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jeudi 31 décembre 2015

Spectographie de la scène tunisienne



Combat pour un Théâtre
Secrétaire général du syndicat des métiers des arts dramatiques pendant plusieurs années, parce que nombre de ses collègues refusent de s’y risquer, les créations, les apparitions scéniques de Ridha Boukadida n’ont pas manqué de se voir oblitérées ou menacées. La rançon de la scène, de la corruption ou de l’absence de politique culturelle ?

Et pourtant Ridha ne se renie jamais, même pour des amis proches, encore moins face à la censure : en 93, il « refuse de changer une seule virgule » au texte qu’il présente pour le festival d’Aoussou. Il acte.

Son Manifeste 2015 pour la journée internationale du théâtre : censuré !
Dans sa fonction de représentant, il soulève d’anciens problèmes irrésolus. « Pourquoi ce métier d’acteur ou de comédien devrait-il rester, un siècle après son adoption, permis à celui qui pourrait collecter, soudoyer, acheter cinq apparitions dans cinq feuilletons télévisuels… pour obtenir la carte professionnelle ? » Telle est la lancinante question posée au théâtre tunisien.

La transmission
Pour Ridha : « rien au monde ne me plait autant que de faire plaisir… c’est ma faiblesse » ;  traduire des textes pour des étudiants… s’embarquer et soutenir des projets associatifs… « Je n’ai jamais admis d’enseigner au sens strict du terme. J’ai toujours pensé renseigner, orienter, échanger… apprendre aux autres tout en apprenant moi-même. Chercheur, théoricien, chargé de cours à l’Institut Supérieur d’Arts Dramatiques de Tunis, il met la main à la pâte dont on fait les metteurs en scène :  « Faire des choses…monter des pièces, essayer, découvrir d’égal à égal…poser mes problèmes et discuter… lire et écrire, jouer et rejouer… »

Avec la hantise de se voir confronté à « exercer un quelconque pouvoir sur quiconque, voilà l’angoisse secrète qui l’a toujours miné de l’intérieur… ». Si enseigner lui a « au moins permis de vivre honnêtement », il ne lui reconnaît aucun sens en Tunisie, de par l’incommunicabilité avec l’administration, le « mutisme de l’état sur la cause des artistes » et la démotivation conséquente des étudiants.

La main à la pâte
Malgré la négation des pouvoirs publics, « la production textuelle théâtrale tunisienne est relativement importante, mais ni vue ni connue : avec, certaines années, de 170 à 190 textes jamais publiés. Quantitativement, c’est une bibliothèque théâtrale garnie de milliers de textes qui n’ont jamais vu le jour. Ni répertoriés, ni à la disposition des critiques, on ne peut en faire aucune estimation ».

 Mais elle s’essouffle. « Il n’y a plus de rupture, de locomotive, de mouvement de groupe. Restent des individualités… des démiurges qui s’imposent autour du financier principal : les deniers publics du ministère … Nous naviguons à l’aveuglette en tout… sans échos… »

La plus grande « mise en scène » du pays, c’est d’enfanter de jeunes metteurs en scène… « 28 ans que j’enseigne la mise en scène, dans une société de classes où l’on reconnaît la division du travail et les spécialistes »… « Souvent frustrante, faute de moyens, la mise en scène reste pourtant un exercice fabuleux car elle est apprentissage de la mort en vue de reconstruire un univers pour les autres… C’est devancer la demande et chercher comment la satisfaire avant qu’elle ne soit formulée par quiconque… C’est jouir d’un imaginaire qu’on pense satisfaisant pour l’autre… ». Ces temps troublés pourraient nous donner à l’interpréter autrement…

Faire ou défaire
Acteur, metteur en scène, dramaturge professionnel, il ne se retrouve pas dans la situation tragique des amateurs qui, professionnalisés d’une manière ou d’une autre, n’ayant pas de diplôme leur permettant une équivalence, sont « déclassés à la fin de leur carrière. Ils survivent à peine, avec des pensions équivalant aux plus basses catégories d’ouvriers. Réduits à des déchets sociaux, après une gloire artistique illusoire… »

La scène des gagne-petit…
« Les amateurs peuvent jouer dans le secteur professionnel proportionnellement au tiers du personnel engagé. Mais tout le monde est contractuel ; dans le  théâtre public aussi… Une situation ambigüe » que le Ministère de la Culture ne songe même pas à résoudre, faute de statut professionnel dûment établi.

