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samedi 24 octobre 2015

L’anthropo-psychanalyste tunisien du politique



Hechmi Dhaoui

Pleins feux sur la société civile avec le prix Nobel de la paix 2015 attribué au « Quartet » tunisien ! Hechmi Dhaoui s’en réjouit. Mais ce ne sont pas les seuls actants de la Tunisie avant-gardiste et tolérante. Force individualités artistiques, intellectuelles et scientifiques ont œuvré dans ce sens sous la dictature et, sans discontinuer, en cette période postrévolutionnaire.

Parmi les personnages marquants, découvrons « l’anthropo-psychanalyste du politique », Hechmi Dhaoui, et régalons-nous de cette étiquette provocatrice dont il s’affuble. Car pour lui, digne héritier de l’Antique Térence, rien n’est sacré hors l’humain. En impulseur de conscience, il chamboule infatigablement les poncifs plaqués sur la réalité tunisienne, peaufinant son art depuis 1986.
En pleine bataille de réhabilitation du droit de vivre, il fonde l’Association pour la Citoyenneté Active en 2011 ; ce n’est pas un hasard.  Déjà, en 1991, avec la Société Civile d’études et de Recherches Scientifiques - Orient-Occident - (OROC) dont il est toujours président, il choisit les thèmes brûlants d’actualité qui dérangent. Au besoin il en délocalise les colloques annuels pour se prémunir des totalitarismes panarabes, religieux et étatiques.

En des communications hardies il fustige l’auto-satisfecit collectif : L’individu archétypal au Maghreb (91), Dieu, Lui et l’Unique pour « Monothéismes et modernités » (95). Il investigue les territoires qui font mal : les « Droits de l’Homme… » (Bologne, 92), « La paix, Tel Aviv et Gaza »  (94-95-96, en collaboration avec le Centre du Moyen-Orient pour la Paix). Quel crédit porter à son avis s’il ne bravait la controverse ? Et dernièrement, en pleines vagues d’attentats, il stimule l‘intelligentzia de tous bords à prendre position au « Congrès des intellectuels tunisiens contre le terrorisme : Pour une éthique de la responsabilité et de l'action » (août 2015), entre autres… Que vaut la pensée sans sa réalisation concrète ?

Le Maghrébin et son identité
Dans un pays où les pratiques fétichistes et les transes avaient cours sous le manteau, les implorations aux saints protecteurs scandaient campagnes de pêche et moissons depuis le XIIIe siècle. Leurs dépouilles alimentaient les litanies dans la pénombre des Marabouts pour évacuer le mal-être. Le recours aux confréries religieuses orchestrant le quotidien ne cessant de se consolider, on pourrait se demander, face au déferlement de l’irrationnel salafiste, quelle place est accordée au psychanalyste. Hechmi Dhaoui répondait déjà à cette interrogation en 99, dans son livre Pour une Psychanalyse Maghrébine : "Pour se décharger de son fardeau, le Maghrébin préfère parler à un ancêtre mort qu'à un psychanalyste qui fait le mort". Et de rectifier en 2015 : « Ce n’est plus le cas maintenant. »

Quant à l’Homo tunisianus, être complexe et complexé, sujet de son étude et de ses soins, Hechmi le définit rapidement ainsi : « avec ses troubles d’identité qu’essaient de nous imposer les fondamentalistes voulant faire de la Tunisie un pays exclusivement arabo-musulman alors que pas moins de douze cultures différentes » tissent sa tunisianité, il est parallèlement frappé d’un « complexe d’infériorité qui, par un mécanisme psychique appelé formation réactionnelle, devient sentiment de toute-puissance, terrain de tout fanatisme kamikaze. »

Une appartenance, « Tunisie, nombril du monde »
Maniant le paradoxe, vous l’interpréterez comme vous l’entendrez, Hechmi Dhaoui établit un diagnostic pour son pays : « Oui, la Tunisie souffre d’une pathologie qui est celle d’être le nombril du monde ». Reste au « Tunisien d’adopter la modernité et de la considérer sienne comme civilisation. »

