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jeudi 2 février 2017

Moetai Brotherson



La conscience collective

Si vous voulez ″lire un pays″, comme le propose l’Association des éditeurs et diffuseurs de la Nouvelle-Calédonie, si vous aspirez à connaître de l’intérieur la Polynésie française, entre culture traditionnelle revivifiée et réalité corrosive, feuilletez sans ménagement ″Le roi Absent″ de Moetai Brotherson. C’est comme pour un bon cru, vous passez du verre au tonneau !

Même s’il date de 2007, le livre est toujours d’actualité. Cinq ans après Mutismes de Titaua Peu, comme par une coïncidence frappante et brûlante, cette fiction à l’étoffe capiteuse s’entiche d’un muet ou vāvā : Vaki Moanam Heremanu, lui-même script de son vécu pendant plus de la moitié du livre. Narration traversée d’une écriture onirique, apposée en italique, elle distille une légende aux rythmes chamaniques, écartelée entre les deux rives du Pacifique, les racines mā'ohi et amérindiennes, de ce peuple de voyageurs…

Un livre, un prix au Salon du Livre 2009 en Polynésie
Récit mouvementé, truculent, aux relents picaresques, il est émaillé d’allusions à double sens, de jeux de langages à dimension plurielle et développe un discours sous-jacent en contrepoint. Celui de l’épopée du peuple polynésien, de son silence aussi, celui du mystère de l’écriture, de ces signes indéchiffrables, pétroglyphes, Rongo Rongo ou boustrophédons.

Mais ce n’est pas le seul paradoxe, compris une bonne dose d’humour, que semble cultiver l’auteur. Avec Moetai B., pourquoi faire simple quand on peut compliquer ? Le roi Absent est une énigme. Il s’aborde comme une partie d’échecs où le roi est mis à mat… mais… comme tout mystère, il vous rend addicte.

Une écriture peut en cacher une autre
Au Vaki-narrateur s’adjoint cette voix de l’ancêtre fantasmagorique qui se répand en versets : Nukutauna. Écho de sortilèges, elle réveille la mémoire. Elle n’est pas la seule. Si vous ne connaissez rien de la culture polynésienne, des Marquises à l’île capitale, adressez-vous aux oiseaux. Ils seront vos yeux, ils vous montreront le chemin.

Succède, en narrateur omniscient pour la seconde partie, Monsieur Nègre (Goûtez l’allusion !), romancier, porteur des manuscrits de V-Moanam. Aux prises avec la propriété littéraire, l’imposture de l’édition et ses tribulations en Amérique. Le même Philippe Nègre, psychiatre de son état, vous livre les prémices de sa thèse, s’égare dans des interprétations confuses, et perd l’esprit par la même occasion : CQFD.

Qui est-il ? Qui sera-t-il ?
En relai, s’interpose Alex Wamsutta Whaler, éditeur américain, descendant des Indiens Wampanoag, à la recherche d’une lointaine ancêtre, Nuttaun, échouée à Ua Huka. La légende originelle, aux similitudes étranges, glisse vers le Nouveau Monde et vibre sur la peau des tambours. Nègre fulmine : « Cette histoire n’est plus la mienne ».

Cette histoire peut en cacher une autre
L’écriture de ce livre procède par emboitements, à l’instar de la matriochka qui revient en leitmotive. Roman d’aventure extraordinaire à la Mark Twain, réaliste, d’une verve populaire, le destin de Vaki-Moanam, de famille marquisienne très modeste, après des péripéties périlleuses, connaît une ascension rapide avant de s’abimer dans les bas-fonds.

Quête d’une parenté réelle ou fictive, elle s’appuie sur les présages de la mythique et muette Nukutauna, par la voix de la grand-mère Nuku et de ses imprécations. Remontant le temps, elle s’identifie à la lointaine Nuttaun, donnant au roman une allure fantastique.

Les légendes du futur…
La malédiction en touchera d’autres. Notamment, Philippe N, qui accomplit son rituel d’initiation sur l’île de Ua Huka, selon les prédictions de V-Moanam. Obsédé par cette saga dilatée du Pérou à l’île de Pâques, il quitte femme et enfant, puis s’accroche au frêle esquif qui fonce vers Fatu Huku.

Et si l’ensemble de cette histoire procède de manière ellipsoïdale, la boucle est bouclée entre le rôle hollywoodien du père en ″Nuage Rouge″ et Flying Eagle, (encore un oiseau), l’Indien de Rhode Island.

Un roi peut en cacher un autre
« Le roi des cons », Maheono, père de Moanam fait son entrée de « centaure » dès la première page. On croit identifier le roi absent, chapitre après chapitre, sur la liste des souverains dépouillés de leur fief. Il change d’identité, il se dissimule. Est-il Manuragi, Massassoit ? Est-il mort ? Est-il enfin Moanam ? Son avatar amérindien ? Sa réincarnation ? Les shamans en transe font parler les oracles.

Toujours est-il que le roman de Moetai B. est un monument littéraire. Il apporte un autre souffle à la littérature polynésienne. Il s’inscrit dans l’oraliture, pas seulement du fait de son langage parlé, aux images incandescentes, mais par ses dimensions spatiotemporelles, convulsées de fantastique et de symboles. Cette dénomination s’applique aussi à une composition hétérogène, ajustant les pièces d’un puzzle distendu sur plus de cinq siècles et deux continents… Parcours initiatique, il embrasse présent et passé dans une conscience collective recouvrée. Partie d’échecs géante, avec la mise en péril de la pièce maîtresse et sa résolution par un coup de génie.

Fatu Huku, l’île inhabitée…
Fonctionnant sur le principe des révélations enchâssées, le livre établit avec dérision sa déconstruction. Mais le métatexte, celui qui structure en sourdine le recueil - normal, pour une culture orale transmise « par une lignée de femmes muettes » -, repose sur l’absence : la déperdition des repères originels, l’oubli des héros et des mythes, par un peuple soumis aux « barbus conquistadores et à leurs croix ».

Une histoire sans fin
Ce livre est celui de la résilience et de la reconstruction de ce peuple de bourlingueurs. Une histoire de fous ? Où chacun, par contamination, se reconnaît dans le destin de son prédécesseur. Où Nègre, l’anti-héros, devient l’avatar de Moanam et de cette longue lignée de rois aliénés au hasard des îles.

Celle d’une « amnésique chantant la mémoire qui ne meurt jamais ».

Dos au Gauguin revisité
            Une histoire sans fin ? Ce « bonitier qui file sur Fatu Huku », induit-il le vaisseau de la mort du ″Nègre Blanc″ ou anticipe-t-il sur l’annonce du prochain tome ?

Quant à l’auteur-conteur, Monsieur Moetai Brotherson, « messager du temps, visionnaire, » ainsi que le cinéaste Diop Mambéty se plaît à nommer tout « créateur de futur », vous m’avez chaloupée sur « les 24 racines du temps ». J’en farandole encore et… ne peux m’en lasser.       

Un article de Monak
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