 « Rien n’a changé réellement et objectivement depuis la révolution, sinon que c’est l’anarchie totale (Traduisez : la liberté chez les Arabes). Depuis, les vapeurs de la censure cherchent à se nicher ailleurs, avec les règlementations vieillies, d’une autre époque. Voilà cinq ans passés, et trois ministres de la culture et de la sauvegarde du patrimoine… ! » Mais aucune réforme.

… et pourtant elle tourne…
« Malgré les volontés nouvelles, les énergies prometteuses, avec les mêmes portes défoncées depuis longtemps… aucune brèche ne s’est ouverte, si la liberté est considérée comme une condition normale du travail artistique. Nous avons réussi à maintenir une normalité, mais elle ne serait pas propice à la création théâtrale. Il y a plus de permissivité, plus d’audace, plus de synergie. Mais sans repères, sans réflexion, sans questionnement sur le modèle production-consommation-événement. Le tout copié sur ce qui marche ailleurs, en Europe et aux états-Unis… Sans idéologie, comme quoi l’argent n’a pas d’odeur… »

« Une privatisation à outrance sape le secteur, avec les mêmes barons ou leurs héritiers ; quelques rapaces des télévisions et du cinéma mèneront la barque vers les planètes divertissantes des variétés théâtrales, musicales, dansantes et tutti quanti… Le ministère s’est délesté de toute politique culturelle depuis 1987, et il continue à ne pas flairer un grand besoin urgent, démocratiquement parlant, d’une culture politique et d’une politique culturelle… »

La liberté du faire, liberté d’être
 « Quand tu rencontres des jeunes, généreux, intelligents, qui ont cessé de se regarder le nombril, et comme je ne veux pas mourir idiot j’aide autant que possible ces jeunes pour qu’ils continuent à rêver d’un monde meilleur… »

Théâtre tunisien : « état d’urgence » !
Pour rester conséquent avec soi-même, créer c’est aussi analyser et se mettre en question. « L’attitude de l’observateur impose un certain retrait, les déceptions imposent une certaine prudence, l’apprentissage continu impose une certaine modestie, l’humiliation et l’orgueil finissent par imposer des calculs à la limite de l’indifférence… comme fatalité stratégique… »

 « L’engagement artistique est un acte politique. Je serai toujours un électron politique. Mais libre… »

Y croire… !
En toute lucidité, Ridha Boukadida se méfie et rejette « toute discipline politique… » Ne soyons pas dupes, le Théâtre est en bien mauvaise passe : « l’alliance du capital et de la religion fait que l’histoire d’Abel et de Caïn se répète jusqu’à nouvel ordre ».


Un article de  Monak

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mercredi 30 décembre 2015

Ridha Boukadida


Théâtre tunisien hors planches

En cette fin d’année 2015 les artistes tunisiens, servant de cible à bien des condamnations d’ordre sécuritaire, continuent d’être sujets à caution. Même si aucun n’a commis d’acte terroriste, ils demeurent les exclus de la bonne moralité du tout-venant.

Mal-aimé du nouveau régime, malgré les espoirs de renouveau caressés par la révolution, le Théâtre, même pantelant parce qu’il tient tête publiquement aux tribuns de l’éradication de la culture, reste un domaine chaotique, sans statut. Il l’était déjà auparavant, issu des bouillantes Troupes de Gafsa et du Kef, héritières du mouvement indépendantiste, puis de la contestation socio-politique avec le Nouveau Théâtre à Tunis.

C’est sous l’impulsion de ces ardents pionniers, revenus de France avec un bagage pratique et universitaire, que s’ouvre le Centre d’Arts Dramatiques de Tunis (74). Bien qu’il en soit sorti major de sa promotion (79), Ridha n’a pas été immédiatement pressenti pour monter sur les planches. Sa réputation de « cérébral » le suivait de près. Car il fait partie de cette génération, la première des étudiants de théâtre, qui, experte en critique, en analyse du geste et en questionnements, cherchait à édifier, en le faisant sur les planches, un théâtre véritablement tunisien, donc novateur.