Les mentalités, malgré le grand saut révolutionnaire, restent encore souvent empêtrées dans des clichés les plus désuets. Outre que l’épicentre du corps féminin, symbolique du désir (le nombril), est frappé de tabou, le port de la keswa traditionnelle (mini haut et maxi bas) relève du paradoxe ! Hormis que l’expression se regarder le nombril hésite entre une technique de méditation et un ethnocentrisme ravageur, Ariel Zeïtoun n’a pas manqué d’illustrer la seconde, avec un film du même nom, tourné en plein cœur du « grenier de Rome » en 91. Hechmi Dhaoui reprend les pans entiers de son histoire, pour raviver chez le Tunisien la flamme de son évolution, les racines qui l’ont porté dans le courant universel. Le nombril du monde, la trace originelle, le creuset civilisationnel autant que la source identitaire, Hechmi Dhaoui l’expose dans l'encart et l'image qui suivent :

« Tout à fait normal que la Tunisie ait le prix Nobel de la paix 2015. Il est amplement mérité.
Car notre Tunisie est réellement le nombril du monde et voilà pourquoi :
La Tunisie a donné son nom au continent (Ifrikiya), puis Socrate lui-même a reconnu que c’était la première démocratie de l'histoire de l'humanité en disant : "cette belle ville de Carthage possède la constitution la plus proche de la perfection".
Sans oublier pour autant Hannibal qui était pour la paix et Scipion l'Africain qui lui a imposé la guerre.
Carthage a dispatché l'écriture linéaire actuelle à travers toute la Méditerranée.
Notre grand poète Térence (Afer) le Carthaginois fut la source principale du réformateur de l'église à savoir Saint Augustin tout en étant la référence quotidienne de Karl Marx qui a chamboulé le politique au XIXe siècle. C'est de Tunis vers Salerne que le savoir grec et islamique est passé vers l'Europe avec pour chef traducteur Constantin l'Africain au Xe siècle. Ce sont des Tunisiens qui ont mis en place la première université du monde Al Qaraouiyine à Fès au Maroc. C'est un Tunisien, Moez Eddine El Mahdi qui a construit le Caire et c'est un autre Tunisien qui a fondé le plus grand festival du cinéma africain à Ouagadougou, je parlais de feu Tahar Chriâa.
La Tunisie a donné 5 papes à l'église et le 21e empereur Romain (Septime Sévère).
Le plus important et sans avoir terminé… c'est un Amazigh tunisien qui a fourni la flotte à Christophe Colomb pour découvrir le nouveau monde, Martin Alonso Pinzón. Nous avons en Tunisie le plus vieil olivier de la planète terre dans un village qui s'appelle l'honneur (Echraf)
                                                                                                                            entre El Haouaria et Kelibia.
 
« Tunisie, Nombril du monde »
S’il ne manque pas de notifier ce déni de l’héritage culturel millénaire chez certains de ses compatriotes, abusés par des mentors empressés de faire remonter l’aube des temps à la conquête (697), il en dénonce l’absurdité et la malhonnêteté, conséquences de la « régression des Musulmans depuis le XIe siècle » dans Identité artificielle du Maghreb (2013). Cette falsification identitaire, explique les dérives salafistes actuelles. Mais Hechmi Dhaoui accorde aux Tunisiens ce sursaut révolutionnaire dont il prévoyait l’issue dans son livre de 2007 Musulmans contre Islam. Il en évoque les prémices avec la révolte des indignés du bassin minier de Gafsa en 2008, date réelle du démarrage de la révolution qui aboutit en 2011.

Un rôle multiple
Inlassable, impétueux sous des dehors affables, Hechmi Dhaoui combat sur tous les fronts de son implication humaine et professionnelle. Il en clarifie ainsi les enjeux : « Le rôle du psychanalyste est d’éclairer la voie sur le non-dit, ce qui nous évitera les névroses collectives. » Il ne peut se définir en termes politiques, « mais plutôt en intellectuel libre et indépendant des disciplines partisanes. Et certainement pas en termes sociaux. Puisqu’il doit être un correcteur des déviances de toute société. »

Balayons donc les poncifs qui voudraient caser la psychanalyse dans les produits d’importations illicites occidentaux et retournons à son essence : « Que le psychanalyste soit de quelque culture, il peut exercer et quelle que soit la culture de l’analysant (du patient). Tous les êtres humains ont un inconscient et un conscient ; donc le travail psychanalytique essaie de créer cette cohérence entre les deux.» "Pour une psychanalyse Maghrébine", édité à l'Harmatan en 1999, vous renseigne sur le sujet.

