Publicité

Publicité
Le nouveau roman de de Monak à lire absolument

mercredi 25 janvier 2017

Pina, de Titaua Peu




Du mutisme au cri…

Lors du Salon du Livre de Tahiti de 2003, Titaua Peu assommait le landerneau littéraire polynésien de son « Mutismes ». Treize ans plus tard, elle récidive brillamment en lançant le cri assourdissant de son deuxième roman : « Pina ».

À l’époque, malgré le dédain compassé de la plupart des médias et le rejet assassin du Tiki Mag sous la plume de Daniel Pardon, « Mutismes » était épuisé avant même la clôture du salon. Seules les colonnes de l’hebdomadaire To’ere avaient, dès le départ, encensé le livre de la jeune écrivaine, concluant de ces mots le deuxième article consacré à ce roman : Avec Mutismes, la littérature polynésienne est entrée dans l’âge adulte. »

Le journal lui posait alors la question (To’ere n° 101 du 1er mai 2003) : As-tu l’intention de continuer sur la voix de l’écriture ? Et Titaua Peu de répondre : Oui, bien sur ! « Mutismes », cela a été un peu comme une libération. Maintenant, je n’ai plus peur des mots. Je travaille déjà sur un autre livre. Mais cette fois, il s’agit d’une histoire totalement débarrassée de tout élément autobiographique. Naturellement, elle se passe en Polynésie, mais ce qu’elle raconte est universel… »


Le temps de la parole écrite
Il lui aura donc fallu treize longues années pour nous offrir son deuxième opus !

D’aucun se sont même demandé si elle n’allait pas rejoindre la cohorte des écrivains d’un seul livre. Ils se trompaient ! Et la patience des autres fut plus que largement récompensée.

La toute première édition de « Mutismes »
Bien sûr, entre temps, Moetai Brotherson nous offrait, en 2007, « Le roi absent ». Un magnifique roman polynésien qui lève le voile sur un certain nombre de sujets jusque là tabu. Et, en 2011 Chantal Spitz, de son écriture si particulière, signait « Elles Terre d’enfance. Roman à deux encres. ».

Treize ans disais-je : un long et douloureux parcours silencieux pour arriver à « Pina ». Un silence écrasé par les doutes, les interrogations, et aussi rempli par un engagement profond et sans concession au service de convictions politiques inébranlables.

Si les 128 pages de « Mutismes » semblent avoir été écrites d’un seul trait de plume, chaque mot, chaque signe de ponctuation des 368 pages de « Pina » ont été réfléchies, pesées, mesurées, pensées. Et si le premier semble avoir été craché les dents serrées à en briser l’émail, le second résonne comme un hurlement, gueule grande ouverte pour ne rien retenir de la souffrance et de la violence qu’elle engendre, ne rien retenir non plus de l’amour et des profondes blessures qu’il nous inflige.

            « Pina », c’est un tableau sans concession aucune de la société polynésienne vue de l’intérieur. Avec ses ombres et ses lumières. Avec cette crudité douloureuse propre à la plume de Titaua Peu.

Pesant et douloureux : « Pina » de Titaua Peu

Malgré l’évangélisation, la colonisation, la nucléarisation et la corruption, l’auteure nous dévoile, sous les chapes superposées de la misère, de la colère et de l’indifférence, toute la beauté et la grandeur d’un peuple qui tente de survivre dans un vingt-et-unième siècle à l’incommensurable violence. Un siècle auquel il n’a absolument pas été préparé.

 

 

L’avis de Monak

« Pina » c’est géant ! Une toile qui lentement se tisse avec des personnages issus du bout du monde s’imbriquant dans le microcosme de Tahiti. Des figures bien identifiables, embourbées dans le marasme actuel, une polyphonie qui s’emballe et nous tient en haleine jusqu’à la dernière ligne. Avec ses rebondissements insoupçonnés, car finement conduits, elle nous mène par le bout du nez.