Au temps des Universités
Il a ainsi bifurqué lui aussi vers la France pour parachever son cursus universitaire et intégrer le nouvel  Institut Supérieur d’Arts Dramatiques , en tant que chercheur, théoricien et chargé de cours.

La « Commission d’Orientation, interdit le spectacle Kharafni Ya Aychik (Raconte-moi, s’il-te-plaît) à l’été 86. Son réel premier rôle en Tunisie n’a donc pu voir le jour. Mais deux ans plus tard, dans Eddalia (Le Pampre) au Théâtre Organique, le rôle muet qu’il incarne est taxé « d’étonnant, de révélation », selon l’avis des organes de presse.

Son 32ème texte et son rôle dernier-né…
L’escale 32 dont il signe la dramaturgie s’enchâsse dans une scénographie éclatée, sur le site fabuleux des maisons troglodytes de Matmata, puis des ghorfas (greniers fortifiés de Médenine…). Il rend compte de l’état d’urgence que subit la Tunisie… Co-écrit avec l’Italien Nicola Bonazzi, il est coproduit par Kun Production (Tunisie) et Teatro dell’Argine (Italie) pour les Journées Théâtrales de Carthage (JTC, voir Catalogue p.23)  à l’automne 2015. Il témoigne de l’indescriptible gabegie qui semble régner dans la conscience populaire où le rationnel se mêle aux relents de prophéties apocalyptiques, de fables instructives colportant un bon sens bien désuet et du mythe de l’éternel fratricide.  Le spectateur y est pris en otage et se déplace d’un espace à l’autre sous la pression d’ordres et de contre-ordres.

Le monde apocalyptique d’Escale32
Parmi des personnages fortement marqués de cette saga, Ridha endosse le rôle du « grand enfant ». Vieillard dépendant, symptomatique des couples ordinaires : il est « amnésique du réel, fabulant quotidiennement son rêve fou de devenir président, sous le regard compatissant de sa douce moitié… Ce qui induit les spectateurs à y voir une caricature de Béji Caïd Sebsi (actuel président de la république tunisienne)... »

Le mot est lâché ! Qu’il s’exprime en paraboles ou en faits divers anodins, le théâtre tunisien ne peut éviter d’être politique, dès son émergence au sortir de l’Indépendance du pays au 20ème siècle. Proposant un projet de société, face au magma d’une nation sortant peu à peu de l’analphabétisme, face à l’immuabilité des mentalités hautement formatées, des mafias du pouvoir, il dérange. Et Ridha a posé des actes et ne s’est jamais tu. « Ma pratique artistique est de fond en comble une pratique politique. »

L’écriture
Elle commence par une thèse de doctorat dénonçant le colonialisme culturel arabe ou français, comme autant d’obstacles à l’assise et à l’évolution de la création scénique.

Le terrain étant balisé, il peut entamer son œuvre textuelle. Les arts vivants se caractérisant comme espace de coopération collective, il « n’a concocté ou commis que quelques rares textes en solitaire (Une merveilleuse après-midi, Jannet…) ». Très vite il fonctionne en duo : « La teneur du discours esquissée par les têtes de troupe, le récit, l’histoire, la suite d’évènements, le scénario  appartiennent à Fathi Ben Aziza… puis moi je découpais, aussi bien l’histoire que l’espace et le temps, - je mettais en scènes - en ajoutant les dialogues, en ajustant les rebondissements… c’est ainsi que j’ai appris à écrire pour la scène. »

Écrire : un acte engagé
« Faisant partie d’une équipe de travail théâtral, sur une ébauche dont personne, pris individuellement, ne tient au départ les ficelles, ni les tenants et les aboutissants », ses pièces vont concrétiser cette diversité de points de vue. Elles s’ouvrent sur « des perspectives méconnues », répondent aux attentes profondes de la société. Elles vont tenter « d’aiguiser une conscience plus ou moins aliénée, dépolitisée, vers un effort gigantesque pour se libérer des modèles dominants aussi bien endogènes qu’exogènes… ». Elle est écriture en mouvement, image polyphonique d’une nation… se situe à l’opposé de l’écrivain solitaire qui se congratulerait des trouvailles de son propre texte.

