La conscience collective
Si vous voulez
″lire un pays″, comme le propose l’Association des
éditeurs et diffuseurs de la Nouvelle-Calédonie, si vous aspirez à connaître de l’intérieur la
Polynésie française, entre culture traditionnelle revivifiée et réalité corrosive,
feuilletez sans ménagement ″Le roi Absent″ de Moetai
Brotherson. C’est comme pour
un bon cru, vous passez du verre au tonneau !
Même
s’il date de 2007, le livre est toujours d’actualité. Cinq ans après Mutismes
de Titaua Peu, comme par une coïncidence
frappante et brûlante, cette fiction à l’étoffe capiteuse s’entiche d’un muet
ou vāvā : Vaki Moanam Heremanu, lui-même script de son vécu pendant plus
de la moitié du livre. Narration traversée d’une écriture onirique, apposée en
italique, elle distille une légende aux rythmes chamaniques, écartelée entre
les deux rives du Pacifique, les racines mā'ohi et amérindiennes, de ce peuple
de voyageurs…
Un livre, un prix au Salon du Livre 2009 en Polynésie
Récit mouvementé, truculent, aux relents
picaresques, il est émaillé d’allusions à double sens, de jeux de langages à dimension
plurielle et développe un discours sous-jacent en contrepoint. Celui de
l’épopée du peuple polynésien, de son silence aussi, celui du mystère de l’écriture,
de ces signes indéchiffrables, pétroglyphes, Rongo Rongo ou boustrophédons.
Mais ce n’est pas le seul paradoxe,
compris une bonne dose d’humour, que semble cultiver l’auteur. Avec Moetai B.,
pourquoi faire simple quand on peut compliquer ? Le roi Absent est une énigme. Il
s’aborde comme une partie d’échecs où le roi est mis à mat… mais… comme
tout mystère, il vous rend addicte.
Une écriture peut en cacher une autre
Au
Vaki-narrateur s’adjoint cette voix de l’ancêtre fantasmagorique qui se répand
en versets : Nukutauna. Écho de sortilèges, elle réveille la mémoire. Elle
n’est pas la seule. Si vous ne connaissez rien de la culture polynésienne, des
Marquises à l’île capitale, adressez-vous aux oiseaux. Ils seront vos yeux, ils
vous montreront le chemin.
Succède,
en narrateur omniscient pour la seconde partie, Monsieur Nègre (Goûtez
l’allusion !), romancier, porteur des manuscrits de V-Moanam. Aux prises
avec la propriété littéraire, l’imposture de l’édition et ses tribulations en
Amérique. Le même Philippe Nègre, psychiatre de son état, vous livre les prémices
de sa thèse, s’égare dans des interprétations confuses, et perd l’esprit par la
même occasion : CQFD.
Qui est-il ? Qui sera-t-il ? |
En
relai, s’interpose Alex Wamsutta Whaler, éditeur américain, descendant des Indiens
Wampanoag, à la recherche d’une lointaine ancêtre, Nuttaun, échouée à Ua Huka. La
légende originelle, aux similitudes étranges, glisse vers le Nouveau Monde et vibre
sur la peau des tambours. Nègre fulmine : « Cette histoire n’est plus
la mienne ».
Cette histoire peut en cacher une autre
L’écriture
de ce livre procède par emboitements, à l’instar de la matriochka qui revient
en leitmotive. Roman d’aventure extraordinaire à la Mark Twain, réaliste, d’une
verve populaire, le destin de Vaki-Moanam, de famille marquisienne très modeste,
après des péripéties périlleuses, connaît une ascension rapide avant de
s’abimer dans les bas-fonds.
Quête
d’une parenté réelle ou fictive, elle s’appuie sur les présages de la mythique et
muette Nukutauna, par la voix de la grand-mère Nuku et de ses imprécations.
Remontant le temps, elle s’identifie à la lointaine Nuttaun, donnant au roman une
allure fantastique.
Les légendes du futur…
La
malédiction en touchera d’autres. Notamment, Philippe N, qui accomplit son
rituel d’initiation sur l’île de Ua Huka, selon les prédictions de V-Moanam.
Obsédé par cette saga dilatée du Pérou à l’île de Pâques, il quitte femme et
enfant, puis s’accroche au frêle esquif qui fonce vers Fatu Huku.
Et
si l’ensemble de cette histoire procède de manière ellipsoïdale, la boucle est
bouclée entre le rôle hollywoodien du père en ″Nuage Rouge″ et Flying Eagle,
(encore un oiseau), l’Indien de Rhode Island.
Un roi peut en cacher un autre
« Le
roi des cons », Maheono, père de Moanam fait son entrée de « centaure »
dès la première page. On croit identifier le roi absent, chapitre après chapitre,
sur la liste des souverains dépouillés de leur fief. Il change d’identité, il
se dissimule. Est-il Manuragi, Massassoit ? Est-il mort ? Est-il
enfin Moanam ? Son avatar amérindien ? Sa réincarnation ? Les
shamans en transe font parler les oracles.
Toujours
est-il que le roman de Moetai B. est un monument littéraire. Il apporte un
autre souffle à la littérature polynésienne. Il s’inscrit dans l’oraliture, pas
seulement du fait de son langage parlé, aux images incandescentes, mais par ses
dimensions spatiotemporelles, convulsées de fantastique et de symboles. Cette
dénomination s’applique aussi à une composition hétérogène, ajustant les pièces
d’un puzzle distendu sur plus de cinq siècles et deux continents… Parcours
initiatique, il embrasse présent et passé dans une conscience collective
recouvrée. Partie d’échecs géante, avec la mise en péril de la pièce maîtresse
et sa résolution par un coup de génie.
Fatu Huku, l’île inhabitée… |
Fonctionnant
sur le principe des révélations enchâssées, le livre établit avec dérision sa
déconstruction. Mais le métatexte, celui qui structure en sourdine le recueil -
normal, pour une culture orale transmise « par une lignée de femmes
muettes » -, repose sur l’absence : la déperdition des repères
originels, l’oubli des héros et des mythes, par un peuple soumis aux
« barbus conquistadores et à leurs croix ».
Une histoire sans fin
Ce
livre est celui de la résilience et de la reconstruction de ce peuple de bourlingueurs.
Une histoire de fous ? Où chacun, par contamination, se reconnaît dans le
destin de son prédécesseur. Où Nègre, l’anti-héros, devient l’avatar de Moanam
et de cette longue lignée de rois aliénés au hasard des îles.
Celle
d’une « amnésique chantant la mémoire qui ne meurt jamais ».
Dos au Gauguin revisité |
Une histoire sans fin ? Ce
« bonitier qui file sur Fatu Huku », induit-il le vaisseau de la mort
du ″Nègre Blanc″ ou anticipe-t-il sur l’annonce du prochain tome ?
Quant
à l’auteur-conteur, Monsieur Moetai Brotherson, « messager du temps,
visionnaire, » ainsi que le cinéaste Diop Mambéty se plaît à nommer tout
« créateur de futur », vous m’avez chaloupée sur « les 24
racines du temps ». J’en farandole encore et… ne peux m’en lasser.
Un article de Monak
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