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Le nouveau roman de de Monak à lire absolument

jeudi 25 février 2016

Matahiapo de Pirae



Des Aînés, une fête…

Être Aîné en Polynésie, c’est un statut… une façon de vivre, d’embrasser la vie à bras-le-corps… et ça se fête ! Pour s’en assurer, voyons comment les Matahiapo (les aînés) chamboulent l’ordonnancement d’une consécration.

En ces îles du Pacifique Sud, rendre hommage à l’âge, à la beauté, à la performance artistique ou sportive, s’accompagne souvent d’une élection. Sauf, qu’à Pirae, cette année est une grande première. Nous la devons à la fédération Te Ui Hotu Rau No Pare Nui (La jeunesse montante de Pirae), qui, « pour la première fois où elle est porteuse de l’action* », innove avec la Miss Mama et le Mister Papa. Oui ! Les jeunes se mettent au service de leurs prédécesseurs, dont la juvénile Miss Pirae 2015...

La beauté au cœur
Pour mettre tout le monde en forme dès le matin, l’événement s’agrémente de conseils préventifs, dont nous avons tout oublié, s’agissant de la maladie d’Alzheimer… Il est suivi d’un festin convivial et d’un petit discours d’encouragement du Maire et Président du Gouvernement de Polynésie française… Pour augmenter encore la pression de cette date où les audacieux vont se mettre en scène en fin de journée, elle se pimente de courts intermèdes de musique, de danse, et d’un numéro d’humour.

Sous l’auvent imposant de la Maison des Jeunes, en chaise roulante, en béquille, en attelle, accompagnés, requis par les services municipaux et les associations, se sont-ils presque tous rejoints. Eux, les Aînés… qui ne se nomment ici, ni séniors, ni aïeuls, ni anciens comme dans le jargon d’autres pays francophones, mais arborent la vitalité de cette appellation : celui qui ouvre la voie de l’ascendance, de la fratrie, le modèle en quelque sorte.

Une coquetterie de chapeaux
Ce n’est pas exactement de la Journée Internationale des Personnes âgées, instituée par l’ONU (91) et précédemment par la France (87), ni même des détails circonstanciés dont vous avez lus le contenu dans vos quotidiens, dont je propose de vous entretenir… mais de la façon dont les matahiapo se sont appropriés les moments forts de cette manifestation.

Chez les Aînés, en effet, on prend son temps, on sait le prix de la vie,  du bonheur, du chagrin et… malheureusement, des absents.

Des vécus très divers
Ils ont plus de soixante ans, mais ne sont pas forcément issus des mêmes milieux. Comme nombre de Polynésiens, la plupart entretient encore des liens forts avec leurs familles. Excepté pour certains et pour quelques résidents d’origine extra-insulaire, tel ce popa'ā (occidental) qui s’invite à une tablée de femmes, veuf comme elles. Ils ne se retrouvent pas tous avec leurs proches, ni leurs connaissances.

Une vedette un rien stressée.
 Certains ne sont pas sortis depuis longtemps. Certains ont du mal à rester assis. Certains relèvent de maladie et se sentent comme dépaysés, par la lumière malgré le temps changeant, par l’affluence, par la proximité des regards… par ces attentions dont on leur fait preuve et qui les étourdissent. Aujourd’hui est l’exception, elle décale leur rythme coutumier : elle rompt leur solitude ou le train-train dans lequel ils sont casés.

Sur ses 14 129 habitants, « la commune de Pirae compte près de 2 000 matahiapo. Notre budget ne nous permet pas de les inviter tous la même année, mais d’en sélectionner seulement 350. Pour la suivante, nous essayons de varier les invitations afin que tous puissent bénéficier de ce tāmā'ara'a (festin). Quant à ceux qui sont alités, nous nous organisons pour préparer leur plat et nous les livrons à domicile afin qu'ils ne soient pas écartés des festivités et puissent apprécier la richesse culinaire de notre fenua. »

Un style perso
Le mā'a (repas) délie les langues. On évoque les disparus, les liens de parenté, les événements ou les appartenances communes à telle ou telle entreprise, les habitudes qui pourraient alimenter des relations nouvelles, pour couper avec la solitude… puis les voix s’estompent avec la reprise de la musique.