Amazigh tunisienne
Psychiatre-psychothérapeute, Docteur Hechmi Dhaoui pratique en cabinet privé, tout comme en bénévole dans les ONG ou associations à caractère humanitaire tels les villages d’enfant S.O.S. (85-91), les centres de rééducation pour mineurs délinquants (87-91). Psychiatre conventionné dans les prisons civiles tunisiennes (86-92), à l’Institut National de Protection de l’Enfance (87-91) et à la Caisse nationale de Sécurité Sociale (95-97), il approche tous les milieux. Il s’y investit doublement, auprès des personnes en difficulté, mais aussi comme conseiller du personnel soignant.

Didacticien, chercheur, formateur, c’est aussi dans d’autres secteurs, à ses risques et périls, qu’il emploie ses compétences : au sein de la Commission de réforme de l’enseignement (éducation Nationale, 89-94), du Tourisme Culturel (95-96) et de la prévention du Sida (à l’Office National du Planning Familial, 99-02). Car pendant 23 ans et parfois davantage, l’instruction, la culture et le sida faisaient partie de ces maladies honteuses ne figurant pas dans les statistiques nationales. Oui, vous avez bien lu…

En homme libre
Hechmi Dhaoui s’est toujours exprimé librement et sans concession : « J’ai toujours dit ce que je pensais. Les différents maires de Sidi Bou Saïd m’appelaient Mouchaouech, le « chahuteur ». Contestataire de la morale lénifiante et de la pensée unique, il fait figure de trublion, insoumis et séditieux en costume sans cravate. « Avec la psychanalyse ma parole est devenue encore plus libre ». Une « manière d’être », et de faire en pleine et entière conscience.

Ces propos agaçants dont il a payé l’ardoise à chaque fois, sans être forcément suivi, il les a multipliés : « quand j’ai dit ce que je pensais de Ben Ali et de son viol de la constitution au café Jimmy’s en 2002. D’ailleurs on a préparé une pétition qui n’a été signée que par 93 personnes. » Il récidive avec ses prises de parole explosives jusqu’à maintenant : « La dernière en date, c’est en août 2015 quand j’ai écrit une lettre ouverte à Yassine Brahim que je considère comme celui qui a porté le plus de tort à la Tunisie postrévolutionnaire. Je l’ai alors publiée sur FB. ».

Le « miracle tunisien » vu par Glez.
Inquiété, il l’a été, mais son verbe comme son attitude ne manquent pas d’humour : « …à trois reprises au moins. La première fois c’était donc à l’écriture de la pétition contre le viol de la constitution. La seconde après la visite de Chirac en 2004. Le Point à fait la couverture sur la fameuse phrase de Chirac « Le miracle Tunisien », avec un article de quatre pages dont la chute était « un éminent psychiatre tunisien a décidé de s’installer à Paris pour boire ses trois bières sans être surveillé par la police politique ».
« Ces deux fois j’ai eu un redressement fiscal. La troisième fois après l’édition de mon livre Musulmans contre Islam, à propos de Ben Ali et de sa dictature. Il m’a retiré une option touristique pour construire un centre de stimulation de la mémoire à Gammarth. Il m’a fait perdre 293 milles dinars que j’avais déjà dépensés. Je pourrais réclamer un remboursement, mais je ne ferais jamais comme les commerçants de la religion, c'est-à-dire les « islamiteux » qui ont ruiné la Tunisie en se faisant indemniser. »