Au-delà d’une analyse dense, intransigeante, provocatrice, de la société polynésienne métissée, un manifeste viscéral sur tous les fronts : depuis la mémoire des Anciens, rétifs aux impositions culturelles, cultuelles, sociopolitiques, jusqu’à ce puzzle d’existences sans issue, acculées à une interrogation, au suicide, ou un sursaut de révolte... « Ces vies qui se répètent inlassablement comme des destins qu’on se prête, faute d’avoir à s’échanger autre chose. »

Sensuelle, charnelle, son écriture prend à bras-le-corps, sans faire la fine bouche, épaves, escrocs, écorchés, enfance bafouée et abusée… à fleur de peau, elle nous fait palpiter. À fleur de vie, elle nous arrache des larmes, avec ces encarts en italique qui ponctuent le roman de la poésie cruelle d’″un petit corps suspendu…″ Intimiste aussi, elle nous renvoie à nous, conviés en un clin d’œil complice, un rien humoristique, proche du fou rire décapant. Habitée, vivante, passionnée, rythmée, elle nous surprend jusqu’au « prologue » final ! Auto-dérisoire à la plume comme au vécu, Titaua décortique les déclics de l’écrivain, au fil des confidences d’un de ses personnages. Géant ! »

 

Titaua Peu Parle de Pina au Salon du livre de Tahiti

 

En guise de remerciements

« Pina » n’est pas un livre comme les autres. Mais il est vrai que son auteure, Titaua Peu, n’est pas non plus une personne comme les autres. Avant d’ouvrir ce roman, soyez certain d’avoir le temps d’aller, d’une seule traite, jusqu’à la dernière ligne, faute de quoi vous vous en voudriez d’avoir quitté cette histoire avant qu’elle ne soit finie. Si tant est qu’elle le soit.

 

Comment conclure autrement que par ces simples mots : « Merci Titaua pour ce magnifique ouvrage »… En attendant le prochain avec impatience !


Un article de Julien Gué

Pour vous procurer le livre de Titaua Peu, cliquez sur le site éditeur : Au Vent des Îles

Tous droits réservés à Julien Gué. Demandez l’autorisation de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.


lundi 23 janvier 2017

Chantal T Spitz



La volupté d’être

Si Chantal T. Spitz se fait connaître grâce à une publication quasi autobiographique avec “l’île des rêves écrasés” (1991), ses “Cartes postales” (2015) sont axées résolument sur ses semblables. Mais sa création littéraire, originale il faut le dire, ne s’en tient pas à l’édition. Elle se dit, elle se met en espace. Elle vit.

Constamment, elle fait entendre sa voix par des lectures publiques, des essais, des morceaux poétiques, des prises de position, des articles… Depuis toujours, une interaction complexe et évidente entre vécu, engagement et écriture : elle se dit à travers son pays et inversement révèle son fenua, sa patrie, à travers ses bribes de texte, telles Pensées inutiles et insolentes (2006).

Les résonnances de « Pīna'ina'i »
Du côté de la fiction, c’est d’abord Hombo (2002), ou les affres d’une jeunesse qui se perd, les taure'are'a et leur crise d’adolescence. Puis, Elles, Terre d’enfance, roman à deux encres (2011), les femmes, la femme, ses amies… Un challenge réussi avec les nouvelles de Cartes postales. Une forme littéraire revisitée, petit bijou formel portant, avec éclat et à mots crus, la fragilité et la douleur de sept destins polynésiens. Avec pétulance, comme pour L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, la quête de l’amour, la reconnaissance par l’amour en filigrane.

La symbolique
Son livre fait acte de non-conformisme sur le plan de la forme, du rythme, des sonorités, des images et des sens. Un beau palmarès ! Cartes Postales se lit à plusieurs niveaux, ce qui en fait sa profondeur, sa qualité, sa prodigalité. Mais si l’élaboration en est complexe, elle ne se ressent pas. La lecture est facile. Cette aisance tient dans la subtilité de l’écriture : un art consommé et sans défaut.

 La symbolique constitue à elle seule un niveau de lecture. Laissez-vous guider par les éléments primaires que sont l’eau, l’air, la terre, le feu. Ils dessinent le contexte insulaire habituel, mais dans leurs métamorphoses, tels qu’ils apparaissent ici, ils créent une atmosphère inquiétante et chargée. Tangibles, mouvants, ils sont des agents de crise et de bouleversement. Ils s’adaptent exactement à la configuration du personnage principal de chaque nouvelle : lumière et fluides glauques pour l’hétaïre vieillissante ; nébuleuse, touffeurs et remugles pour Nadia ; métal, terre et sueurs ; blancheur, saveurs et feux ; ciel, océan, soleil ; éther et boue, ardoise et chair ; étoiles et pierre. Qu’ils soient rapidement évoqués ou itératifs, ils posent un décor prégnant. Rien à voir avec ce repoussoir mièvre qu’est le cliché exotique.