Drame, tragédie ou comédie, la Tunisie ?
L’écrit abouti vers lequel il tend repose sur « la qualité formelle, car elle permet une multitude de lectures possibles ». Le Théâtre est un terreau fécondant, il ne peut se conformer à un discours monolithique.

Être dramaturge c’est « donner du sens, un nouveau sens, avec « un trafic », un montage, une circulation, des ruptures, sur le temps, sur l’espace, sur le mode jeu, le type de personnage, une exposition de textes dont on n’est pas forcément l’auteur, des extraits d’un roman, des lettres, des statuts de facebook, un article de journal, etc… »

Le jeu
Carriériste, Ridha ne l’est pas. Il « existe, demeure, résiste par le Théâtre ». Son objectif, c’est d’abord « de multiplier les êtres, semer de l’arti-culture intensive », là où il vit… Il concrétise, avec l’association arts & cultures qu’il a créée au cœur du second pôle culturel de province (Kalâa Sghira, près de Sousse), une forme de décentralisation. Puis il la lègue ensuite aux jeunes générations. Le « souci du local, de l’environnement vital, de la proximité étant prioritaires » y draine une effervescence notoire qui s’étend actuellement vers le sud.

Zen de caractère et d’attitude, il se garde de toute ostentation. Il marque sa différence par son efficacité à structurer des textes rythmés et dans sa façon toute personnelle à se lancer dans la prestation scénique. Acteur dans 6 films et dans une dizaine de pièces, « durant ces trente-cinq ans d’exercice, c’est le dramaturge qui a fini par prendre le dessus. Je ne le fais pas sans une part de jeu, de volonté de marquer un écart, de changer à chaque fois de style, de langage, de souffle, d’imaginaire… de libéralités et de libertés… »

Jouer : un supplément d’être
Sur scène, « je ne joue pas avec les sentiments, j’éprouve réellement de la délectation à jouer, à apprendre difficilement mon texte, à l’interpréter, à me dégager presque de toute responsabilité, la mettant sur le dos du metteur en scène, me soumettant presque entièrement à ses indications, remarques et critiques, prenant un plaisir fou à répéter, en attendant le jour de la première… J’aime me décharger quand je joue…

Heureux dans toutes les pièces où j’ai joué, malgré les conditions lamentables de production, je m’y sens plus à l’aise qu’au cinéma, ne sachant pas quel bout de mon corps fera l’image. « Je vois rarement ce que je joue, donc je n’ai pas l’occasion d’analyser ces apparitions éphémères. Du moment que le demandeur est satisfait, j’estime avoir rempli mon contrat et parfois payé pour ce travail, basta… Je ne fais pas grand cas de moi en tant qu’artiste. En tant que citoyen si, énormément… »

« Je me sens plus libre et moins épuisé quand je joue. L’écriture me fascine, m’étonne, me comble autant qu’elle me consume… »

La liberté du dire, liberté d’être
Forger un texte voué à s’accomplir sur scène « entre dans la logique du désir. J’écris toujours ce que je veux », souligne Ridha, pour affirmer l’irréductibilité du créateur, même dans cette société communautariste et castratrice qui n’a pas de terme pour l’intime. Son individualité correspond à celle d’Un Homme sans qualités, comme l’indique ce roman de Robert Musil, inachevé pour cause de dictature, son livre de chevet.

Le Théâtre ? Résister…
Impossible à contraindre, Ridha le reste. Comprenez bien qu’il n’a pas forcément été suivi… ni apprécié… Décodez surtout que les médias ne lui ont pas fait la cour !

Jouée en période de couvre-feu, aux Thermes d’Antonin, à Carthage, près du palais présidentiel, L’Escale32 n’a pas fait éclater les feux d'artifice... prévus par la mise en scène. Sécurité !

Que nous prépare-t-il pour l’avenir ?



Un article de  Monak
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