S’évanouissent les douleurs, les handicaps, les désagréments de la sénescence… pour faire place aux souvenirs et au pain quotidien.  Les yeux dans le vague, le vague à l’âme fait place au sourire.

Un grand éclat de rire
Place à la vie ! Sur le parterre comme en coulisse ou sur les tréteaux du défilé, ils font preuve de naturel. Car rien n’est pire que cette suffisance du paraître. Ils abaissent leurs cartes : leur enjeu, c’est d’être… tels qu’ils sont. Ils n’ont rien à prouver. Sauf qu’ils savent que les spectateurs leur donnent tout leur crédit pour les représenter, eux, « leurs familles, leurs quartiers ».

On y danse
Ils sont d’abord huit à se présenter : Viora Tanepau et Georges Titi, May Tahiata et Kahueinui Burns, Audette Tetauira et Edmond Vaki, Jeanette Tautu et Gervès Tautu. Et en toute simplicité, à la dernière minute, une ultime candidate, Augustine Mapu s’ajoute au palmarès… sollicitant un danseur fantaisiste du parterre à l’accompagner sur le podium.

Ici, dans le monde des aînés, les valeurs ne sont pas à la compétition, mais à la convivialité. Les costumes reflètent la vie ordinaire. Les barrières n’existent pas : la foule rassemblée est leur miroir. Et la consigne est l’allégresse. Coachés ou non, préparés ou pas, la règle est la même : être heureux et être à la hauteur de la confiance que chacun leur porte.

On s’y lâche
Faut-il préciser que les Matahiapo ne sont pas venus pour se montrer, mais pour partager leur entrain, mettre du baume au cœur de chacun et dérider les plus chagrins et les plus oubliés. Ils l’ont confié en coulisse, ils sont là pour s’amuser. Et le jeu n’appartient pas qu’aux enfants. Il est beau comme l’innocence… Il est divin comme la sagesse.

Les inoubliables
Comme le souligne Wailea Haapa : « Au niveau des répétitions, les matahiapo s’en sont donné à cœur joie. Véritablement ancrés dans leurs rôles, nous avons senti comme une deuxième jeunesse s'épanouir en eux. Nous n'avons eu aucun problème de ce côté. C'était un pur bonheur. »

« Ce sont eux les Rois »
À n’en pas douter, « ce sont eux les Rois », affirme Wailea Haapa, en laissant transparaître un rire ! Et leur empire c’est cette communauté d’émotions distribuée comme une manne, hélas une fois l’an ; c’est bien peu, c’est bien court.

Les candidats
Où est donc passée la tradition du fare pōte'e, cette grande case rassemblant la population, orchestrant les grands événements de la vie communautaire et conçue pour le dialogue et l’accueil ?

Ils en sont bien conscients et leur prestation s’adresse aux générations « montantes ». Leur dernier passage en couple, pour l’élection, est relevé par un message, concocté par leurs soins et il n’est pas anodin. Ils y confient leurs angoisses des dérives sociales, mais surtout ils y livrent leurs espoirs et leurs encouragements à la jeunesse d’aujourd’hui. Belle leçon de conciliation !

Des messages de tolérance
Malgré un brin de trac, ils poussent sans hésitation la porte qui les mène à la reconnaissance publique. Enfants du pays, c’est la conviction de leur appartenance qui les pousse à porter leur choix sur des vêtements actualisés, représentatifs de l’insularité, entre mer et montagne.

Et ils jouent sur leur passé, leur présent, se délurent, prennent des risques, se libèrent des injures du temps, de leur fragilité, entre pantomime et gros éclat de rire.

