Crieuse
de journaux à Papeete
« Nouvelles !
Dépêche ! ia orana ! bonjour ! Demandez les nouvelles ! Tout
sur l’incendie de Tupai ! L’agresseur au coupe-coupe a pris 5
ans ! Le double discours calédonien de la France !» : ainsi
se ponctue avec les titres de Une, le slalom que Meheura exécute sur la
chaussée encombrée de travaux, entre la lumière pâlissante des réverbères et
les premières lueurs du jour.
Meheura
est « vendeuse de journaux à la criée ». Dans l’agglomération de
Papeete, elle couvre la zone de Fautaua, connue pour sa rivière. Son prénom
semble prémonitoire à sa fonction et signifie « effeuiller le
ciel » ! Tout un programme pour qui effeuille les nouvelles !
Dès l’aube… |
Plus d’une heure maintenant que le
soleil s’est levé. La circulation est à son point fort matinal. Les voitures
drainent déjà leur cargaison d’enfants en route pour les établissements
scolaires qui ouvrent à 7h30. Ici, en région tropicale, la journée commence
tôt. Bientôt, les rayons darderont plus dru. On ressent déjà la chaleur des
moteurs.
L’agglomération de Papeete reste le
dernier bastion où le métier de « crieur de journaux » fait partie de ces
spécificités qui font la Polynésie. Dans d’autres pays, la profession a disparu
avec la modernisation et les impératifs du libéralisme. Quatre titulaires et
trois intérimaires se partagent actuellement la capitale de Tahiti. Quant aux autres îles de
Polynésie française, c’est une toute autre histoire !
Le « quotidien » aux îles…
Rares
sont les quotidiens d’information en Polynésie : ils ne sont que deux.
Hors le mensuel « Tahiti Pacifique Magazine », « Les
Nouvelles de Tahiti » et « La Dépêche de
Tahiti » appartiennent à la même Société Océanienne de
Communication » (SOC). Les Messageries
Lyonnaises de Presse (MLP), coopérative de distribution, analysait ainsi la
situation de la presse en Polynésie : « ADP, notre distributeur
local, possède également une activité de librairie / papeterie. Globalement,
son chiffre d’affaires est stable, mais la presse souffre avec notamment – 6%
sur la presse importée… 80% du chiffre d’affaires est concentré sur Tahiti. »
La tournée commence…au demi-jour |
Effectivement,
qui pourrait les recevoir en dehors de l’île capitale ? Car, de l’ensemble
des archipels dispersés sur une étendue équivalant au continent européen, seul
un petit nombre est desservi par une ligne aérienne quotidienne venant de
Tahiti ! Les quotidiens tahitiens, même sous leur forme d’abonnements
numériques ne parviennent donc que difficilement, voire pas du tout, sur les 118
îles de Polynésie française. Mana, unique fournisseur d’accès internet
est loin de couvrir les besoins : étant l’un des plus chers du monde, il
ne permet pas aux plus modestes de s’équiper ! Ce qui est le cas pour une
bonne partie des Polynésiens. Ne reçoivent les « quotidiens », que
les îles disposant d’un aéroport et d’une liaison quotidienne. Pour Les
Marquises à 5 heures d’avion, les nouvelles sont décalées !
La
Polynésie, admettons-le bien, est un monde à lui seul dont les repères sont à
intégrer si nous voulons le comprendre. Ainsi témoigne, pour la période
précédant les années 60, un natif, écrivain polynésien de surcroit, Jimmy M. Ly :
« Avant le CEP (Centre
d’Expérimentation nucléaire du Pacifique), nous n’avions pas de journaux locaux
ou des feuilles de choux dont une à polémique appartenant à un certain GERVAIS.
Ceux de France arrivaient par bateau avec beaucoup de mois de retard. Nous
étions moins de cent mille habitants et la solidarité familiale polynésienne
était notre CPS (Caisse de Prévoyance Sociale). Pas besoin de vendeurs à la
criée. La Dépêche avec P. MAZELLIER, le Journal de Tahiti avec Michel LEFEVRE
décédé depuis, Les Nouvelles avec VENTRILLON aujourd'hui à Nouméa étaient
nos trois quotidiens qui servaient à faire passer les matinées de désœuvrement.
J'ai travaillé comme pigiste et monteur aux Nouvelles à mon retour des Etats-Unis
en 1969. »
La parole en marche |
La
Polynésie se trouve aussi être à la source événementielle de ce qu’on nommera dans
l’histoire de la presse, le « journalisme d’investigation », dans les
années 80 : avec la destruction du Rainbow Warrior, en pleine lutte contre
le nucléaire, c’est la mise en doute des sources officielles. Le To’ere,
hebdomadaire de Claude Marere (2001-2006), faisait partie de cette mouvance. Il
en a payé sa disparition. Qu’en reste-t-il
actuellement ? Quand les pouvoirs de la finance, protégés en haut-lieu,
font main basse sur les medias.
