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samedi 16 décembre 2017

“ Al Dorsey ”



Une série à l’ouest d’Eden

Al Dorsey, détective privé”, série policière en six épisodes, réalisée par Thierry Bouteiller vient de se profiler sur les petits écrans en ce dernier trimestre 2017. Quelle image, quel projet, quel public se dessinent à travers cette coproduction Franco-Tahitienne, écartelée aux antipodes ?

L’objectif était très clairement défini par la poignée de producteurs que compte la minuscule Polynésie lors du Festival du film documentaire océanien (FIFO 2016) : initialiser la première œuvre fictionnelle d’archipels méconnus, dans l’histoire du cinéma. Restait à convaincre leur vis-à-vis métropolitains dont les intentions sont déterminées par les modèles du marché de l’image occidentale.

Les producteurs polynésiens au FIFO 2017
Défi pour le réalisateur, que de ne pas sacrifier aux fresques exotiques d’une Cythère galvaudée ? Ou parti pris de trancher au coupe-coupe dans les représentations primaires de l’expansionnisme style White Shadows in the south Seas (1928) ou Tabu (1931) ? Toujours est-il qu’il s’emploie à concocter une série policière atypique… dont les échos sont déjà divergents.

Le présumé innocent Patrice Guirao
L’entreprise ne pouvait qu’embraser les esprits des cinéastes insulaires dans la mesure où le synopsis, tiré des polars de Patrice Guirao, ne manque pas de dégager points de vue décapants et irrévérencieux, mise en boîte réciproque du limier et du scélérat. Inutile de faire l’éloge d’un auteur coutumier des scènes de comédies musicales, parolier d’un bon nombre de stars de la chanson française et piqué au tiare.

Un petit coin de bonheur ?
Jusqu’au réalisateur, venu de l’Ouest, d’exprimer son plaisir de tourner dans un cadre « magnifique » et d’inscrire sa nouvelle expérience cinématographique sous le label de la liberté de ton avec la première saison de la série. Enchanté aussi de découvrir, avec l’équipe technique de choc, une directrice artistique, Claire Schwob, au plus près des exigences du tournage et des acteurs locaux qu’il remercie à l’issue de chaque séquence. Car Thierry Bouteiller fait montre de calme mêlé d’humour, de gentillesse et de courtoisie sur le tournage.

Thierry Bouteiller en action…
Quant aux rôles secondaires locaux, qu’ils aient un passé professionnel dans leurs bagages, malgré l’absence de statut sur le territoire polynésien, ce qui discrédite la profession… qu’ils en soient à leur premier essai ou qu’ils valident leurs acquis, cette aventure est perçue comme une fête. Même s’ils y figurent moins de 5 minutes, certains, méconnaissables, ont rempli un contrat plus qu’honorable. Dommage qu’ils n’aient été que trop rapidement survolés : faiblesse, nous laissant l’eau à la bouche ou stratégie préludant à la seconde saison ? Cependant, l’inénarrable Toti, alias Jean-Marc Leille, réussit le tour de force de percer l’écran à la cocasse !

Le binôme déjanté Al –Sando
Dans le binôme principal imposé par l’ouest, le second rôle tenu par Guillaume Ducreux, alias Sando, s’intègre pleinement à l’atmosphère emblématique des îles. Juste, charismatique, multiple, complice de ses acolytes, il dynamise son partenaire éponyme quelque peu soporifique. Al Dorsey, alias Alban Casterman, bien que nous ayons été prévenus de son statut d’antihéros, colle au mauvais rôle sans même le jouer ! édouard Tudieu de la Valière, ci-devant (noble) malgré lui, cambrioleur malgré tout, indélicat sous le visage lisse de l’innocence, sans aucune surprise, même pas celle d’un sourcil, il semble se perdre dans une fadeur insipide. Faut-il en imputer la responsabilité à la compression de budget ?