« Talent show », l’art et la manière…
Belle prestation aussi que ce passage Talent show où leur dextérité artisanale ou artistique est mise à l’épreuve. Tisser une balle et une fleur végétales en 2 minutes, c’est tout de même un exploit ! Accompagnés par les « Famous Music », un groupe d’Jeunes. Danser, chanter avec guitare ou a capella : les frissons d’émotion me parcourent encore !

«Nos R ū'au, notre mémoire…»
Elle est bien vive, la mémoire des Rū'au (des Anciens) ! Leur esprit d’à-propos aussi. Tous les ressorts de la bonne humeur, de l’espièglerie, de la convivialité y concourent. Et les spectateurs y participent, de leur chaise, avec enthousiasme. Et parfois, en taquinant la danse…

Matez et ses humeurs gouailleuses
Et ils jonglent avec leurs vis-à-vis. Déjà bien impulsés par les « Tupuna Ukulele » (Ukulele des Ancêtres), ce petit chœur instrumental de leurs semblables. Bien aiguillonnés par le sketch parodique de leur frère Matez, ne faisant pas de cadeau à la politique.

Les Matahiapo, alors, de bons vivants ? Alertes à rire de bien des choses et d’eux-mêmes. Tranquilles dans leurs baskets et leurs nu-pieds, coquettement ceints de feuillages, de couronnes florales et de paille, savoureusement modestes et attendrissants.

Des embrassades
Prêts à passer le flambeau, ils le font avec brio. Pas de fausse note. Ils n’en rajoutent pas. Ils jouent le jeu à fond. En toute convivialité.

« Pari gagné. »


*Je voudrais exprimer mes vifs remerciements à Wailea Haapa, dont les propos figurent entre guillemets. Chef de Projet, rassembleur des voix et des contributeurs de la Fédération qui ont répondu chaleureusement à mes questions.

Un article de  Monak

Tous droits réservés à Monak et Julien  Gué. Demandez l’autorisation des auteurs avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.


lundi 22 février 2016

Rapa Nui




Les silences de l’histoire

Tout le monde a entendu parler des mo’ai de l’Île de Pâques et des mythes qu’ils ont engendrés. Le passé plus récent de cette île et de son peuple comporte, lui, des zones d’ombre que l’État chilien, son armée et l’Église auraient clairement préféré laisser dans l’oubli des coulisses de l’histoire.

C’est à ces zones d’ombre que nous nous intéressons aujourd’hui. Cependant, une fois n’est pas coutume, il n’est pas possible de commencer cet article sans parler de ceux qui se battent depuis des années pour que vérité soit enfin dite sur l’histoire récente de Rapa Nui. Bien sûr il y a les Pascuans eux-mêmes, mais je voudrais rendre hommage à deux personnes sans lesquelles je ne serais pas en train d’écrire ces lignes, sans qui le documentaire « Rapa Nui : l’histoire cachée de l’île de Pâques » signé Stéphane Delorme et Emmanuel Mauro n’aurait jamais existé, je veux parler de Maria Rapa Nui Haoa Pakomio et de son époux Gilles Bordes.

Gilles et Maria chez eux à Tahiti
Il est important de savoir que c’est à l’initiative de Gilles et Maria que ce film a vu le jour. C’était leur volonté que la mémoire et la parole des Pascuans ne se perdent pas. Ils ont donc cherché un réalisateur. Ce sont eux qui ont tout organisé à Rapa Nui et financé intégralement le voyage et le séjour de l’équipe. Eux encore qui ont servi de guides et d’interprètes pendant toute la durée des repérages et du tournage. Il leur a fallu également convaincre les Pascuans de combien il était important que ce témoignage existe. On peut donc considérer qu’ils sont, pour le moins, coproducteurs de ce film. Pourtant, c’est à peine si leurs deux noms apparaissent, bien vite et en petits caractères, dans les dernières secondes du générique de fin…