Au Salon International du Livre Océanien, la 2e pieuvre du prix Popaï**
Peut-on parler de symbolique à rebours ? Ces images nous imprègnent et nous déstabilisent. Cette métamorphose de l’étrange fait émerger des effets qui pourraient sous-titrer ainsi chaque nouvelle : clinquant, vénalité, matérialisme et pseudo-philanthropie, vertus ménagères de la domesticité, dogmes de la procréation, non-dit du viol et disparition. Le texte s’enrichit d’une lecture des signes, d’une relecture signifiante.

Chantal T. Spitz définit ainsi son livre : « les cartes postales n’ont pas vocation à être une diatribe ou un réquisitoire contre la société dans laquelle je vis. elles sont des tranches de vie qu’on pourrait classer dans la rubrique « faits divers » et considérer comme des accidents de parcours. elles sont pour moi l’occasion d’essayer d’imaginer le chemin intérieur les sentiments pensées aspirations désespérances de chaque humain qui traverse ces expériences »

« le sentiment de vécu vient sans aucun doute de ce que ces cartes postales sont fabriquées à partir de réalités dans lesquelles je vis depuis quarante ans même si je les transforme en usant de la liberté de l’auteur. seule ‘’Nadia’’ relate un fait divers réel »

La chair
Concises comme le recueil, nettes, précises, les nouvelles exaltent la sensualité. Loin de la stérilité confite qui occulte le droit au bonheur. Érotisme d’autant plus intense qu’il est mis en échec ou émasculé. Couleurs, odeurs, saveurs, contacts sont mis à contribution pour rendre compte des états d’âme, de la force du désir et du délitement des sentiments. Car sexe et sentiments sont un tout. S’opposant à la formule clin d’œil de l’auteure : « soleil sable sexe ».

Les corps triomphants sont remodelés par l’orgasme, mais aussi par le silence, les plaies, la douleur, la déliquescence. Devenus proies, objets, détritus, ils s’altèrent, se décomposent, s’anéantissent.

Belles et rebelles… une île, une plume.
« l’action est la part la plus visible évidente de la vie d’un humain mais plus que cette part visible j’ai une passion pour l’humain dans son entier et particulièrement pour son intériorité à l’origine des actions des comportements des choix de vie
est-ce que cela fait de moi une contemplative ? je n’en sais rien »*

La musique des mots
Comme pour pallier le désenchantement du monde, Cartes Postales cultive une musicalité indéniable : elle est cette petite voix intérieure qui accompagne votre lecture. Loin d’être artificielle, elle souligne la puissance imaginative, affective, sensorielle du propos que tient Chantal T. Spitz. Comment procède-t-elle ? D’abord par la disposition typographique qui induit ses blancs, ses rythmes, ses mises en valeur, ses arrêts. Ensuite par le choix même des termes, de leur contiguïté sonore, de leur retour, de leur proximité paronymique.

Ce mode incantatoire accentue la portée du discours, stimule les affects du lecteur, en se coulant dans le monologue intime de chacun des protagonistes. Suivant sans interruption le cours de leurs pensées, ils ressassent leur complainte. Écrasés par leur situation, mus par des soubresauts, dépassés, il leur faut du temps pour formuler peu à peu leur désarroi et leur décision. Car leur destin n’est pas fixé : il vacille, avance pas à pas et se noue sous vos yeux. Parallèlement, cette même absence de ponctuation laisse au lecteur la liberté de moduler son propre tempo, de participer activement à l’écriture : de la réécrire...

Nouvelles extraordinaires des oubliés
« pas d’agressivité dans les retours pour cet ouvrage même si certains lecteurs insistent sur la dureté des portraits. quelques uns ont eu du mal à se remettre de la lecture certains essaient désormais de porter un regard autre sur la société. les commentaires portent plutôt sur le style d’écriture »*
« en fait je me contente d’écrire et je laisse le soin aux autres d’analyser d’expliquer de commenter »*

Et la forme de l’écriture, parlons-en : « je n’ai pas ‘’opté pour ce choix’’. cette écriture s’est peu à peu imposée au fil de l’écriture comme un besoin de minimalisme de la forme pour privilégier le sens
c’est la meilleure façon pour moi d’essayer de partager ce qui me traverse même si j’ai parfois l’impression qu’il y a une inadéquation permanente entre ce que je veux dire et les outils à ma disposition pour le faire »*

Le tragique existentiel
Même si la chute n’est pas prévisible, sauf si vous êtes particulièrement intuitifs, les différents récits sont en perpétuel flottement et se noient dans la spirale irréversible de l’échec des relations individuelles et sociales : violence psychique larvée, effective, ou passage à l’acte. Dans ce panorama de la dérive, de la détresse et de la cruauté se profile un semblant d’issue. Mais elle est destinée au lecteur, s’il veut bien prendre la peine de se remettre en question. Les actants, eux, sont laminés : par la mauvaise foi et le rejet ; l’escroquerie ; la vénalité ; le narcissisme ou sa perversion ; la maltraitance ; l’inaccessible.