Un livre qui manie le soufre politique
Censuré ou censurable, il s’est même exilé : « Pour écrire ce livre j'ai passé une partie des années 2004 et 2005 à Paris parce que la police politique était devenue très active. » Entendre ici que le portail de la délation est grand ouvert aux mouchards (sabbeb, les verseurs, les balances) et les gros-bras. Censuré avant la révolution tunisienne car il critique tous les régimes musulmans et surtout tunisien. « J'y ai même prévu la chute de ces régimes en cas de liberté de la parole… »

Pour une société égalitaire
Téléphone arabe, conférences, séminaires, écrits édités et posts sur internet, tout lui est bon pour interpeller l’être et le devenir de ses concitoyens, amorder l’alternative démocratique que dessinent l’histoire et les aspirations de la Tunisie. Alternant analyses socio-politiques et recherches psychanalytiques spécifiques, vulgarisation et psychologie des profondeurs, réflexion laïque et analyse de l’art (fresque d’Hercule à Pompéi)… il aborde et se préoccupe d’un maximum de thèmes qui constituent l’espace vital et le vécu des tunisiens.

Il n’officie pas seulement au creux des pages, au clos des instituts, mais aussi au for de la scène publique. Il anime les débats significatifs comme à la période bénie de l’après–révolution, pour le film Persépolis, vu, revu puis condamné par la descente « matraquante » des salafistes casseurs et devenu ensuite la bête noire des islamistes…  Le scénario, qui n’arrive pas qu’aux autres, du pays qui devient étranger à lui-même.

Un débat au cinéma au temps béni de l’espace libertaire
Insolent, voire trivial, à l’égal de l’obscénité des mystificateurs de la justice qui bafouent l’intégrité physique des homosexuels en des pratiques pour le moins perverses, notons au passage son cybermilitantisme (29.09.2015) :

« Ne touche pas mon cul (cul pour remplacer intimité qui n'existe pas en arabe, pétition à diffuser et à signer). Que notre constitution reste la référence unique en matière des droits individuels, en attendant d'abroger les lois obsolètes. Que ce que vient de vivre ce jeune étudiant ne se reproduise plus dans notre pays. Que le jeune soit libéré le plus vite possible et qu'il soit dédommagé tout en enquêtant sur toute la chaine judiciaire qui est à revoir. Que le conseil de l'ordre des médecins prenne les dispositions nécessaires contre cet énergumène de pseudo-médecin qui se permet d'oublier son humanisme et sa déontologie en examinant le jeune en public alors que ce dernier ne connaissait pas ses droits. »

La « misère sexuelle », Hechmi Dhaoui l’évoque en termes crus, concernant cette vision arabo-musulmane de la femme : « C’est une réelle phobie de la femme parce qu’elle est donneuse de vie alors qu’eux fonctionnent sur la pulsion de la mort. D’ailleurs, ils sont tellement jaloux d’elle qu’ils s’y identifient en portant eux-mêmes des robes qui me donnent toujours envie de leur demander la couleur de la nuisette qu’ils ont au-dessous, ce qui est déjà arrivé. » Et pas d’indulgence pour le Jihad Annikah (la guerre sainte du sexe chez les Whahhabites) : « Il suffit de lire le gourou de ces intégristes. Effectivement pour Ghannouchou la femme n’a qu’une fonction sexuelle qu’on peut acheter. Donc leur système est basé sur la prostitution. »

Autant en rire…
Salace, mais aussi distingué, il manie cet art de l’auto mise en scène, sans gêne ni remord. Dans son parcours aux impacts variés, il est encore beaucoup de domaines que je vous invite à dénicher. Car l’homme, toujours sur la brèche, en famille et en besogne, fait peu de cas du repos. Je vous laisse le soin de dépister ce Monsieur, indéfectible boute-en-train et inébranlable libertaire. « Le psychanalyste est par essence quelqu'un de libre d’esprit sans qu’il soit engagé politiquement. Cela ne l’empêche pas d’avoir un avis sur le politique. »

Penseur incontrôlé et incontrôlable, Hechmi Dhaoui met ses semblables en situation de réflexion, loin de tout système rigide et clos. Et il s’en acquitte de façon magistrale, sans jamais les accaparer.


Je remercie encore Hechmi Dhaoui de s’être prêté avec autant de sérieux aux items de mon interview

Un article de  Monak

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