L’équivoque
Tout semblait engagé pour le mieux, avec l’économie notoire d’une équipe technique et artistique globalement polynésienne excepté le staff pilote : 35 petits rôles et 200 figurants locaux, des lieux de captation à portée de main, la beauté naturelle des paysages et une population riveraine docile à toute directive. L’aventure d’un polar qui ne se prend pas au sérieux s’engageait pour deux mois à l’été 2016 de la zone tempérée.

Toti, une nature, un personnage
Sauf que les impératifs de production, résonnent avec un tant soit peu de relents perçus comme discriminatoires : « Souvent, ils ont peur de prendre des risques. J’ai dû supprimer beaucoup de couleur locale pour être plus neutre. Ça m’a fait mal au cœur… Des compromis et des concessions qui ont dû être faites pour s’adapter aux exigences des chaînes nationales. », note Sydélia Guirao, coscénariste.

L’escouade polynésienne à l’avant-première
Moyennant quoi, se languit à l’écran une île décolorée par la réverbération comme sous courtine de brume, aux transparences oblitérées, aux reliefs dépolis et sans contrastes, mortellement vidée comme après un cataclysme, insonore comme un dimanche après-midi sous rideaux de fer baissés, excepté de rares coqs… ce qui est une prouesse !
  
Un rythme de jongleur
Thierry Bouteiller, en se cristallisant sur des personnages-moteurs atypiques avec son ahuri de détective, son anachronique de mère, son commissaire néophyte à tous crins, sa jeune première manchote, son clodo millionnaire, son rasta interlope, son curé-faux-monnayeur-anarchiste, son tahu'a guérisseur-devin, son sculpteur faussaire, etc., atteint-il son but de polar déphasé ? D’une certaine façon, oui, en inversant les poncifs du genre : un fil conducteur où le détective se trouve mené par l’enquête…

La vallée vide d’Orofara pendant le tournage
 Un réalisateur qui montre un amour sans mélange pour ses acteurs, une approche nuancée de son sujet : avec une caméra qui les cueille tout en douceur, des gags en cascade, il relève les symptômes communautaristes que l’insularité renforce là où tout le monde se connaît et d’où personne ne peut s’enfuir.  D’où l’avalanche des intrigues qui se croisent et dont la résolution est reportée d’épisodes en épisodes.

Mana Tiki contre Quai Branly…
Avec ses incrustations de visions prémonitoires ou de flashbacks furtifs, ses balayages de drones, le rythme procède par déclics. Le suspense se prend au jeu d’une certaine identité culturelle propre aux tropiques alizéens et qui inverse la notion du temps. Point capital pour les réalisateurs polynésiens, car le film “Al Dorsey” porte l’espoir de faire date, d’inscrire sa facture esthétique dans le panorama du cinéma de fiction : un polar a contrario s’il faut le définir.

Belle saga humaine
Entre petits villages blottis dans la verdure, ruelles au petit matin, route littorale, ponton sur lagon et forêt à débrousser à la machette, le tournage a induit une convivialité et un élan chaleureux entre les protagonistes venus des bouts du monde. 

Gilles, le rasta et l’équipe technique
La sauce prend entre acteurs, techniciens, habitants, artisans convoqués pour les besoins du scénario ou les nécessités vitales. Une ambiance beau fixe qui augure certainement la reconduction d’une aventure créative similaire… ou de la suite, espérons-le. Quant aux téléspectateurs, ils découvrent une culture qui mêle tradition et modernité et s’arrange de ses syncrétismes. Et loin du sempiternel clivage hiérarchique éden-Occident qui affecte les tropiques de par le monde, le film ne recourt pas à l’image carte-postale.

La Bande-Annonce d’“Al Dorsey, détective privé”
L’exceptionnelle qualité des relations humaines, la reconnaissance de talents artistiques et techniques certains, un atout ! La Polynésie a prouvé qu’elle disposait de l’essentiel pour mener à son terme une entreprise fictionnelle.


Un article de Monak
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