A l’origine du métier
Ce
métier, né avec l’invention de l’imprimerie au XVème siècle en Europe,
remplaçait le crieur public qui annonçait les dispositions administratives dans
les communes. Il avait une fonction didactique, permettant aux illettrés de se
tenir au courant des événements. Auparavant, les écrits manuscrits étaient
diffusés par colportage et empruntaient ce chemin pour passer pamphlets et
critiques sous le manteau ! C’est en 1636 que, pour la première fois, la Gazette de
Théophraste Renaudot
utilise les colporteurs.
« Drive-in nouvelles » et… fleur d’hibiscus ! |
Dès
1723, un arrêt stipule que le métier est géré par les « imprimeurs, libraires, relieurs, fondeurs ». Ils en
confient la distribution aux pauvres ou aux infirmes de leur branche. A partir
de 1789, quand est votée la liberté de la « librairie » les
« brailleurs de rue» peuvent « crier libelles, journaux, imprimés de
toutes sortes ». Mais la presse déchante dès 1809 avec la censure napoléonienne
qui sera relayée par bien d’autres.
En
1840, la profession est soumise à contraintes : « les crieurs ne peuvent
ajouter, lire ou débiter aucun commentaire aux titres colportés sur la voie
publique »
La
profession se féminise en 1881. Enfin,
le 30 novembre 1900, la Chambre syndicale des marchands de journaux s’insurge
contre le fait que des enfants de sept à huit ans portent des journaux. »
Pas pour leur jeune âge ! Mais parce qu’ils représentent une concurrence !
Aux temps anciens… dans la France métropolitaine de 1908… |
La
seconde moitié du XXème siècle a vu ce métier de « gagne-petit » disparaître,
remplacé par des intermédiaires véhiculés, appelés « porteurs »,
livreurs, distributeurs.
Mais
chacun sait, que la presse écrite est en grande difficulté en France. En guise
d’aperçu, l’un des plus gros titres, France-soir, dépassait le million d’exemplaires, tiré en sept
éditions journalières à sa belle époque. Les ventes chutant à 20 000, il n’a
dû son salut temporaire qu’à ses abonnements sur le Web, avant de fermer
boutique en 2011. Depuis, la presse papier occidentale en crise se recycle sur la toile… avec ses
infographistes et autres techniciens.
Crieuse de journaux, quel
métier ?
« Le
crieur de journaux » polynésien n’officie donc qu’à Tahiti. Avec les
kilomètres parcourus par journée de travail, il doit être pourvu d’une solide
santé et d’une endurance au soleil et à la canicule ; d’une bonne dose de résistance
face au bourdonnement de la rue, au vacarme des travaux et à la pollution ;
d’un sens de l’organisation pour adapter son itinéraire à l’affluence, au
passage de la clientèle et la fidéliser ; d’un sens de la communication en
dépit de la pluie, de la méforme et des soucis ; d’un esprit de synthèse
et d’à-propos pour déclamer la formule « accrocheuse ». Meheura fait
preuve de toutes ces compétences… et d’un sourire « lumineux ».
Des annonces et des jambes (diaporama)
L’école
hôtelière dont elle est issue semble mener à tout ! Surtout du point de
vue relationnel. Ce qui constitue un atout commercial ! Mais surtout
humain, venant de sa part ! Car elle est véritablement proche de chacun,
malgré la brièveté des civilités et de l’échange. Et bien lui a pris de
fréquenter le club d’athlétisme du lycée. Ce qui lui garantit un gabarit de
sportive : mollets de randonneur, biceps d’haltérophile, souffle de
marathonien. Elle marche à pas pressés, à grandes enjambées, toute à sa
mission : l’allure rapide ne la départit pas de son attitude avenante.
Elle
a commencé dans le métier en faisant des remplacements qui parfois la
conduisent encore de Pirae au marché central de Papeete (à environ 3 kms).