Elle : femme, mère, amante et Elles…
« on me dit pessimiste je me vois lucide. la mort et la vie sont intimement liées puisque l’une n’existe pas sans l’autre et tout chemin de vie les entremêle de façon plus ou moins intime. parfois la désespérance est la plus forte d’autres fois l’envie de vie l’emporte. chacun porte en lui sa propre capacité à vaincre ou se laisser broyer par les épreuves
les personnages des cartes postales ne sont pas tous dans l’impuissance et essaient de construire des « lendemains meilleurs » même si parfois ils semblent dépassés par leur vie
ils sont aussi très océaniens dans leur capacité d’acceptation et non de fatalisme qu’on nous prête souvent et de résilience »

Aux égouts les tabous !
Chantal T. Spitz, non sans humour d’ailleurs, projette ses petites bombes qui bousculent les tabu. C’est l’aspect solaire de ses nouvelles. Elle se fait l’écho du/de la transgenre, de l’amour bafoué, du nourrisson marchandise, de l’épouse humiliée martyre de son conjoint, de la consomption du couple, de l’enfant abusée, des mariés de la mort.

Elle malmène cet instinct grégaire complice, cette morale taiseuse qui blâme les infortunés, censure le langage et occulte par-là même la réalité, l’intégrité de ceux qui sont montrés du doigt. Cartes Postales c’est la réhabilitation des sans-riens face à la « colonie de bulbuls en chamade ». On croit en entendre les tambours voilés… À travers la blessure, l’abandon, le meurtre, le suicide, l’abjection, se profile la cicatrice… la résilience, l’instinct de vie ou plutôt de survie.

L’écrivaine à la scène comme dans la vie…
Le combat est mené à coups de licences grammaticales. La progression des récits au gré de mots-clés, de métaphores et de référents mythiques, d’assonances et de dissonances, de structures en symétrie, de figures de substitution, de formules banales pointées en italique… et là, (très fort, il faut l’admettre, jubilatoire même !) : par non-dits…

Sa galerie d’écorchés, elle n’en fait pas des cas sociaux. Ils ne sont pas différents de nous. Nous nous reconnaissons en eux avec nos pulsions, nos faiblesses, nos dépendances affectives et nos envies de meurtre.

Pas de point final…
Pas de point final au recueil et tant mieux ! Augure d’histoires à n’en plus finir… La liberté d’être soi… comme chacun le veut, comme chacun l’est.

Ce n’est pas seulement la beauté du texte qui nous arrache des larmes, mais l’impertinence, l’impudence de l’auteure qui nous jette à la tête la volupté des bourreaux que nous sommes … avec ou sans « le moment où l’alcool a envie de pleurer »

Chantal slame à la minute 3…
Une audace d’écriture et d’écrivaine s’aventurant dans l’image peu reluisante de notre humanité. Car nous voilà tous concernés. Insulaires autochtones mais aussi popa'ā sans scrupules qui derrière la façade, agitent leurs vieux démons.

« il ne s’agit pas de ‘’raconter’’ des histoires il s’agit de donner vie à des humains à côté desquels nous passons tous les jours et que souvent nous ne voyons pas parce qu’ils dérangent l’ordre social que nous avons appris à vouloir multiethnique pluriculturel harmonieux »*

Litanies embarquées sur les vaisseaux du cœur, prière païenne à la vie !


Un article de Monak

Tous droits réservés à Monak. Demandez l’autorisation de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.

NB : Vous faisant grâce de mes questions, les passages en italique* sont tirés de l’interview que Chantal T. Spitz m’a accordée.
** Au Salon International du Livre Océanien, la 2e pieuvre du prix Popaï (oct.2016) lui a été attribuée pour l'ensemble de son œuvre et sa contribution à la réflexion en Océanie.
À lire aussi, à propos de « L’Île des rêves écrasés », un autre article de Monak (2011) : « Les chimériques des motu »