles s’affirmaient, autant je ressentais les limites de la
permissivité, de la licence et de la rudesse des jugements… Car la question est
bien là : celle de l’identité imposée par la naissance et qui peut se remettre
en question, se modifier. Suis-je encore vivant ou un simple numéro sur un
registre d’état-civil ? Je me suis complètement identifié(e) à elles.
J’aurais voulu être un garçon pour être avec elles, être elles.
Ce
qui m’a bouleversée, c’est combien cet événement anodin devenait existentiel :
combien l’euphorie transpirait de gravité ! Un échange silencieux, appuyé
par le regard, comme pour chercher notre approbation et que j’ai vécu avec
intensité. Une angoisse palpable derrière la parade organisée : œillade,
mimique, tressaillements, position de repli (pieds en-dedans). Comment serait
perçu leur aveu public ? Comment se relèveraient-elles après autant de
pression ? J’étais sous overdose de sensations, de sentiments, ébahie,
épatée, médusée, en plein écœurement d’hormonée, au bord de la crise
d’addiction.
« Et pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a… » (Verlaine) |
Aucune
d’elles n’étant artiste, ce n’est pas la comédie qu’elles jouaient : mais
leur vie. Ce n’est pas non plus sur la qualité scénique, les moments vides que
j’épiloguerais. Mais sur leur nouvelle naissance qu’elles nous faisaient partager.
Et cette éclosion-là est inoubliable et…
Ce soir, je serai la plus belle des
plus bels de Tahiti
Quel
que soit le type d’élection des Miss, il est des poncifs indéracinables. Le
critère de beauté, bien qu’il soit aléatoire, identifie toute candidate,
travesti compris, comme un objet : car les corps sont livrés en pâture aux
spectateurs qui plaquent sur eux leurs fantasmes sexuels au tarif du billet
d’entrée.
L’équipe
organisatrice, depuis son origine, reconduit le même schéma. L’accès avec dîner
(sans boisson) revient à 6 500 CFP (environ 60 €). Le public attablé constitué
de gens aisés représente environ le quart de l’assistance. Puis, à l’ouverture
du spectacle, la salle se gorge, bondée de raerae
(1 500 CFP). La récompense se solde par un trophée et une étole, point-barre.
Trophées, étoles et… fleurs |
Quelle
alternative pourrait leur être offerte ? Hélas, aucune, par ce biais-là…
Elles rêvent de métiers dans la communication, la relation. Mais souvent sans
bagage, elles ne semblent pas intégrées, comme le sont les mahu dans la société civile actuelle,
comme l’étaient les mahu, dans la société précoloniale. Coïncidence
avec le lieu : les carnets du Captain Bligh semblent voguer sur les flots
de cette soirée…
Coïncidence
encore entre cette manifestation où le déshabillé chic est de rigueur, et la
définition du « genre » -qu’il soit 3ème ou
hybride- : « le genre est la façon dont une société habille le sexe
par l’éducation parentale ou sociale » remarque François Bauer dans son
étude, contestée, sur certains points, par les témoins et concernées
elles-mêmes (Raerae de Tahiti –
Rencontres du 3ème type », Editions Haere Po, Tahiti, 2002).
En conséquence, il faut bien constater que ni dans le jury, ni dans les
critères : aucune ancienne Miss Vahine-Tane n’est pressentie. La mode, le
maquillage, les aspirations, les vœux des raerae se font sans les raerae.
Miss Vahine-Tane
2013, florilège vidéo
Alors ?
Reste ce petit moment évanescent de reconnaissance de soi, de féminisation,
concentrées autour des accessoires vestimentaires, de maquillage, d’un défilé
de mode. Il fait intervenir exclusivement un monde féminin ou travesti :
de la chaperonne, à la maquilleuse, l’esthéticienne, la styliste, la
chorégraphe, la coach, etc…
Et après…
Rien
d’annoncé pour la suite : l’événement restera local… Pourtant « Miss
T Brazil »
(ce 23 oct. 2013), vient de remporter l’équivalent de 4 700 € et participera à l'élection 2014 de « Miss
International Queen » en Thaïlande.
Pourtant
l’investissement financier de chacune des candidates polynésiennes est loin
d’être négligeable. Il représente un peu plus de l’équivalent du RSA, pour des
filles qui travaillent quand elles le peuvent, de bric et de broc. Même si une
chaîne de bénévoles raerae s’empresse autour d’elles.
Des « chaperonnes » souriantes…dont Shelby et Doriane |
En
guise de consolation, pour les trois candidates qui n’ont pas correspondu aux
critères « passe-partout » d’un jury conforme aux contradictions de
notre société en mutation : « Un moment, comme une enclave… »,
« Un moment de fête », « Comme un pari », « Un
défi », « On s’est fait connaître, là où on vit », murmurent-elles
avec leurs amis.
La
reconnaissance alors, une vraie question que se posent les
raerae : « Est-ce que "l’humain" s’étendra jusqu’à
m’inclure dans son champ ? Si mon désir va dans un certain sens, aurai-je la
possibilité de vivre ? Y aura-t-il un lieu pour ma
vie et sera-t-il reconnaissable pour ceux dont dépend mon existence
sociale ? »
Emotion à fleur de peau |
« Les mots
manquent aux émotions », aurait conclu Hugo en guise de
remerciement. Je tiens à déclarer la mienne, pour l’accueil, la cordialité que
les copines raerae m’ont prodigués lors de ces occasions d’inoubliable
rencontre.
Et
pour rester dans la mouvance de ce précurseur Verlaine, travestissant son amant
dans son poème, « Mon rêve familier » :
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend... »
Un article de Monak
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