Depuis sept ans, elle a un CDI de « vendeur à la criée », rémunéré au
SMIG. Sa qualité première étant la
ponctualité, elle se lève à 2 heures du matin, sort de sa vallée de la Papenoo
à 3 heures et fait du stop. Les bus qui la conduiraient vers 4h30 à Papeete, ne
sont pas toujours à l’heure : « Il vaut mieux prendre ses
précautions ! », confirme-t-elle. Elle n’a pas l’air de souffrir de la
routine. Pour chacun, une formule inédite ! Rires, bonhommie : sa
panoplie ne s’épuise pas…
Retour au dépôt |
A
5 heures, aux entrepôts de l’imprimerie Media Polynésie, elle a revêtu son
uniforme : gilet de sécurité jaune fluo, casquette rouge, t-shirt jaune
d’or, bermuda bleu roi, chaussures solides de randonnée, sacoche ventrale cirée
à poches. Posés au creux du bras, sur une « liasse de biftecks », en
jargon journalistique ces feuilles pas encore imprimées qui la protègent de
l’encre, une vingtaine de périodiques. Question de poids ! Meheura entame
le premier de ses multiples aller-retours. Puis elle retourne au dépôt pour ne
pas être à court d’achalandage et se délester de sa monnaie.
Entre
les avenues, le club de tennis chinois près du temple, une célèbre pâtisserie-salon
de thé, quelques magasins divers, un club de santé, un salon de coiffure et des
particuliers qui la dispensent un moment des gaz d’échappement, Meheura prend
une bouffée d’air, de décompression relative et son lot de petits bonjours de
proximité. Sur le trottoir, devant les vitrines, la détente se ressent :
le danger s’estompe.
La pâtisserie à l’heure du petit-déjeuner |
La
criée, ce n’est pas qu’en extérieur, mais là où se concentre le public. Elle
salue les clients, qui maintenant à pieds, sont parvenus aux abords de leur destination.
Elle entre dans la pâtisserie Hilaire où consommateurs et familles prennent
leur petit déjeuner avant l’école ou le travail et pourvoie les tablées de leur
denrée de journaux. Les dialogues sont brefs, mais tout en sourires.
Puis
elle retourne au dépôt, toujours au milieu des voitures et reprend son trajet
en sens inverse : un œil sur les conducteurs, l’autre aux aguets, elle
salue chacun de la main ou de la voix. Des étapes journalières bien
remplies : six heures trente de quadrillage du quartier, d’allées et
venues, du lundi au samedi. Le mercredi, c’est le jour le plus chargé (en
poids !) : avec le « Tiki Mag » (programme de télé
polynésien), les publicités de La Dépêche, le « Fenu’orama »… pour
ces dames ! Le samedi, avec le congé des scolaires, le rythme change. En
plus du circuit habituel, la clientèle se trouve aussi au marché aux puces de
Pirae. Les marchands, les habitués guettent son camion, espèrent la piétonne en
casquette. Les badauds de passage manifestent leur joie à l’aubaine. Les
adresses vont bon train.
Un métier qui lui plaît
Malgré
le rythme d’enfer, les risques qu’elle
encourt sur la route, Meheura aime son métier. Elle fait partie du paysage
vivant de la cité. Les conducteurs ont des égards pour elle, ralentissent,
patientent. Elle les salue tous, qu’ils
s’arrêtent ou pas : en voiture, à vélo, en scooter, etc… Et ils le lui
rendent bien, d’un geste de main, joggers et passants compris, de l’autre côté
de la rue. Elle prévoit qui va stopper et sans se départir de sa vigilance, elle
échange quelques propos rapides à la vitre.
Meheura : La « criée » au quotidien
(Vidéo)
Elle
se sait attendue, pour ce qu’elle représente. Le goût de la connivence qui
passe par la lecture : un bien précieux qui semble s’acquérir aussi dans
la rue, au sein d’une culture ou l’essentiel passe par l’oralité. Sans
préséance, à l’unisson. Le lectorat est multiple… les contacts s’établissent à
tous les âges, des étudiants aux retraités, en passant par les jeunes couples.
Bien
des tentatives
culturelles
semblent en émerger, ailleurs ; et dans les cités si lointaines où le
besoin de l’échange cherche à les guérir de cette maladie de l’anonymat avec
les crieurs de quartier. Et si Meheura
ne le sait pas, son rôle crée des liens sociaux. Elle plaisante, elle
encourage, elle s’enquiert, elle complimente les enfants un peu timides que les
parents délèguent. « Elle est la grâce de l’amabilité et de
l’empathie », me confie un particulier, ajoutant : « Même
si je n’avais pas le journal dans la tête… Je la vois, je m’arrête…»
Elle
est leur messagère. Leur ambassadrice, aussi : transmet les commissions de
client à client. Pour ce faire, elle sait donner de sa personne, du mot gentil,
du commentaire. Elle rayonne.
« … au revoir et à demain ! » |
Si
sa hantise, le cauchemar qui la préoccupe c’est de ne pas boucler ses
ventes : elle ne le montre pas. Ce qu’elle partage, c’est le quotidien de
ses semblables.
Porteuse
de nouvelles, un feuilleton qui dépasse le fait divers.
Un article de Monak
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