« Rapa Nui : l’histoire cachée de l’île de Pâques »
Aujourd’hui encore, ils se battent pour que le film soit projeté le plus largement possible. Notamment au Chili où il n’a toujours pas été programmé par les télévisions locales ! Ainsi, des projections sont organisées en milieu scolaire et universitaire avec la présence de Gilles et Maria. Là encore, ce sont eux qui sont les organisateurs de ces séances. Alors : chapeau bas à tous les deux. Et c’est pour répondre à leur souhait qu’il soit diffusé le plus largement possible, et surtout qu’il soit enfin vu par les Chiliens eux-mêmes, qu’il est ici accessible en version intégrale.

Pour en arriver à ce 52 mn, des dizaines d’heures d’entretiens ont été enregistrées. Ces entretiens, avec les anciens de l’île ont été menés par Gilles et Maria en espagnol ou en rapa nui. Il a donc fallu les traduire, puis faire une sélection des sujets et des témoignages à conserver dans le film.

Parmi les sujets qui sont à peine effleurés dans le film de Stéphane Delorme et Emmanuel Mauro, celui de la léproserie et de ses usages pervers par les autorités civiles, militaires et religieuses chiliennes n’est pas le moins choquant. Maria nous en a parlé dans une interview (en français) que nous vous livrons ici en exclusivité.

La léproserie de Rapa Nui
Cet enregistrement a été réalisé dans de très difficiles conditions acoustiques, ce qui explique la mauvaise qualité du résultat, j’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur.

Parmi les craintes exprimées par Maria Haoa Pakomio concernant l’avenir de son pays et de son peuple, il en est une qui semble se vérifier de plus en plus : l’implantation inexorable des modes de fonctionnements occidentaux liés à la propriété et au profit au sein de la société pascuane. Une mutation sociale et humaine qui est en train de faire table rase des valeurs ancestrales pour ne les remplacer par rien sinon la défiance, la jalousie et la destruction d’un environnement pourtant fort menacé et qui fut déjà grandement fragilisé dans le passé.

L’enjeu de la mémoire est double. En premier lieu, les jeunes Pascuans sont en train d’effacer tout un pan de leur histoire récente, et la responsabilité en incombe d’abord à leurs parents qui aimeraient tant bénéficier des « bienfaits » du monde moderne… En second lieu, il est primordial de briser l’omerta qui pèse sur ce sujet et permettre au peuple chilien de savoir, enfin, ce que son pays a fait à Rapa Nui. Car, en effet, pas un mot sur l’histoire de cette île mythique et de son peuple dans les manuels d’histoire des écoles chiliennes. On se demande bien pourquoi !...

Joël Huke ou la mémoire du peuple Rapa Nui
Sur l’île elle-même, la mémoire de ces événements pourtant récents se perd aussi. Heureusement certains, comme Joël Huke, se souviennent encore et continuent de raconter, en paroles et en chansons, comment quelques rares Pascuans ont réussi à tromper la vigilance des militaires chiliens et à fuir leur île-prison. Bien peu, parmi ceux-là, ont survécu à l’aventure. Mais combien de Chiliens en connaissent l’histoire ?...

J’espère sincèrement que ce modeste article permettra aux Chiliens de soulever, un tant soit peu, un coin du voile qui occulte l’histoire liée de leur pays et de Rapa Nui. Et qu’il leur donnera envie d’en savoir plus, beaucoup plus, sur ce peuple étonnant qui nous a laissé bien plus que les mo’ai, monumentales statues silencieuses…


Un article de  Julien Gué

À propos de Rapa Nui, lisez aussi nos autres articles dont voici les liens :
Petite histoire de l'île de Pâques


Tous droits réservés à Julien Gué. Demandez l’autorisation de l’auteur avant toute utilisation ou reproduction du texte ou des images sur Internet, dans la presse traditionnelle ou ailleurs.