Une série à l’ouest d’Eden
“Al
Dorsey, détective privé”, série policière
en six épisodes, réalisée par Thierry Bouteiller vient de se profiler sur les
petits écrans en ce dernier trimestre 2017. Quelle image, quel projet, quel
public se dessinent à travers cette coproduction Franco-Tahitienne, écartelée
aux antipodes ?
L’objectif
était très clairement défini par la poignée de producteurs que compte la
minuscule Polynésie lors du Festival du film documentaire océanien (FIFO 2016) :
initialiser la première œuvre fictionnelle d’archipels méconnus, dans
l’histoire du cinéma. Restait à convaincre leur vis-à-vis métropolitains dont
les intentions sont déterminées par les modèles du marché de l’image
occidentale.
Les producteurs polynésiens au FIFO 2017 |
Défi pour le réalisateur, que de ne pas
sacrifier aux fresques exotiques d’une Cythère galvaudée ? Ou parti pris
de trancher au coupe-coupe dans les représentations primaires de
l’expansionnisme style White
Shadows in the south Seas (1928) ou Tabu (1931) ? Toujours
est-il qu’il s’emploie à concocter une série policière atypique… dont les échos
sont déjà divergents.
Le présumé innocent Patrice Guirao |
L’entreprise ne pouvait qu’embraser les
esprits des cinéastes insulaires dans la mesure où le synopsis, tiré des polars
de Patrice Guirao, ne manque pas de
dégager points de vue décapants et irrévérencieux, mise en boîte réciproque du
limier et du scélérat. Inutile de faire l’éloge d’un auteur coutumier des
scènes de comédies musicales, parolier d’un bon nombre de stars de la chanson
française et piqué au tiare.
Un petit coin de bonheur ?
Jusqu’au
réalisateur, venu de l’Ouest, d’exprimer son plaisir de tourner dans un cadre
« magnifique » et
d’inscrire sa nouvelle expérience cinématographique sous le label de la liberté
de ton avec la première saison de la série. Enchanté aussi de découvrir, avec
l’équipe technique de choc, une directrice artistique, Claire Schwob, au plus
près des exigences du tournage et des acteurs locaux qu’il remercie à l’issue
de chaque séquence. Car Thierry Bouteiller fait montre de
calme mêlé d’humour, de gentillesse et de courtoisie sur le tournage.
Thierry Bouteiller en action… |
Quant
aux rôles secondaires locaux, qu’ils aient un
passé professionnel dans leurs bagages, malgré l’absence de statut sur le
territoire polynésien, ce qui discrédite la profession… qu’ils en soient à leur
premier essai ou qu’ils valident leurs acquis, cette aventure est perçue comme
une fête. Même s’ils y figurent moins de 5 minutes, certains, méconnaissables,
ont rempli un contrat plus qu’honorable. Dommage qu’ils n’aient été que trop
rapidement survolés : faiblesse, nous laissant l’eau à la bouche ou
stratégie préludant à la seconde saison ? Cependant, l’inénarrable Toti,
alias Jean-Marc Leille, réussit le tour de force de percer l’écran à la
cocasse !
Le binôme déjanté Al –Sando |
Dans
le binôme principal imposé par l’ouest, le second rôle tenu par Guillaume Ducreux, alias Sando,
s’intègre pleinement à l’atmosphère emblématique des îles. Juste,
charismatique, multiple, complice de ses acolytes, il dynamise son partenaire éponyme
quelque peu soporifique. Al Dorsey, alias Alban Casterman, bien que nous
ayons été prévenus de son statut d’antihéros, colle au mauvais rôle sans même
le jouer ! édouard Tudieu de
la Valière, ci-devant (noble) malgré lui, cambrioleur malgré tout, indélicat
sous le visage lisse de l’innocence, sans aucune surprise, même pas celle
d’un sourcil, il semble se perdre dans une fadeur insipide. Faut-il en imputer
la responsabilité à la compression de budget ?
L’équivoque
Tout
semblait engagé pour le mieux, avec l’économie notoire d’une équipe technique et
artistique globalement polynésienne excepté le staff pilote : 35 petits
rôles et 200 figurants locaux, des lieux de captation à portée de main, la
beauté naturelle des paysages et une population riveraine docile à toute
directive. L’aventure d’un polar qui ne se prend pas au sérieux s’engageait
pour deux mois à l’été 2016 de la zone tempérée.
Toti, une nature, un personnage |
Sauf
que les impératifs de production, résonnent avec un tant soit peu de relents
perçus comme discriminatoires : « Souvent, ils ont peur de prendre des
risques. J’ai dû supprimer beaucoup de couleur locale pour être plus neutre. Ça
m’a fait mal au cœur… Des compromis et des concessions qui ont dû être faites
pour s’adapter aux exigences des chaînes nationales. », note Sydélia Guirao, coscénariste.
L’escouade polynésienne à l’avant-première |
Moyennant
quoi, se languit à l’écran une île décolorée par la réverbération comme sous courtine
de brume, aux transparences oblitérées, aux reliefs dépolis et sans contrastes,
mortellement vidée comme après un cataclysme, insonore comme un dimanche
après-midi sous rideaux de fer baissés, excepté de rares coqs… ce qui est une prouesse !
Un rythme de jongleur
Thierry
Bouteiller, en se cristallisant sur des personnages-moteurs atypiques avec son ahuri
de détective, son anachronique de mère, son commissaire néophyte à tous crins,
sa jeune première manchote, son clodo millionnaire, son rasta interlope, son
curé-faux-monnayeur-anarchiste, son tahu'a guérisseur-devin, son sculpteur
faussaire, etc., atteint-il son but de polar déphasé ? D’une certaine
façon, oui, en inversant les poncifs du genre : un fil conducteur où le détective
se trouve mené par l’enquête…
La vallée vide d’Orofara pendant le tournage |
Un réalisateur qui montre un amour sans
mélange pour ses acteurs, une approche nuancée de son sujet : avec une
caméra qui les cueille tout en douceur, des gags en cascade, il relève les
symptômes communautaristes que l’insularité renforce là où tout le monde se
connaît et d’où personne ne peut s’enfuir.
D’où l’avalanche des intrigues qui se croisent et dont la résolution est
reportée d’épisodes en épisodes.
Mana Tiki contre Quai Branly… |
Avec
ses incrustations de visions prémonitoires ou de flashbacks furtifs, ses
balayages de drones, le rythme procède par déclics. Le suspense se prend au jeu
d’une certaine identité culturelle propre aux tropiques alizéens et qui inverse
la notion du temps. Point capital pour les réalisateurs polynésiens, car le
film “Al Dorsey” porte l’espoir de faire date, d’inscrire sa facture esthétique
dans le panorama du cinéma de fiction : un polar a contrario s’il faut le
définir.
Belle saga humaine
Entre
petits villages blottis dans la verdure, ruelles au petit matin, route
littorale, ponton sur lagon et forêt à débrousser à la machette, le tournage a
induit une convivialité et un élan chaleureux entre les protagonistes venus des
bouts du monde.
Gilles, le rasta et l’équipe technique |
La
sauce prend entre acteurs, techniciens, habitants, artisans convoqués pour les
besoins du scénario ou les nécessités vitales. Une ambiance beau fixe qui
augure certainement la reconduction d’une aventure créative similaire… ou de la
suite, espérons-le. Quant aux téléspectateurs, ils découvrent une culture qui
mêle tradition et modernité et s’arrange de ses syncrétismes. Et loin du
sempiternel clivage hiérarchique éden-Occident
qui affecte les tropiques de par le monde, le film ne recourt pas à l’image
carte-postale.
La Bande-Annonce d’“Al Dorsey, détective privé”
L’exceptionnelle
qualité des relations humaines, la reconnaissance de talents artistiques et
techniques certains, un atout ! La Polynésie a prouvé qu’elle disposait de
l’essentiel pour mener à son terme une entreprise fictionnelle.
Un article de Monak
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